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Chapitre 2 : Entre stigmatisation et liminalité

2.3 Le retour dans la vie sociale

Le centre de rééducation, l’hôpital, sont des espaces clos, abrités, des univers sans marche où la norme est celle des déficients. Le plus grand nombre impose la norme. A l’extérieur, on bascule dans l’opposé. Alain Blanc rapporte les propos de Jean-Luc Simon, paraplégique à vingt cinq ans, et qui est devenu l’un des représentants français de la pair émulation : « L’institution spécialisée ou l’hôpital ont ceci de « confortable », qu’en leur sein j’y évolue dans un cadre adapté, indistinct au milieu de mes semblables, et qu’au dehors je me déplace avec peine dans un cadre hostile, différent au milieu d’une foule qui m’ignore ou me stigmatise » (Blanc, 2008, p. 222). Combien d’usagers en fauteuil croise-t-on dans les centres des villes, dans les magasins, au cinéma ? Revenir « chez soi » est la première difficulté rencontrée. Retrouver son domicile mais aussi les voisins, les connaissances.

2.3.1 L’impossible retour au domicile

Le domicile investi avant la rupture n’est en général plus celui qui convient à une personne se déplaçant en fauteuil roulant. Escaliers pour y accéder, chambre et salle de bain à l’étage, WC inaccessibles en fauteuil, le schéma est reproduit à l’identique dans plusieurs situations. Un lit médicalisé est installé dans le séjour ou le salon, un siège garde robe fait office de WC. La personne est portée à l’intérieur du domicile et une fois qu’elle y est entrée, elle n’en ressort plus ou doit être portée.

Une période de transition plus ou moins longue est nécessaire pour adopter cette nouvelle organisation. Salle de bain et toilettes à l’étage, Madame Gone n’y avait plus

accès. Un siège garde robe dans la chambre et la toilette faite par une infirmière, au lit, durant de nombreux mois.

 « Je me suis retrouvée au rez-de-chaussée, dans une chambre. Dans cette chambre, on y a fichu un siège percé, une table de verticalisation et pendant tout ce temps, on m’a lavé au gant » (Madame Gone).

Elle était d’autant plus confinée dans la chambre que l’accès au-dehors était condamné par deux marches. Trois ans sans pouvoir prendre une douche (hormis lorsqu’elle faisait des séjours au centre de rééducation) et sans pouvoir sortir autrement qu’en étant portée. Monsieur Berge vivait en couple dans un appartement HLM, un F5. Des couloirs étroits, des portes qui ne sont pas assez larges, des pièces trop petites, les dimensions nécessaires aux déplacements en fauteuil se rencontrent difficilement dans les immeubles de construction ancienne ou d’après guerre, que ce soit dans le parc privé ou public.

 « A deux dans un grand appartement mais impossible de se déplacer en fauteuil. Je ne pouvais pas aller aux toilettes, ni prendre une douche » (Monsieur Berge). Après quelques semaines passées dans le service de rééducation, Monsieur Font est rentré chez lui, tous les week-ends.

 « Ils disaient : week-end thérapeutique, c’est bon pour le moral … mais il fallait deux ambulanciers pour me monter » (Monsieur Font).

Sous le couvert de « thérapeutique », les objectifs visés était-ils de confronter Monsieur et Madame Font à la réalité quotidienne qui serait la leur à sa sortie ? Etait-ce pour lui « remonter le moral » ? Ou pour soulager un service fonctionnant avec du personnel en nombre réduit le week-end ? Monsieur Lang a vécu une situation similaire tout en étant dans un autre établissement : en centre de rééducation durant la semaine, il rentrait lui aussi en « week-end thérapeutique », lui aussi dans une maison inaccessible avec le lit médicalisé installé dans le salon et le siège garde robe à côté.

 « Dès que je mettais le pied à la maison, je n’avais qu’une envie c’était de retourner au centre, je ne l’ai dit à ma femme que bien après ! » (Monsieur Lang).

