• Aucun résultat trouvé

Chapitre II : Les conditions de l'imprévision

C. Le risque contractuel

Contracter c'est prévoir, constata Ripert178. D'après lui, l'utilité même du contrat est celle de protéger le créancier contre l'imprévu. Quelle que soit donc la solution adoptée, le but de chaque théorie de l'imprévision est celui de remédier à un déséquilibre que les parties n'ont pas pu normalement prévoir. Par conséquent, dans la mesure où il s'agit d'une mesure d'exception, l'intervention dans la volonté des parties devrait être la moins importante possible. C'est pourquoi ce n'est pas tant le risque de l'imprévisible qui peut être pris en compte, mais plutôt le risque « anormal ». Si nous prenons l'exemple d'un agriculteur qui vend ses légumes à une grande centrale d'achat, en accord avec la théorie de l'imprévision, nous pouvons le dispenser de la responsabilité contractuelle envers son cocontractant si, à cause d'une sécheresse, il n'a pas pu livrer autant de légumes qu'il avait promis. Mais nous ne pouvons pas le dispenser du contrat si au moment de la récolte, il s'avère que le prix que son cocontractant lui a accordé est au dessous de la valeur de ses produits sur le marché, et qu'il a donc tout simplement fait une mauvaise affaire. Il s'ensuit que nous ne pouvons pas réviser un contrat qui prévoit expressément l'imprévu et qui par suite procède au partage des risques179. Le problème se pose quand les contrats ne partagent pas ce risque de manière explicite. Le juge, en interprétant le contrat, peut-il donc l'attribuer à l'une des parties?

L'interprétation des conventions est une autre question juridique. Pour les besoins de ce mémoire, nous allons seulement montrer dans quelle mesure l'interprétation des conventions peut contourner la théorie de l'imprévision. C'est de nouveau le droit espagnol qui propose l'approche le plus rigoureuse à cet égard. Dans la plupart des cas où il est question de l'imprévision, les tribunaux espagnols essayent toujours de répartir le risque en s'épargnant le besoin de justifier l'application de la théorie de l'imprévision. Ainsi, le Tribunal Suprême constata par exemple que dans un contrat de cession de droits d'auteur, le producteur d'un film assume le risque des

178 Ibid., nº 84.

difficultés rencontrées lors de la production180. De même, le changement du plan architectural d'un immeuble en construction rentre dans les aléas normaux d'un contrat de vente immobilière, tant que le changement induit n'affecte pas directement les lots faisant l'objet du contrat, même si cette circonstance s'avère déterminante pour le vendeur181. Dans la sentence du 16 octobre 1989, le Tribunal Suprême constata que la vente de deux navires au motif de l'altération des circonstances par une société navale sur laquelle pesait une obligation de les garder et de ne pas altérer leur position géographique, ne constitue pas une circonstance imprévisible, compte tenu que le risque d'un tel changement est inhérent à l'activité menée par l'entreprise concernée et que la situation économique délicate du secteur naval était connue depuis le début des années 1970182. De même, l’augmentation des prix dans le secteur de la construction ne constitue pas une circonstance imprévisible dans un contrat de construction183. Une approche aussi stricte a fait que la plupart des recours présentés devant les tribunaux ont été rejetés.

En France, même si l'imprévision n'est pas admise, l'interprétation des conventions permet de limiter certaines conséquences de survenance de l'imprévisible184. Dans les arrêts de la période d'occupation, les tribunaux, en interprétant la volonté des parties de contrats qui prévoyaient la compétence des tribunaux de la Seine, ont permis la saisine des tribunaux de la zone libre185. De même, dans un cas de cession de droits d'auteurs en vue d'une adaptation d'un roman sur grand écran, conclue avant l'apparition du cinéma sonore, les juges ont refusé d'étendre ladite cession au cinéma sonore186. Il faut cependant remarquer que, dans les cas précités, il n'est pas question d'un déséquilibre entre les prestations, mais seulement du changement des circonstances au moment de l'exécution du contrat.

Le droit polonais laisse également la question du partage du risque contractuel à l'interprétation judiciaire. Ce qui est intéressant, c'est surtout l'interprétation que les juges polonais ont donnée aux contrats aléatoires. Pour la plupart des théories en matière d'imprévision, ainsi que pour la plupart des législations qui l'ont adoptée, la 180 STS, 29 janvier 1996, RJ 1996, 737. 181 STS, 14 décembre 1993, RJ 1993, 9881. 182 STS, 16 octobre 1989, RJ 1989, 6927. 183 STS, 27 mai 2002, RJ 2002, 4572. 184 Mouralis, op.cit., nº 4.

185 Cass.soc., 11 juin 1942, DC 1943.135, note J. Flour.

possibilité de la révision pour l'imprévision des contrats aléatoires est exclue187. Cette solution n'est guère étonnante puisque l'essence même d'un contrat aléatoire consiste à l'acceptation des risques survenus de manière imprévisible postérieurement à la conclusion du contrat. Il serait donc contradictoire de permettre la révision d'un contrat dont le seul but est celui de spéculer sur l'imprévisible. Cependant, l’art. 357¹ KC a été rédigé de façon très générale et dans ses alinéas il se réfère seulement à la notion de contrat. En plus, il n'y a aucune stipulation dans le KC qui exclut expressément du champs d'application de l'art.357¹ les contrats aléatoires. En l'absence d'interdiction, la jurisprudence de la Cour Suprême a donc admis la révision pour l'imprévision des contrats d'assurance188. En l’espèce, il était question des contrats d’assurance qui stipulaient le montant maximal de l’indemnité et c'est cette clause qui a fait l'objet de révision judiciaire. Même si cette solution est très critiquée par la doctrine, la Cour Suprême l'a confirmée par un arrêté formulé par 7 juges en 1994 (précité), il est donc très peu probable qu'elle revienne sur sa position189. Face à cette jurisprudence, il est très difficile de cerner les frontières de l'interprétation judiciaire de la notion du risque anormal d'un contrat. Si les tribunaux sont aptes à admettre la révision pour les contrats purement aléatoires, la distinction entre risque normal et risque anormal perd sa raison d'être. Les juges pourraient donc admettre la révision non pas parce que le changement des circonstances dépasse l'aléa normal du contrat, mais parce qu'il serait injuste de laisser subsister un contrat déséquilibré, ce qui, à notre avis, est contraire au principe de l'autonomie de volonté.