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CHAPITRE 1 – DES BARRAGES ET DES HOMMES

1.3. Facteur humain : état de l’art, des pratiques et des dispositions industrielles

1.3.2. Revue des dispositions industrielles : le cas d’EDF-DPIH

Les FOH bien que présents dans les évènements, des incidents aux accidents majeurs, ne font pourtant pas l’objet de réel état de l’art, théorique ou pratique, et nécessite donc des travaux d’approfondissement. Ces dimensions ne sont cependant pas totalement absentes des démarches industrielles (qui, du reste, ne font que rarement l’objet de publications).

Cette partie présente les principales dispositions de la DPIH en matière de FOH. Après avoir proposé un historique compréhensif de la percolation des FOH dans la division, nous présentons sa principale démarche : le réseau SOH. Cette présentation permet d’affiner la compréhension des évolutions que propose l’EDD, au regard de l’existant. Il met aussi en évidence l’inadéquation de la méthode SOH pour répondre aux objectifs de l’EDD (en accord avec les moyens pour sa production). Enfin, nous présentons les deux approches successives des FOH dans les EDD d’EDF, depuis 2008 jusqu’à l’enclenchement des travaux de thèse.

Histoire du facteur humain à la DPIH

L’approche historique des risques liés aux barrages est une approche métiers ou en silo. Schématiquement, chaque corps de métier adopte à son périmètre des outils ou des méthodes différentes d’analyse et de maîtrise des risques. Cela s’explique entre autres par l’histoire même de la division d’hydroélectricité d’EDF qui a été créée par la fusion de plusieurs dizaines de petites sociétés d’exploitation lors de la nationalisation de l’électricité en France (1946). L’approche en silo a des origines culturelles de différenciation et de valorisation de démarches (comme le REX) locales. L’un des effets produits par cette approche est la création de zones de recouvrement et de zones

d’exclusion dans les analyses. Dans une culture technique et un domaine d’ingénieurs, « le FOH » qui

n’est pas un métier à part entière, se situe donc dans une forme de zone d’exclusion.

Les grands accidents font l’objet d’études approfondies presque exclusivement techniques qui nourrissent des bases de données ou des référentiels de risques « métier ». A la suite de l’accident du Drac (voir 1.1.3) et dans un contexte plus large d’évolutions culturelles de l’Entreprise, une impulsion centrale opère une première intégration des FOH aux démarches de sûreté.

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Au courant des années 1990, une série d’évènements survenus sur le parc hydraulique mais aussi dans le secteur de distribution et de transport amènent l’accélération de la diffusion des acquis du secteur nucléaire au reste de l’Entreprise. La division nucléaire d’EDF a en effet connu une évolution singulière de la prise en compte des FOH. D’une part, le développement conséquent et rapide du programme nucléaire français a généré un renouvellement et une augmentation considérables du personnel qui a coupé la production nucléaire de la culture antérieure de production. D’autre part, le secteur nucléaire mondial a été un lieu d’incubation de plusieurs concepts et théories, cela a contribué à la prise de conscience de la profession mais aussi des autorités de contrôle qui ont fixé, dès la fin des années 1970, des normes et des contrôles très élevés115.

Suite à l’accident de TMI (1979) aux Etats-Unis, une première équipe « facteur humain » est créée dans la division nucléaire d’EDF en 1982. Deux ans plus tard, est créée la première base de données sur les incidents. Cette période est globalement marquée par la recherche de définitions et de conceptualisation du facteur humain. La mise en place d’observation des exploitants en simulateurs apporte des éléments complémentaires aux démarches compréhensives et sert de base au développement des études probabilistes de sûreté (EPS) (Colas, 1998). On peut considérer le domaine nucléaire en avance de phase sur les autres secteurs de la production. On peut également observer que des mutations entre secteurs de production (du nucléaire vers l’hydraulique dans notre cas) sont corrélables avec la mise en place ou l’accélération de démarches FOH.

