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CHAPITRE 1 – DES BARRAGES ET DES HOMMES

1.2. Etudes de dangers : le facteur humain en question

1.2.1. Comprendre la relation de contrôle

Les bases du rôle de l’Etat pour l’autorisation et le contrôle de certains établissements sont posées, en France dans un décret du 15 octobre 1810, portant sur les manufactures malodorantes, insalubres ou incommodantes. Dans un premier temps, nous verrons comment le rôle de l’Etat, aujourd’hui incarné par l’exercice des inspecteurs des installations classées, a évolué d’un rôle de mission à un rôle de gestion. Cet historique permet aussi la caractérisation d’un groupe d’acteurs (groupe objet)

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et de ses modes d’action (Lourau, 1969). En effet, au-delà des aspects techniques et réglementaires, les notions d’identité et de culture sont constitutives de l’activité des services de contrôle des installations industrielles (Granier, 2012).

L’autre groupe d’acteurs (groupe sujet) qui intéresse notre démarche est constitué des différents responsables d’ouvrages hydrauliques (essentiellement des industriels)70. L’une des démarches de

sûreté principales de la DPIH, en termes de mobilisation de ressources et de priorité opérationnelle,

est la réalisation d’EDD. Nous présentons les principaux choix d’organisation et de méthode de la DPIH en réponse à cette injonction réglementaire de 2007 ; choix largement déterminés par des dimensions culturelles des métiers d’exploitation hydraulique et les spécificités d’une école française

de l’EDD.

Evolution du contrôle des industries à risques en France

En France, il est possible de tracer un principe d’intervention de l’Etat à l’adoption d’un décret le 15 octobre 1810 qui dispose qu’« à compter de [s]a publication […], les manufactures et ateliers qui

répandent une odeur insalubre ou incommode, ne pourront être formés sans une permission de l’autorité administrative » (Baucomont et al., 1994 ; cités par Bonnaud, 2007). A la suite de ce décret,

un conseil d’hygiène publique et de salubrité, composé essentiellement de médecins, est mis en place. Ce conseil est principalement chargé d’instruire les demandes d’autorisation administratives mais il est également missionné pour définir des motifs de classification de ces établissements (dangereux71, insalubres, incommodants…). Enfin, le conseil met en place au cas par cas des visites d’établissements, préalables aux autorisations (ces visites se systématisent rapidement). S’opère dès lors une modification du rôle de l’Etat qui, initialement chargé de la prévention des litiges entre industrie et riverains, évolue vers en un rôle de prévention des risques de santé publique.

Au fil du temps, cette première approche se montre inefficace pour la prévention des accidents, aussi le conseil décide-t-il, à la fin du XIXème siècle, d’effectuer un contrôle du respect des prescriptions des arrêtés d’autorisation durant leur phase d’exploitation. Il faudra attendre la loi du 19 décembre 1917 faisant suite au rapport Barrier72 sur « les défectuosités de la réglementation des établissements dangereux, insalubres ou incommodes » pour voir l’institution formaliser des contrôles à l’échelon

départemental. Cette loi propose également la mise en place d’un système de déclaration des incidents. Enfin, elle met en place des sanctions en cas de non-respect des dispositions de l’arrêté d’autorisation. A la suite de la Seconde Guerre mondiale, l’activité de contrôle des sites à risques est progressivement confiée à l’Inspection du Travail. Son action se révèle être d’avantage centrée sur la législation sociale et les politiques d’emploi. Elle sera critiquée à différents niveaux et finalement discréditée.

A la fin des années 1960, le rôle du statut d’inspection des installations classées a donc évolué de celui d’autorisation et de contrôle (technique) vers celui d’enregistrement (administratif), plus ou moins complet, des installations « dangereuses ».

Un certain nombre d’ajustements organisationnels des administrations durant les années 1970 vont progressivement marquer un retour de la technique dans l’activité d’inspection avec, en particulier,

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Dans le cadre d’une analyse institutionnelle limitée à l’acteur EDF-DPIH. 71

La notion de danger émerge, à l’époque, de l’exposition à l’incendie ou à l’explosion. 72 En 1899.

