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GÉNÉRALITÉS

A. - On peut songer à deux façons d'aborder notre problème en droit suisse. La première serait de rechercher, dans le droit en vigueur et la jurisprudence tous les moyens offerts à celui qui a été lésé par l'effet d'un produit défectueux pour se faire indemniser. Elle aurait l'avantage de permettre de dresser un bilan ou un « état » des solutions actuelles.

Des auteurs s'en sont déjà préoccupés, notamment Weimar 375 • Il serait dès lors possible, sur la base ainsi établie, de décider si de nouvelles formules doivent être trouvées en fonction des buts qu'on leur assignerait.

La seconde, qui sera la nôtre ici, consistera à examiner, au niveau des principes généraux, si la responsabilité du fait des produits ne présente pas des caractéristiques telles qu'elle ne saurait être adéquatement et généralement couverte par les règles fondamentales en vigueur. Il devient alors nécessaire, pour savoir s'il faut lui appliquer un traitement parti-culier et autonome reconnu comme tel, de faire ressortir les motifs déci-sifs pour l'instauration d'un nouveau système, et pour en fixer les modalités. Nous préférons cette seconde méthode parce que nous estimons qu'il faut éviter d'appliquer à des situations nouvelles des institutions établies à d'autres fins, au prix de fictions et de « constructions » qui défient souvent le bon sens 376 • Loin de nous l'idée que les modifications historiques rendent caduques en quelques années toutes les règles éta-blies souvent sur des siècles d'expérience. Nous ne méconnaissons pas le grand intérêt que peuvent présenter, dans des cas d'espèce, les solu--tions même artificielles données à un problème que le droit en vigueur ne résout pas de façon satisfaisante. Nous n'ignorons pas non plus combien le souci de la sécurité juridique doit animer le juriste et le légis-lateur. Nous pensons cependant que dans la mesure du possible, il importe de ne pas tarder à tenir compte des situations nouveUes quand elles présentent suffisamment d'originalité et de stabilité pour qu'on puisse

375 Weimar, Untersuchungen ... , p. 5 ss., 9-52. En Allemagne : Diederichsen, Die Haftung ... , p. 17-194; Simitis, Grundfragen ... , p. 18-49 ; Weitnauer, NJW 1968, p. 1595 SS.

376 Voir l'exemple américain, supra, p. 75.

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les soumettre à des règles légales générales et abstraites appropriées. La sécurité y trouve son compte, même si le droit en vigueur change, en ce que la règle est prévisible et que les comportements peuvent s'y adapter d'une part, en ce que les litiges ne présentent plus d'autre part un degré de hasard qui fait parfois apparaître la justice et son administration comme une loterie.

Une autre des préoccupations toute générales qui gouvernent le pré-sent travail est que le

droit doit pouvoir continuer,

dans la mesure du possible, à

être appliqué essentiellement par des juges-juristes

et non par des juges-experts. Il est fondamental que le droit puisse s'appliquer pour lui-même, selon des règles qui lui sont propres, et qui correspondent à un élément de consensus social. Si l'application de certaines normes appelle l'expertise technique, il faut en éviter la multiplication toutes les fois qu'une autre solution se présente. Cette option importe ici tout particulièrement au niveau de l'étude de la faute dans ses rapports avec les vices techniques 377,

B. - La question essentielle nous paraît se poser ainsi : faut-il faire dépendre la réparation des dommages causés par les produits défec-tueux d'éléments qui ne sont pas constants dans

une certaine perspective limitée

(faute ou absence de faute dans l'entreprise ; le lésé est l'acheteur ou simplement l'utiHsateur ou même un tiers étrangers à toute relation volontaire avec le produit) quHte à donner des réponses

différentes

dans des si.fuations qui, analysées dans une

perspective plus large,

paraissent

semblables ;

faut-il au contraire adopter la perspective globale qui met en évidence les éléments

constants

et lui sacrifier les diversités qu'elle recouvre à un autre échelon de l'analyse?

Le choix ne dépend pas seulement d'un jugement de valeur, mais aussi de l'adéquation des moyens à un but, le meilleur équiHbre possible des intérêts parfois contradictoires de ceux qui produisent des biens et de ceux qui les consomment, l'intérêt général restant l'objectif essentiel.

Nous optons pour le second terme de l'alternative : car s'il est pos-sible, dans un cadre suffisamment spécifique, de dégager, malgré la multiplicité des facteurs en jeu et sans généraliser au point de dissoudre la réalité objective, une relation constante de cause à effet entre les éléments eux-mêmes constants, c'est eux que le législateur doit prendre en considération pour décider d'une réglementation et de son aménage-ment. Notre ordre social postule une interdiction de principe de causer des dommages à autrui : ce principe est aménagé dans l'ordre juridique

377 Voir infra, p. 139.

GÉNÉRALITÉS 129 en fonction des besoins et des facteurs sociaux dominants ; il se con-crétise différemment suivant les circonstances dans lesquelles il doit être mis en œuvre, comme en témoigne la variété des règles de notre respon-sabilité civile.