Si l’importance du secteur nucléaire dans le mix énergétique de l’entreprise (près de 80 %) a contribué au développement des FOH, des différences techniques et pratiques avec les autres secteurs interdisent leur percolation complète. Aussi, si la production nucléaire bénéficie de bases de données statistiques, issues de la simulation (qui permettent des études probabilistes de fiabilité humaine), la diversité des ouvrages hydrauliques (caractère prototypique de chaque aménagement) empêche la création de pareils simulateurs. Dès lors, les transferts directs de connaissances entre un secteur probabiliste et l’autre déterministe sont délicats. Si la DPIH a entrepris la modernisation de son parc qui génère une augmentation des automatisations et la standardisation des usines hydroélectriques, le décalage de phase (entre 10 et 20 ans) présentera toujours une difficulté, elle aussi culturelle. Un autre effet produit par l’importance du secteur nucléaire est sa plus grande priorité opérationnelle ; ce qui se traduit sur les ressources, les budgets mais également les études. EDF possède une R&D116 qui couvre l’ensemble des secteurs de production et une grande partie de ses activités est orientée vers le nucléaire. Un phénomène de rétroactions positives a semble-t-il été à l’œuvre ces vingt dernières années. L’évolution des pratiques FOH du secteur nucléaire, encouragée par de nombreuses études de la R&D, augmentait l’écart avec les autres secteurs, cet écart rendant délicat le transfert d’équilibre des connaissances déjà fragilisé par le manque d’études dédiées aux FOH dans le secteur hydraulique. Dans ce temps, nous l’avons explicité, le secteur hydraulique progressait dans une approche en silo et non probabiliste des risques.

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A minima en comparaison avec les autres domaines de production (hydraulique, thermique, etc.) de l’entreprise.

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Historiquement, la R&D est étroitement liée au secteur nucléaire dans l’Entreprise. EDF a d’ailleurs constitué au début des années 1980 sa première équipe facteurs humains au Centre de Recherche (actuelle R&D) pour réaliser des études en ergonomie cognitive dans ses centrales et ce, dans le cadre d’un programme issu des enseignements de TMI (Colas, 1998).

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La prise en compte des FOH, s’ils ne sont pas des métiers, semble bien relever de considérations

culturelles. Leur évolution à la DPIH depuis la fin des années 1990 est donc autant liée à l’évolution

du cadre réglementaire (voir 1.2.2) qu’à une percolation des cultures et des méthodes entre les secteurs de production. Ainsi, la mise en place des ESSH (puis des EISH) a constitué un dispositif conséquent de veille et d’analyse des incidents ou accidents et fourni des bases de données. Des impulsions managériales ont contribué à la mise en place d’analystes sensibilisés aux sciences humaines (voir ci-dessous le réseau SOH). Enfin, la production d’EDD implique de dépasser l’approche en silo des risques au profit d’une vision fonctionnelle, pluridisciplinaire : évolution significative pour les aspects techniques mais peut-être bien plus encore pour les aspects non-

techniques.

Le réseau SOH

Suite à l’accident du Drac, dès 1999, le guide d’analyse des ESSH prend en compte des dimensions humaines et organisationnelles dans les analyses. Mais, la méthode, essentiellement portée par les analystes eux-mêmes, est une approche factorielle qui donne lieu à des plans d’actions très fournis qui ne se trouvent que rarement ou partiellement mis en œuvre comme l’a montré le REX interne à la DPIH. En 2005, la Direction soucieuse d’améliorer les performances globales de la DPIH met en place une démarche chargée de prendre en compte « les dimensions socio, organisationnelles et

humaines (SOH) » (selon le cadrage interne) en particulier pour renforcer la prise en compte du REX.

Après un examen « de l’existant » et des réflexions à divers niveaux sur les objectifs, les apports, le portage et les moyens, un réseau SOH est mis en place dans toutes les unités de la DPIH en 2007. Les

plans à moyen terme (PMT) des unités incluent alors des objectifs ambitieux : la réalisation de deux

analyses SOH approfondies par an et par correspondant SOH. L’ensemble des correspondants SOH117 est formé aux bases de la pratique à la fin 2007. Dans le même temps, l’ensemble des managers est sensibilisé à la démarche. Les études SOH portent autant sur des problématiques de sécurité que de performance industrielle.

