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Qu’est-ce qu’être français ? « Mon vécu de Français n’est pas ton vécu de Française »

1.1. L’enseignant face à l’impossibilité de représenter « le Français type »

Axel : C’est compliqué d’être prof de FLE ou d’enseigner sa propre langue parce que finalement

t’es toujours renvoyé à la question d’être français. Mais c’est une question qui est interminable, comment tu veux y répondre, c’est tellement diversifié.

Comme le note Axel, l’enseignant de FLE se trouve face à une tâche difficile, voire impossible : transmettre une image du « Français » aux apprenants, voire « incarner » cette identité, sans pour autant qu’une définition claire, universelle et objective puisse en être donnée. Ce rôle semble néanmoins faire partie des attentes qui pèsent, de manière implicite, sur les épaules de l’enseignant, « toujours renvoyé à cette question ». Face au risque d’être perçu comme l’incarnation-même de sa culture, l’enseignant peut tenter de détourner ses

apprenants du « piège de la généralisation » (Derivry-Plard, 2008). Les « révélations de soi » apparaissent alors comme un bon moyen de transmettre une information de nature culturelle, sans pour autant « faire de généralités » :

Axel : Je parle de mon expérience quand j’ai envie de dire quelque chose sur la France sans faire

une généralité. Comme ça tu peux raconter quelque chose de très français, sans faire de généralités : « Ma prof de français en 3ème qui était affreuse » c’est... voilà. [...] Quand t’as un attachement affectif par rapport à un lieu... La géographie c’est vraiment un vecteur d’expression où tu peux leur présenter un bout de la France, du coup y a un petit côté carnet de voyage.

Les références à la géographie française constituent en effet un thème privilégié de « révélation de soi », un moyen de déployer une identité « française » certes, mais située dans l’espace : ces facettes de l’identité sont représentatives, à ce titre, d’un certain aspect du pays, sans pour autant prétendre à la généralisation. L’enseignant peut alors évoquer ses origines géographiques, son attachement à un lieu, ou parler des villes où il a vécu. Ce type de vécu personnel permet d’illustrer les réalités sociales associées à un lieu géographique, et d’ouvrir ainsi une « fenêtre » sur certains aspects de la mentalité française :

Laura : A la base je suis de banlieue, et être banlieusard veut dire quelque chose de précis, d’être

banlieusard lointain de Paris et de venir d’une banlieue populaire, c’est encore un ensemble de représentations. [...] donc après je vais parler de la scission entre Paris et la province, et ça c’est quelque chose d’important à comprendre, que la France est très centralisée. Le fait de dire de venir de Paris, ça a des implications. Et le fait de dire que je suis banlieusarde permet de parler de tout ça.

La plupart des enseignants interrogés ont insisté sur la nécessité de rappeler qu’ils ne représentaient pas « le Français type » mais seulement une manière d’être français parmi tant d’autres. Ils mettent ainsi en avant, auprès des apprenants, les différentes caractéristiques de leur identité qui les rendent nécessairement biaisés, non représentatifs :

Marion : Je suis une femme, trentenaire, parisienne, c’est quand même un biais et je veux qu’ils

en soient conscients. J’ai pas la vérité, j’ai pas la manière d’être typique et parfaite et de personnifier [le Français] à travers moi...

Laura : Pour les généralités toujours, ne pas oublier qu’un cours est incarné et qu’on représente

une représentation de la France aussi. Du coup je pense que c’est des choses qu’il faut leur rappeler. Par exemple j’ai pas mal parlé des gilets jaunes et du coup beaucoup insister, leur dire que c’est MON point de vue sur ce mouvement [...] je vais vraiment leur dire, beaucoup de Français ne sont pas d’accord avec ce que je dis là.

1.2. Lorsque l’identité personnelle entre en conflit avec l’identité culturelle Le défi peut se faire plus ardu lorsque l’enseignant ne s’identifie pas lui-même comme « Français », cet aspect de son identité lui paraissant peu pertinent pour caractériser sa personne. Il faut alors réconcilier son ressenti personnel avec le devoir de se faire le porte- parole de sa culture, comme Sophie a pu en faire l’expérience :

Sophie : Je ne suis pas représentative d’une Française. J’ai quitté la France il y a longtemps, je

ne me sens pas française et il y a plein de choses que je déteste en France. Mais je veux leur faire aimer la France donc c’est un peu délicat pour moi. [...] Du coup parfois, c’est jouer un rôle pour les intéresser à la France. Je vais plutôt parler de membres de ma famille : pour illustrer la bise, tiens, là je raconte aussi : je parle de ma tante qui nous faisait de gros bisous mouillés quand j’étais enfant, on restait collés – moi je déteste la bise ! C’est casse-pied !