Si on reprend les éléments qui paraissent caractéristiques

en fait

de la problématique de la responsabilité du fait des produits pour les confronter aux principes qui gouvernent la responsabilité en droit suisse, on remarque que :

1. Les «

défauts

» (au sens le plus large) et la

mise en danger involon-taire des usagers des produits ne peuvent être éliminés complètement.

Il y aura toujours ici ou là une chaîne de production ou une formule technique mal conçues, un contrôle omis, un employé négligent, une pièce compo-sante défectueuse, un avertissement mal libellé, une propriété nocive ignorée, etc. Il arrivera toujours que des produits ne correspondent pas à ce que l'on en attend positivement ou négativement, et qu'ils soient ainsi la source de dommage pécuniaires, matériels ou corporels. Le risque de l'existence de défauts, et le risque que des défauts entraînent des dom-mages pour le public consommateur est une réalité inhérente au fonc-tionnement de l'économie industrielle : Hs sont

pratiquement

inévitables, même si on peut songer dans l'abstrait à des mesures de précaution les excluant.

2. Il est également incontestable que les

intérêts du public sont menacés ainsi de

la

façon la plus générale.

Nous avons eu l'occasion d'évoquer des exemples où de nombreuses personnes sont exposées aux consé-quences d'un défaut : au-delà de l'acheteur et de l'usager, des tiers seront directement atteints : le piéton par le défaut des freins d'une voiture, le consommateur de salade par l'effet d'un engrais partiellement décom-posé, l'enfant conçu par les propriétés méconnues ou inconnues d'un produit chimique consommé par sa mère. De même pour les atteintes aux choses : l'entrepositaire voit son hangar détruit par l'explosion d'une bonbonne de gaz liquide qui ne lui appartient pas, le vigneron sa vigne anéantie par des émanations d'un herbicide répandu pourtant sur un parchet voisin, etc. Ceci vaut aussi quand la lésion ne porte que sur des intérêts purement pécuniaires ; nous verrons plus loin qu'irl ne convient toutefois pas de les traiter de la même façon 378.

3. Si on examine

les défauts selon l'optique du lésé,

il

lui est parfaite-ment indifférent

de savoir qu'il souffre un dommage parce que dans

378 Voir

infra,

p. 158, 173.

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l'entreprise productrice c'est un organe qui a commis une erreur de calcul, plutôt qu'un employé ; que le vice provient de l'humeur vagabonde d'un ouvrier, de l'ignorance excusable d'une vérité technique ou scienti-fique par un groupe de chercheurs, ou de l'organisation ou du choix peu judicieux de tel système de montage ou de tels chaîne ou procédé de fabrication, peut-être mis au point par une entreprise tierce.

Il nous semble que ces trois éléments du problème peuvent être consi-dérés comme absolument constants. li n'en est pas de même des autres facteurs que nous avons évoqués :

4. Au niveau de l'origine des défauts, nous avons reproduit brièvement les classifications établies par Simitis et Lorenz 379 principalement ; elles font apparaître la diversité des origines possibles du vice : faute d'un ouvrier ou employé ou organisation défectueuse de l'entreprise (Fabrikationsfehler), faute d'un organe (Konstruktionsfehler), ou fatalité (Entwicklungsgefahr, accident dans un procédé mécanisé, défaillance d'un ordinateur), le risque inhérent à des avertissements inadéquats pou-vant correspondre à chacune de ces hypothèses.

5. Dans la perspective du lésé, nous avons évoqué, à la suite de Diederichsen, la confiance 380 de l'acheteur et de l'usager dans le produit du seul fait de sa présence sur le marché. Une différence apparaît selon que le dommage atteint l'acheteur ou l'usager d'une part, ou un tiers de l'autre ; celui-ci ne peut le plus souvent pas invoquer sa confiance dans le produit, puisqu'iil ignorait qu'il se trouvait dans son voisinage, ou tout au moins ne s'en remettait pas sciemment à la sécurité de son emploi.

Ce sont les diverses combinaisons de ces facteurs, les uns constants, les autres variables, que nous allons examiner en les confrontant aux formes et aux sources possibles de responsabilité qu'offre notre ordre juridique, avant d'entrer dans une discussion plus serrée des bases de la solution que nous croyons pouvoir proposer.

379 Voir supra, p. 19.

380 Die Haftung .. ., partie. p. 297 ss. ; Lorenz, Warenabsatz .. ., p. 14 ss.

CHAPITRE PREMIER

LES FORMES ET LES SOURCES POSSIBLES