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Comme le souligne Cicurel (1998), le « risque émotionnel » est élevé en classe de langue : des thèmes variés, liés à la vie privée des participants, franchissent la porte de la classe et peuvent susciter des réactions affectives. Le rapport aux relations de couple, à la sexualité, au corps, voire même des thèmes qui peuvent sembler anodins (amis, famille, âge...) peuvent provoquer la gêne, la colère, la tristesse – émotions qui pourraient venir perturber le cours et ne pas pouvoir être gérées par le professeur.

Face à ce risque, l’enseignant tente en général d’éviter les sujets qui pourraient susciter, chez lui ou chez les apprenants, une réaction émotionnelle trop forte. Il va également avoir tendance à censurer ses ressentis intenses ou négatifs. L’expression d’émotions personnelles négatives de la part de l’enseignant est en effet mal perçue par les apprenants (Sorensen, 1989 ; Lannuti et Straumann, 2006). Cette crainte du surgissement d’émotions négatives ou difficilement contrôlables en classe a également fait surface dans les différents entretiens menés, posant la question du contrôle émotionnel que l’enseignant peut vouloir exercer sur ses révélations personnelles.

3.2. Acceptabilité des « révélations de soi » : le contexte d’enseignement

De plus, la dimension « sensible » et potentiellement « choquante » associée aux « révélations de soi » varie en fonction des contextes culturels : les normes, les attentes, la perception du niveau « limite » d’intimité et de l’acceptabilité de certaines « révélations »

ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre (Lannutti et Strauman, 2006). Rahimi et Bigdeli (2016) insistent sur le fait que les révélations personnelles doivent être utilisées en étant particulièrement attentif au contexte d’enseignement. La grande majorité des enseignants qu’ils ont interrogés ont d’ailleurs estimé qu’il fallait prendre en considération les origines et la sensibilité culturelle des étudiants avant de se livrer à des révélations personnelles.

D’autres critères relatifs au public d’apprenants (âge, niveau d’apprentissage, etc.) peuvent influer sur le recours aux « révélations de soi ». Le contexte politique et institutionnel d’enseignement joue également sur la possibilité et la volonté des professeurs de dévoiler des informations personnelles : ils éviteront de trop partager si cela risque de se retourner contre eux ou de porter dommage à leur crédibilité (Rahimi et Bigdeli, 2016).

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A l’issue de cet état des lieux de la recherche, nous avons mis en évidence le fait que l’enseignant se définit, au-delà de son identité située et institutionnelle, par les identités multiples qu’il peut donner à voir – ou au contraire tenter de garder secrètes – en classe de langue. En adoptant le rôle de « participant », l’enseignant s’implique dans l’interaction avec les apprenants à travers une prise de parole personnelle. Emerge alors un nouveau « type » de discours : les « révélations de soi ». Celles-ci apparaissent comme un outil à double tranchant. D’un côté, leurs vertus en classe de langue semblent nombreuses : intérêt renforcé des apprenants, motivation et participation plus élevées, création d’un relationnel au sein du groupe classe, facilitation de l’apprentissage... Pourtant, les « révélations de soi » ne sont pas exploitées par tous les enseignants, et sont souvent mal – ou trop peu – mises à profit (Cayanus et al., 2009 ; Jebbour et Mouaid, 2019).

Et pour cause, le recours à un discours personnel en classe peut s’avérer particulièrement risqué pour le professeur. D’une part, comme le souligne Richards (2006 : 30), cela peut exiger de l'enseignant une implication personnelle beaucoup trop importante, notamment en termes émotionnels, relationnels et moraux, et conduire à un chevauchement entre des identités incompatibles. D’autre part, les risques de surgissement de l’émotion, de fragilisation du statut enseignant, de jugement négatif porté sur son identité personnelle, de non pertinence – voire de contre-productivité – des « révélations de soi » pour l’apprentissage de la langue peuvent détourner l’enseignant de cette pratique.

Cette première partie a ainsi mis en exergue les différents points de tension, les divergences et les contradictions qui se cristallisent autour des « révélations de soi » de

l’enseignant. En effet, ce dernier se retrouve régulièrement face à des dilemmes lorsqu’il envisage de « se dévoiler ». Il s’agit de « situations perçues par l’enseignant comme étant problématiques, dans lesquelles des croyances, des buts ou des indices contradictoires entrent en compétition », prenant parfois la dimension d’un « conflit d’ordre éthique » entre des valeurs jugées équivalentes (Wanlin et Crahay, 2012 : 24-27). Lorsqu’il recourt aux « révélations de soi », l’enseignant se trouve ainsi confronté à un arbitrage constant entre des alternatives pouvant lui paraitre difficilement conciliables : se positionner entre identité « située » d’enseignant et identités « transportables » personnelles ; trouver un équilibre entre « sélection identitaire » et maintien d’une intégrité du « soi » ; être fidèle à soi-même ou s’adapter aux attentes des apprenants ; réconcilier rôle de participant et devoir de neutralité ; osciller entre prise de parole « fraîche », spontanée, sincère ou récit préparé, théâtralisé, fictionnalisé ; trouver un juste milieu entre superficialité et intimité des échanges en classe...

Face à ces conflits de devoirs, ces « nœuds décisionnels », l’enseignant va tenter de trouver des compromis. Il sera alors intéressant de mettre en lumière les pistes de réflexion et les solutions éventuelles suggérées par les enseignants interrogés. Comment se positionnent-ils face aux dilemmes identifiés – et les perçoivent-ils comme tels ? Selon quels critères et croyances arbitrent-ils face à ces choix parfois inconciliables ? Enfin, comment résolvent-ils ces dilemmes : parviennent-ils à trouver des compromis satisfaisants ?

Ainsi, ce mémoire a pour objectif de mettre en lumière les perceptions et les croyances des enseignants au sujet des « révélations de soi », sur la base d’une série d’entretiens menés avec différents professeurs de FLE. Nous espérons apporter une humble contribution à la compréhension de la « pensée enseignante » en lien avec les « révélations de soi » du professeur, pour mieux appréhender les usages qu’il en fait, les raisons qui motivent ces choix et les facteurs qui peuvent l’en détourner.

Partie 2

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Contexte et méthodologie : Une recherche qualitative et

compréhensive pour appréhender la pensée enseignante

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Cette partie s’attache à définir la posture de recherche adoptée pour mener à bien ce mémoire. Toute activité de recherche relève en effet de principes épistémologiques, théoriques et méthodologiques dont il faut rendre compte, de manière à valider les connaissances produites, mais aussi à interroger leurs fondements et leur construction (Charmillot, 2020). La définition d’une posture de recherche pose la question des principes, des concepts et des méthodes qui ont permis la production des connaissances présentées : Quels ont été la genèse et le cheminement de ce projet de mémoire ? Dans quel paradigme de recherche s’inscrit-il ? Sur quel(s) type(s) de données s’appuie-t-il, et dans quelles conditions ces données ont-elles été produites ? Enfin, quels sont les limites et les risques inhérents à l’approche retenue pour étudier les « révélations de soi » des enseignants ? Telles sont les questions auxquelles nous nous efforçons ici de répondre.

Chapitre 5. La démarche de recherche

Il convient, dans un premier temps, d’expliciter le paradigme de recherche et les choix méthodologiques ayant présidé à la réalisation de ce mémoire : autrement dit, les questionnements qui lui ont donné naissance et la posture de recherche qui a été adoptée pour tenter de répondre à ces interrogations.