Comme le suggère Sophie, l’entourage peut venir pallier ce « déficit de représentativité » ressenti par l’enseignant : l’appel aux proches est l’une des solutions face à l’impossibilité de représenter, seul, toute la diversité d’une population. Amis, famille, voisins ou collègues deviennent ainsi des « personnages » invoqués en cours, dans un registre qui reste authentique sans pour autant impliquer directement l’enseignant :

Paul : Je peux parler d’histoires de famille, donner des petits exemples de ma famille, ça je

l’utilise pas mal. J’aime bien parce qu’il y a un côté témoignage, échange, et ça les engage aussi. A travers lui, l’enseignant permet ainsi à d’autres personnes de « témoigner » en classe : divers personnages interviennent dans l’énonciation, s’exprimant par la voix du professeur – une forme de « polyphonie énonciative » (Cicurel, 1996) qui vient superposer au « je » de l’enseignant le « je » des absents auxquels il donne voix :

Extrait : Le baccalauréat (Cours 3, vendredi 5 juillet 2019)

Paul : ouais le BACCALAURÉAT [tape au tableau] + + les résultats + aujourd’hui Étudiantes : oh:::

Paul : ouais + les résultats du baccalauréat aujourd’hui: [prend le téléphone portable pour

montrer une photo de sa nièce] + + + c’est ma nièce ma nièce de 18 ans

Étudiantes : ohh wooo ! [rires]

Paul : ma nièce + c’est cool ↑ouais + grande + + c’est très important + + ma maman ce matin

LES RESULTATS LES RESULTATS LES RESULTATS toute la famille + stressée les résultats les résultats + + mhm:: ah oui j’ai eu: mon baccalauréat il y a 20 ans + ouais il y a 20 ans + c’est bizarre +

Ici, les membres de la famille sont rendus présents visuellement (avec la photo de la nièce), mais aussi oralement, à travers la « mise en voix » de l’impatience de la mère. L’anecdote voit sa force illustrative accrue par l’ancrage du récit dans l’« ici et le maintenant » (Cicurel, 2011) : l’« ici » de la photo sur le téléphone qui passe de main en main dans la classe et le « maintenant » rendu manifeste grâce au déictique « ce matin », au discours direct utilisé pour rapporter les propos, et à la référence à son propre baccalauréat46. Cette capacité à ancrer l’histoire dans le moment présent fait partie du jeu d’acteur –

46 Paul profite d’ailleurs de cette anecdote pour glisser une réflexion sur son propre rapport au temps qui passe,

l’efficacité de la « performance » étant d’ailleurs perceptible à la surprise et aux éclats de rire des apprenants.

Parmi les membres de la famille, le « personnage de la mère » semble revenir régulièrement dans les révélations des enseignants interrogés, comme ici avec Sophie :

Sophie : Euh bah j’ai le personnage de ma mère, qui est assez atypique, alors ce que je dis, ma

mère a 92 ans, elle fait toujours beaucoup de yoga et elle boit un litre de Gin tous les trois jours. Je leur dis bon, en France, on a un rapport spécial à l’alcool. [...] Sous couvert de ma mère, je décris toute la génération des octogénaires.

Le terme « personnage » fait écho à la théâtralisation de la « révélation de soi », et montre aussi que « la mère » prend un statut autre dans cette anecdote, pour devenir le symbole de « toute une génération ». En mettant l’accent sur des aspects pour le moins atypique du personnage (on a tout de même ici affaire à une yogi de 92 ans, amatrice de Gin !) Sophie illustre un trait français (le rapport à l’alcool), donc une forme d’altérité culturelle pour les apprenants. Mais parallèlement, la relation à la « mère » relève d’une expérience universelle, à laquelle tous les apprenants peuvent s’identifier. Ainsi, l’enseignant négocie, à travers les « révélations de soi », un équilibre entre l’exotisme qu’il cherche à incarner et le maintien de l’intersubjectivité en classe : c’est un juste milieu qu’il doit trouver entre ce qui le distingue et ce qui le rapproche de son public.

2. Entre familiarité et différence : « Montr[er] une personnalité qui est