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La revendication par le corps

L'expression du corps chez Cassavetes est traitée sur le mode de l'hystérie. Mais au-delà d’un comportement excessif, Mabel, en passant par différents niveaux de transe, répand sa folie au monde. Sa force réside en cela : « La folie, c'est la critique ultime ». La folie s'inscrit dans un contexte social très précis. C'est en réaction à sa condition de femme au foyer que Mabel n'a d'autre choix que de se révolter par le biais de l'exacerbation des postures de son corps. Dans un entretien dans la revue Positif de 1976, à la question : « C'est le premier de vos films où l'un de vos personnages présente des

troubles mentaux. Cela vous a-t-il posé des problèmes particuliers pour le décrire ? »,

Cassavetes répond : « Écoutez : moi-même, je suis à moitié fou. Et je pense que tout le

monde est au bord de la folie mais ne veut pas l'admettre et prétend que c'est l'autre qui a tort, que nous détenons la vérité. Je crois fermement que toute femme qui aime son mari et qui est mariée depuis un certain temps ne sait pas où investir ses émotions et que cela peut la conduire à la folie […] Mabel n'est pas vraiment folle mais frustrée au-delà de ce qu'on

peut imaginer. Elle ne sait pas quoi faire et surtout elle est inepte émotionnellement et dans les rapports sociaux »42.

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Chez Wanda, le corps est passif, c'est l'action de « l'étant » : c'est l'incarnation qui crée le mouvement. Elle dérange par son décalage constant. Elle semble hors des choses mais pourtant son corps est bel et bien présent, voire encombrant. Comme nous l'avons vu précédemment, le corps de Wanda est souvent en bordure du cadre, dans la profondeur du champ voire hors champ.

Le corps apparaît donc comme l'unique « arme » de revendication pour nos trois femmes face à l'hostilité du monde extérieur. Ce qui déroute, ce sont les causes non expliquées – ou du moins non explicites – de cette lutte constante, qui semble davantage être un moyen de survie. Car plus que de simples revendications, Wanda, Suzanne et Mabel cherchent à l'intérieur d'elles-mêmes la sensation originelle de leur existence propre.

3. Retour à une « émotion pure »

 L’intuition esthétique

Le corps permet de créer de nouveaux enjeux filmiques et narratifs qui s'inscrivent dans une durée et un espace déterminé non plus par des référents extérieurs mais par l'expérience de leur propre sensation. On parle d'intuition esthétique au sens où la succession des images nous parvient par le biais d'une approche sensible aux choses qui prend en compte l'affect. L'approche sensible et physique de l'image tend à déconstruire la disjonction entre la représentation du corps et sa réalité charnelle. Elle annule ainsi toute distance artificielle vis-à-vis de ces corps et délivre une émotion esthétique toute à fait particulière.

C'est la spontanéité des corps qui permet d'appréhender la forme non plus sur le mode d'une intellectualisation (de la part cinéaste) mise en image mais, au contraire, de laisser libre court à un moment de création émanant de la source elle-même, c’est-à-dire des corps.

Car les corps de ces femmes, par l'intermédiaire de leur expérience sensible au monde, ne représentent plus uniquement le visible, ce qui est évident mais précisément ce qui se

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tient à l'inconsistance des choses, ce moment de latence qui échappe. A propos de Mabel, Nicole Brenez dit : « Elle cherche le secret de la voix, elle cherche le secret de la beauté, elle

approche cet homme comme si elle redéfinissait le corps de l'autre et qu'elle y voyait bien autre chose que ce que nous y voyions avant qu'elle intervienne : elle voit la sensation du chant et elle nous en offre l'intuition »43. Les corps ne se règlent plus en fonction du récit

et de son évolution mais en dehors – avant ou après – pour que les caractères et réactions des personnages deviennent les enjeux formels produisant une esthétique fondée sur leurs émotions.

C'est justement l'émotion qui émane de ces corps, tantôt meurtris, blessés ou épuisés. Le geste à l'état primitif permet d'interroger le rapport premier au monde, à savoir une expérience sensible et donc de retrouver l'émotion des origines.