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la reconversion du Corps des Mines vers l’industrie (Bonnaud, 2007). En 1971, la France se dote d’une administration environnementale avec la création des Délégués Régionaux à l’Environnement (DRE). Ces délégués, majoritairement issus des grands corps techniques73 sont chargés de porter la parole du ministre et les valeurs de l’environnement à l’échelle régionale. Il s’agit essentiellement d’une administration de mission selon une conception « technicienne » qui repose sur un dialogue avec l’industriel et s’éloigne d’une approche essentiellement juridique. En 1978, une première fusion des DRE (et des Conservateurs des Bâtiments de France) donne naissance aux DRAE (Délégations Régionales à l’Architecture et à l’Environnement, décret du 6 septembre 1978). Les effets dépassent ceux d’une simple fusion institutionnelle puisqu’on observe que les recrutements liés aux DRAE s’effectuent alors en dehors des corps techniques traditionnels pour s’ouvrir à des profils de géographes, de paysagistes ou d’architectes, modifiant l’identité du service et ses rapports à d’autres acteurs (autres administrations, industries, collectivités). A la fin des années 1980 sont créées, sur le modèle des administrations techniques (de l’équipement, de l’industrie) les DIREN (Directions régionales de l’Environnement) qui regroupent les DRAE et deux services régionaux opérant dans le domaine de l’eau. Cette nouvelle administration régionale se verticalise et marque une nouvelle évolution significative de prérogatives de mission à des prérogatives de gestion (et s’accompagne d’un retour à des profils d’acteurs plus classiques, issus des corps techniques d’Etat).

Au cours des années 2000, la sphère politique française est marquée par une logique de réforme de l’Etat, de rationalisation de l’action publique et par la volonté de réduction du nombre de fonctionnaires. Ainsi, la fusion des DIREN, des DRIRE (Direction Régionale de l'Industrie de la Recherche et de l'Environnement) et des DRE fait naître les DREAL (Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement) qui achèvent la verticalisation complète du niveau régional jusqu’au niveau central (avec la création d’un grand ministère de l’Ecologie).

La création des DREAL a impliqué le rapprochement organisationnel (par fusion) de directions

techniques et environnementales aux cultures différentes avec des enjeux (environnement, industrie,

urbanisme, etc.) différents74. Comme le souligne Le Bourhis, « la fusion entre services […] [pose] la

question de l’arbitrage : comment seront forgés les compromis entre les grands types d’intérêts […] question rendue plus épineuse du fait […] de l’enjeu [de] conformité avec les directives européennes »

(2009).

Nous avons vu l’évolution progressive de l’Administration environnementale depuis le début des années 1970 qui a ultimement conduit au cours des années 2000 à sa fusion avec les administrations en charge de l’industrie et de l’équipement. Sur cette même période temporelle, il est intéressant de pointer les évolutions de la réglementation française relative aux risques industriels.

A la suite de la catastrophe de Seveso75 une loi sur les installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) est promulguée en France le 19 juillet 1976. Celle-ci met en place différents régimes réglementaires de déclaration et d’autorisation en fonction des industries et de seuils déterminés par des quantités de produits dangereux ou par la nature de leurs activités. Elle est suivie, le 24 juin 1982, par la directive Seveso. Celle-ci impose de nouvelles règles aux Etats et aux

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Génie rural, Eaux et forêts, Ponts et Chaussées, etc. 74

Mais aussi avec des modes d’action et des rapports de force différents. 75

Le 10 juillet 1976, l’usine chimique ICMESA provoque un rejet de dioxine à proximité de la commune italienne de Seveso.

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entreprises pour l’identification des risques associés à certaines activités industrielles et préconise ou prescrit des mesures pour y faire face. Modifiée à diverses reprises (en 1986 puis en 2012)76 son champ d’action a été étendu, notamment en ce qui concerne la prévention des accidents majeurs. En 2001, l’accident de l’usine AZF suscite une réaction sociale et politique d’ampleur qui contribue à la mise en place (le 30 juillet 2003) de la loi Bachelot. Cette loi met en place les EDD. L’exploitant d’un site reçoit l’injonction d’étudier les dangers auxquels ses installations exposent les tiers, et de mettre en œuvre des mesures de prévention et de protection de ces risques (Poupart, 2011).