Pendant un an, Madame Bi est retournée vivre dans l’appartement qu’elle occupait avant l’accident, avec son ami. Situé au premier étage, sans ascenseur, elle devait être portée pour sortir.

L’expression est empruntée à D. Le Breton (2007, p. 213) pour évoquer la difficile comparaison entre la vie construite avant l’accident et celle qui se dessine lorsque la déficience nécessite l’utilisation d’un fauteuil. Madame Gone s’est senti incapable de revoir les personnes de « sa vie d’avant ».

 « Quand je me suis retrouvée en fauteuil, il y a eu rupture, il y avait avant et après, je ne voulais pas que les personnes m’ayant connue avant me voient en fauteuil » (Madame Gone).

Monsieur Capa est connu et reconnu dans son quartier lorsqu’il se déplace en fauteuil roulant manuel. Fauteuil actif et léger, gants de sport, il n’imagine pas pouvoir retourner dans les endroits familiers lorsqu’il sera équipé du fauteuil électrique.

Monsieur Font n’arrivait pas seul à faire la démarche de revoir ses anciens collègues.  « Tous les ans à Noël il y a le repas des officiers mariniers, les deux premières

années, on n’est pas allé, il ne voulait pas avoir le regard des autres sur lui » (Monsieur Font).

Monsieur Font y est retourné la troisième année, mais accompagné du président de l’association venu le chercher, depuis il y retourne tous les ans.

2.3.3 Un objet que l’on déplace

Madame Gone a un constat assez positif de l’attitude des personnes rencontrées dans la rue.

 « Rarement les gens vont vous pousser, ils vont vous demander si vous avez besoin d’aide. Quand une pente est dure à monter, soit je leur demande, soit les gens se proposent » (Madame Gone).

En revanche elle reproche aux professionnels des milieux médicaux de considérer le fauteuil comme un objet que l’on déplace, en ne tenant pas compte de l’autonomie de la personne qui l’occupe. Le fauteuil est poussé, déplacé, sans demander l’avis, ni même mettre au courant. Le constat est le même pour Madame Lobe, cette attitude, elle l’a rencontrée dans un centre de rééducation, pas dans la vie ordinaire.

 « Une ergothérapeute dans un établissement m’a penché sans rien me dire en arrière ! je n’étais pas contente ! » (Madame Lob).

Yves Lacroix témoigne « d’énervantes visions » lors de ses séjours en établissement. Le personnel dirigeait les fauteuils sans en avoir demander la permission aux personnes, pour « gagner du temps ».

 « Il me soulevait tout le temps, il croyait que ça m’aurait fait rire, mais je n’ai plus confiance » (Monsieur Lang).

Le stigmate représente le marquage d’un individu par sa déficience, il est « un attribut qui jette un discrédit profond » (Goffman, 1963, 1975, p. 13). La déficience est le statut principal de l’individu, au même titre que d’autres liés à la race, à la nationalité ou à la religion. Ce mélange des genres conduit Murphy (1987) à préférer « considérer l’infirmité comme une forme de liminalité plutôt que comme une sous-catégorie de la déviance » (Borioli, Laub, 2007, p. 193). Le parcours des individus à partir du moment où leur vie a basculé à la suite d’un accident ou d’une maladie est une série d’étapes qu’ils vont devoir négocier. Ces passages successifs renvoient aux rites des tribus étudiées par des anthropologues. Jessica Scheer, collègue de Murphy, compare les fauteuils roulants à des « huttes d’isolement mobiles » (Murphy, 1987, p. 189). Mais la déficience d’un individu atteint l’entourage, le conjoint, les enfants, les proches qui partagent au quotidien ses difficultés. Leur rôle est prépondérant dans l’acquisition du fauteuil et dans la variation des usages qui en découleront. Un fauteuil ne peut être pris isolément, mais s’inscrit dans une logique de rapports sociaux. Le chapitre 3 est consacré au rôle des médiateurs et aux formes prises par la médiation.

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