Les formations sont très appréciées par le management et les analystes. Les analyses montent rapidement en qualité et apportent de nouvelles pistes de réflexion. Des réticences managériales sont rencontrées : les analyses sont longues (environ un an) et coûteuses (mobilisation importante de ressources pour les enquêtes et les entretiens), les plans d’action et recommandations impliquent souvent des efforts conséquents tant ils portent sur l’organisation. Le besoin opérationnel de limiter les évènements méritant de tels efforts d’analyse a conduit à la validation d’un principe de traitement des ESSH suivant trois niveaux : le simple classement (N0), l’analyse de premier niveau (N1) et l’analyse approfondie (SOH ou N2). Le REX conduit en 2008 à une révision du référentiel et de la méthodologie d’analyse.

Depuis 2010, le réseau SOH subit deux tendances antagonistes ; une, au niveau national, visant à développer la démarche (augmentation du nombre d’analyses, analyse des invariants sur l’ensemble des études produites, réflexion sur les apports du réseau aux projets de la division, etc.) et une autre, au niveau local, soucieuse d’alléger la charge que ces études représentent. On peut illustrer cette deuxième volonté par la mise en place d’analyses N2 « simplifiées », généralisée suite à l’initiative d’une des unités de production. En 2013, si la démarche est bien ancrée et installée, elle présente

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des signes d’essoufflement. Le nombre d’analyses SOH réalisées par an est en baisse118. Les analystes formés alertent sur leurs difficultés à maintenir les compétences face à la baisse de réalisation de nouvelles analyses et leur isolement. En effet, des analystes de la première heure mutent ou partent à la retraite et les profils proposés par les directions s’éloignent des filières risques (SST et SH). On note des difficultés à ouvrir des terrains d’étude ou trouver des sujets d’analyse SOH ainsi qu’une présence moins systématique des membres du réseau aux réunions.

Depuis la création du réseau il y a bientôt 10 ans, l’environnement et les besoins119 ont évolué. Les pratiques SOH sont installées et reconnues mais les attentes (fortes) du management s’éloignent des

diagnostics pour tendre vers une aide dans les transformations (notamment du fait d’une emprise

forte d’un vaste projet de modernisation du parc (Renouv’eau) dans les priorités opérationnelles. Un certain nombre de nouvelles orientations et besoins sont définies par le réseau et partagées par la direction. Progresser sur les analyses N1 en y intégrant des dimensions SOH et mieux partager leurs enseignements. Développer l’appui au management en progressant du diagnostic à l’analyse-

intervention. Des points de vigilance concernent le peu d’analyses N2 par an dans les entités et la

baisse de disponibilité des analystes.

Notons enfin que le projet-EDD ne mobilise ni la méthodologie ni les compétences du réseau SOH. La méthode, même dans sa version simplifiée n’est en effet pas compatible avec le cadre de l’EDD. Le fonctionnement en groupe de travail et le calendrier réglementaire pour la réalisation des études imposent des contraintes de temps et de lieu. Il n’est guère possible d’envisager pour une EDD la conduite d’entretiens et d’enquêtes, le groupe de travail disposant en moyenne de trois journées de rencontre (visite, APR, ADR). De plus, l’EDD s’inscrivant dans un ensemble plus large de sûreté (notamment le réseau SOH), n’est pas à apparenter à un audit organisationnel et humain. La mobilisation conséquente de ressources et le défi qu’a représenté la mise en place des EDD ont donc exclu le recours spécifique ou systématique aux compétences SOH pour traiter des aspects humains et organisationnels de l’analyse de risques EDD.

Dans la partie suivante, nous présentons les approches successives des FOH dans les EDD, depuis 2008 jusqu’à l’application de l’outil ECHO résultant de ces travaux de thèse.