L’étude de dangers, méthode industrielle d’analyse de risques

L’EDD induit la séparation (au moins conceptuelle) entre évaluation et gestion des risques. L’idée naît dans les années 1960 aux Etats-Unis (séparation entre risk assessment et risk management) suite à un investissent important dans l’étiologie, la recherche et l’évaluation des risques de cancers liés à différents produits industriels (insecticides, pesticides…). Le congrès encourage alors la mise en place de nombreuses commissions chargées de traiter les questions de la santé et de l’environnement, auxquelles il fixe des objectifs de risk assessment. Ces objectifs seront inscrits dans un document intitulé Risk assessment in the Federal Government : managing the process (1983) qui indique aux agences gouvernementales les différents moyens à employer pour évaluer ces risques. Les évolutions des domaines de santé publique et d’environnement vont s’étendre aux risques industriels en 1975 avec le rapport Rasmussen sur l’évaluation des risques des réacteurs nucléaires de l’époque. Ce rapport est considéré comme la première approche probabiliste des risques par des scénarios de défaillances. Son objectif était de démontrer que le risque nucléaire aux USA était comparable au risque naturel de chutes de météorites (Galland, 2010). Si Rasmussen et son équipe ont réussis à prouver ce résultat, le rapport rencontre de nombreuses critiques (notamment sur les méthodes de calculs employées77). Il constitue néanmoins un nouveau point de départ pour l’analyse des risques dans le domaine industriel. En effet, bien que la fiabilité industrielle, en tant qu’étude des rapports entre la défaillance des parties et la défaillance d’un ensemble, ait débuté dans les années 30 et évoluée durant la Seconde Guerre mondiale (essentiellement dans le domaine de l’aviation), c’est le rapport Rasmussen qui la généralise. L’évaluation probabiliste s’institutionnalise.

L’Europe va également jouer un rôle moteur dans ces évolutions. En 1982, la directive Seveso commande, dans son article 4 que « les Etats-membres [de l’Union Européenne] prennent les

mesures nécessaires pour que tout fabricant soit tenu de prouver à tout moment à l’autorité compétente, aux fins de vérifications requises […], qu’il a déterminé les risques d’accidents majeurs existants […] ». La directive Seveso 2 précise ensuite que les exploitants doivent « démontrer que les dangers d’accidents majeurs ont été identifiés et que les mesures nécessaires pour les prévenir et pour limiter les conséquences de tels accidents pour l’homme et pour l’environnement ont été prises ».

Ces évolutions peuvent être rapprochées de la volonté politique de créer un marché intérieur européen. Les différences de réglementations nationales étant un frein à cette action, l’Europe a utilisé les obligations d’évaluation (issue du risk assessment) et d’information au public en matière de risques comme moyen de régulation. Une des conséquences a été l’évolution des acteurs en charge

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On parle de Seveso 2 et Seveso 3.

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de la sécurité industrielle (tant sur le plan administratif qu’industriel comme nous l’avons montré dans le cas français). Ainsi, les années 1990 voient naître un ensemble d’institutions (comme l’INERIS organisme semi-public créé en 1990) et de bureaux d’études privés en charge de réaliser des EDD pour les industriels.

Si la loi Bachelot place l’EDD au centre d’un dispositif plus global de gestion des risques : mesures de réduction, plans de préventions, plans de secours, mesures d’information, etc. Telle qu’elle est désormais intégrée au paysage des risques industriels, l’EDD possède quelques spécificités (Galland, 2010). L’industriel « producteur de risques » en fait l’évaluation (ce qui peut s’opposer à d’autres domaines, tel que celui des aliments avec l’existence d’agences indépendantes chargées de ces évaluations). L’EDD présente un inventaire et constitue une photographie du niveau de sûreté (ou de dangers) d’une installation. Elle n’a pas, contrairement à d’autres dispositions, vocation à produire des calculs. Elle exploite des données nationales ou internationales sur les composants du système qui sont ensuite utilisées dans un contexte local bien précis : le périmètre de l’EDD est une notion géographique plus que fonctionnelle. Enfin, elle révèle une opposition entre deux approches des risques.

Approche déterministe et approche probabiliste

De manière générale, les méthodes d'évaluation des risques recourent à une modélisation qui permet de mesurer les conséquences résultant de l’occurrence d'un événement grave. Il convient de conceptuellement bien distinguer deux paramètres : l’occurrence et l’intensité. Dans le cas des barrages par exemple, on cherche à évaluer la possibilité qu’une défaillance de fonction(s) de l’ouvrage (retenir l’eau, maîtriser les débits à l’aval et la cote amont) puisse porter atteinte aux personnes, aux biens ou à l’environnement. Une défaillance plausible78 (occurrence forte) peut se réaliser sans porter atteinte aux tiers (intensité faible) et une défaillance non plausible (occurrence faible) peut générer une catastrophe (intensité élevée)… et réciproquement ! Ces deux paramètres centraux de l’analyse de risques peuvent être déterminés suivant deux approches distinctes : l’approche probabiliste et l’approche déterministe.