Ce qui nous amène à nous poser la question suivante : comment parvenir à saisir ce qui émane du corps et de la pensée ?

L'intuition corporelle se situe justement au dehors de la consistance des choses. Par la modification de la conscience, elle fait surgir le geste de l'image. Elle ramène à la surface de l'image sa nature ontologiquement mouvante et restitue le sens. Il y a, dans chacun de ces films, une oscillation permanente entre le ressenti et le récit. Le récit ne peut advenir que par les sensations du corps qui transitent par le biais de l'esthétique. Il s'agit donc dorénavant de se détacher de tout référent et de décrire un sentiment qui émane des situations.

On assiste à un affrontement perpétuel entre l'Ethos (l'attitude des personnages) et la fiction dans le but de créer une « alliance esthétique ».

Le plan séquence est la figure « la plus apte à dégager la naissance, le cheminement et la

propagation de l'affect »44 . C'est ce dont parle Gilles Deleuze dans L'image-mouvement : « Dès que nous quittons le visage et le gros plan, dès que nous considérons des plans complexes qui débordent la distinction trop simple entre gros plan, plan moyen et plan d'ensemble, il semble que nous entrions dans un « système d'émotions » beaucoup plus

43 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier : l'invention figurative au cinéma, Paris,

Bruxelles, De Boeck Université, 1998.

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subtil et différencié, moins facile à identifier... »45. Ce « système d'émotions » permet de

créer un nouveau réseau de lecture au sein de l'image filmique et d'ouvrir et valoriser la place du hors champ.

La sensation devient un cadre autonome par lequel les éléments filmiques transitent.

 Le « corps-vérité »

En quelque sorte, la manière dont ces corps sont filmés permet de redonner à ces derniers une visibilité qui s'était perdue sous les apparences, les artifices d'une mise en scène auxquels ils étaient devenus contraints. L'authenticité de ces corps révèle par là même une vérité inhérente et intrinsèquement liée aux personnages.

« Le corps n'est plus l'obstacle qui sépare la pensée d'elle-même, ce qu'elle doit surmonter pour arriver à penser. C'est au contraire, ce dans quoi elle plonge ou doit plonger, pour atteindre l'impensé, c'est-à-dire la vie. Non pas que le corps pense mais, obstiné, têtu, il force à penser ce qui se dérobe à la pensée, à la vie »46.

Les corps ont donc cette capacité à faire émerger d'eux-mêmes la vérité de leur propre personnage. En faisant accepter au spectateur les carences narratives, le personnage inclut ce dernier dans son rapport à l’intégralité de l'espace filmique dans son intégralité et à la création elle-même.

On pense évidemment à la notion de « corps-vérité » développée dans le cinéma de la modernité. Cette notion apparaît ici au sens d’une authenticité des corps qui invoquent un retour aux postures primordiales incluant inéluctablement une position de rejet face à un environnement qui lui est tronqué. Si les paroles sont trompeuses, les réactions que provoquent sur les corps les éléments filmiques sont les garantes d’une vérité. L’immobilité de Wanda, par exemple, traduit davantage l’impasse existentielle dans laquelle elle se trouve que les paroles, quasi inexistantes, du personnage. Suzanne, par ses déplacements imprévisibles, ses gestes brusques et inattendus, en dit bien plus sur

45 Gilles Deleuze, L'image-mouvement, Editions de Minuit, Collection Critique, Paris, 1983, p.145-172. 46 Gilles Deleuze, L'image-temps, Chapitre 8 : cinéma, corps et cerveau, pensée, Cinéma II, Éditions de

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son état de « crise » contre les gens qui l’entourent que si elle prononçait des mots. Mabel, même si elle tente de se raccrocher aux liens sociaux de la femme et mère au foyer, ne peut réprimer les grimaces qui caractérisent sa nature profonde.

L’idée de « corps-vérité » désigne en réalité la capacité des corps à prendre le pouvoir sur les éléments formels et narratifs du film et, de cette union, à faire émerger une vérité qui leur permet de se placer dans un espace qui leur est propre et de définir qui ils sont.