L’approche probabiliste79 suppose que l’évènement étudié obéisse à une loi de probabilité connue (loi normale ou gaussienne). Une approche par scénarios permet d’associer des lois de probabilité à chaque paramètre pouvant agir sur l’intensité de l’évènement ce qui permet d’obtenir la probabilité du risque par composition des probabilités nominales de ces paramètres. On s’affranchit donc en théorie (par le calcul) d’avoir à déterminer (directement) une loi probabiliste pour un évènement extrêmement rare (la catastrophe) mais l’on créé réciproquement une forte dépendance au modèle. L’approche déterministe80 repose (comme son nom l’évoque bien) sur des scénarios déterminés. C’est-à-dire qu’à la différence de l’approche probabiliste par scénarios, elle ne fait pas parcourir à chacun des paramètres d’un modèle le spectre entier de ses valeurs (ou états). Ces valeurs sont fixées par des experts en raison de considérations techniques, économiques et en rapport au REX

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Plausible est ici volontairement préféré à probable car la considération concerne aussi bien les approches déterministes que probabilistes.

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Cette approche regroupe deux grandes familles de modèles probabilistes : les modèles structurels (ex : Logit) qui s’intéressent aux facteurs explicatifs ou prédictifs d’occurrence indépendamment de l’intensité et les modèles scénarios (ex : Value-at-Risk) qui reposent sur des scénarios de risques aux intensités prédéfinies.

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d’un secteur d’activité. S’il est évident qu’une forme de subjectivité de l’expert intervient, pour l’étude de phénomènes extrêmement rares (comme la rupture d’un barrage voûte), cette approche pallie certaines limites des études stochastiques qui nécessitent des bases de données statistiques (pour estimer les lois et leurs paramètres). Les approches déterministes possèdent toutefois d’autres limites techniques. Par exemple, il faudrait pouvoir rigoureusement isoler les évènements initiateurs d’une catastrophe et leurs enchaînements (sans en omettre, ni en ajouter) ce qui n’est pas pratiquement réalisable dans un monde qui n’est pas cartésien.

Chaque pays a une approche différente des risques industriels. Cela est lié à des raisons historiques et culturelles qu’il ne nous appartient pas de développer en détail81. Ces différences fournissent des éléments intéressant pour la compréhension des pratiques françaises.

Dans certains pays, la densité de population et le tissage serré entre celle-ci et les sites industriels a nécessité des approches permettant une homogénéité de traitement à l’échelle communautaire. C’est le cas du Royaume-Uni ou des Pays-Bas. Ces deux pays ont une approche probabiliste des risques, marquée dans leurs études de dangers qui utilisent des données probabilistes type (basées sur l’observation ou le retour d’expérience) pour hiérarchiser les évènements et leurs conséquences possibles en chaque point d’un site. L’Allemagne, a contrario, défend une approche résolument déterminisme. Sa politique de sécurité industrielle est basée sur la notion de distances-type d’éloignement des sites à risques (Seveso ou non) et sur une articulation avec la maîtrise de l’urbanisme.

La France se situe à une position intermédiaire avec une approche probabiliste depuis l’introduction, des EDD en 2003. Le recours aux probabilités dans ces EDD n’est pas absolu, il intègre en amont une réflexion déterministe qui exploite les mesures existantes de l’installation et les moyens d’intervention spécifiques au site. L’arrêté ICPE propose trois approches : qualitative, quantitative et semi-quantitative. Dans l’approche semi-quantitative82 les notions probabilistes sont est complétées par des critères qualitatifs qui peuvent être convoqués pour exclure certains phénomènes ou scénarios des analyses de risques. La spécificité française serait donc de construire les actions locales sur la base d’une méthode nationale (ex : matrices de criticité) n’imposant toutefois que peu de données d’entrée (Farret, 2008).

En synthèse, on retiendra que la maîtrise des risques industriels s’est progressivement développée en France, depuis le début du XIXème siècle. Elle fait aujourd’hui l’objet d’un partage de responsabilités et de prérogatives entre l’Etat et l’industrie. Dans le cas des installations classées (ICPE) la relation contrôleur-contrôlé s’articule, depuis le début des années 2000, autour des études de dangers. Ces documents décrivent les dangers que peut présenter une installation, l’organisation spécifique à la sécurité du site (à travers son Système de Gestion de la Sécurité, ou SGS), puis une analyse de risques basée sur des scénarios. A l’aide de méthodes probabilistes ou semi-probabilistes (en fonction des domaines ou des acteurs industriels), les scénarios et leurs effets sont hiérarchisés à l’aide d’une grille (ou matrice) de criticité. Cela permet à l’exploitant de présenter un ensemble de mesures visant la réduction et/ou la maîtrise des risques de son installation.

81

Des études ont été menées par ailleurs (e.g. Tingey-Holyoak et al., 2011). 82

Dans les des EDD de barrages, EDF préfère au terme probabilité celui de d’occurrence. Les classes d’occurrence, que nous détaillons plus loin, équivalent à des intervalles probabilistes.

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