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Du respect des droits fondamentaux

En Afrique du Sud, l’inclusion des droits fondamentaux dans la Constitution est en soi une révolution. Le pays fut longtemps sou-mis à l’autoritarisme, et surtout à une idéologie obscurantiste et des-tructrice : l’apartheid.

Le mot « apartheid » est apparu pour la première fois dans le vocabulaire politique sud-africain dans les années 1930, à l’initiative du Dr. Daniel Malan6, alors député de l’opposition. Emprunté de l’afrikaans7, « apartheid » signifie littéralement « séparation ». Sur le plan politique, il représente l’idéologie qui, en Afrique du Sud, a fait de l’inégalité raciale un mode gouvernement et un code de vie.

Grosso modo, les thuriféraires de l’apartheid prétendent que les êtres humains se répartissent en races et que ces celles-ci sont iné-gales8. L’inégalité raciale étant l’ordre naturel des choses, la consé-quence de cet évangile est que l’homme qui n’est pas blanc de peau, notamment le Noir, est biologiquement inférieur et nul ne saurait remettre en cause l’évidence de cette inégalité sans offenser Dieu.

L’État se doit d’être l’incarnation, le garant et le promoteur de cette

6 Daniel François Malan, descendant de migrants huguenots, pasteur de l’Église protestante réformée afrikaner, inventeur de l’apartheid, Premier ministre de 1948 à 1953. Voir : Georges LORY, L’Afrique du Sud, Paris, Karthala, 1998, p. 62 et suiv.

7 L’afrikaans est une langue sud-africaine, parlée par les Afrikaners (la popula-tion blanche d’ascendance germano-hollandaise, ceux qu’on appelait autrefois

« Boers ») et par les Métis. Ces derniers forment la catégorie de la population appelée Coloureds, laquelle comprend les descendants des liens entre les pre-miers colons européens et les autochtones ainsi que les descendants de migrants indonésiens et malais. Ils sont établis, principalement mais non exclusivement, dans la grande région du Cap.

8 Population and Registration Act 30 of 1950. Cette loi attribue à chaque individu un groupe racial dès sa naissance et celui-ci devra vivre en fonction du groupe qui lui a été attribué. La loi définit la « hiérarchie » des races. Par ordre d’impor-tance, elle distingue en premier lieu la race blanche, vient ensuite la race des Métis, suivie de celle des Indiens (Asiatiques), et enfin au bas de l’échelle se trouve la race noire.

inégalité raciale. Tout ce qui a trait à l’homme et à la société, est régi et déterminé en fonction de la couleur de peau des individus. Ainsi, les Blancs et les non-blancs doivent demeurer séparés en tout temps et en tout lieu9, suivant un schéma juridique et institutionnel qui exprime et favorise l’assujettissement permanent de ceux-ci par ceux-là10. La religion, dans laquelle l’apartheid prétend trouver ses fondements, doit y mettre du sien pour construire et pérenniser cette société dans laquelle le Blanc restera toujours le baas (le patron) et le Noir, son éternel serviteur. Ainsi, les trois églises afrikaners11 se bousculent dans l’offre de leur catéchèse et de leur personnel qua-lifié au service du régime d’apartheid12.

9 Group Areas Act 41 of 1950. Cette loi détermine le lieu de résidence selon la cou-leur de peau de l’individu. Elle prône la ghettoïsation urbaine des Noirs. Des cités africaines, telle Sophiatown, ont été rasées, en vertu de cette loi. S’y ajoute la Separate Amenities Act 49 of 1953 qui régit l’accès ségrégué aux lieux publics.

Notons également la Suppression of Communism Act 44 of 1950 qui, sous prétexte d’interdire le communisme, criminalise toute opposition au gouvernement de l’apartheid. C’est sous le régime de cette loi que le pouvoir interdit le Congrès national africain. La Bantu Education Act 47 of 1953 et la Extension of University Act 45 of 1959: ces deux lois contraignent les écoliers et étudiants noirs à suivre un système d’éducation ségrégué et de niveau très médiocre. Selon les thurifé-raires de l’apartheid, l’école n’a d’utilité pour les Noirs que si elle les aide à servir l’homme blanc. Notons, par ailleurs, la Prohibition of Mixed Marriages Act 55 of 1949, qui interdit le mariage entre l’homme et la femme de couleur de peau dif-férente, et la Immorality Act 5 of 1927 (amendée en 1949), qui interdit les relations sexuelles entre personnes de couleur de peau différente.

10 Richard SPITZ et Matthew CHASKALSON, The Politics of Transition. A hidden history of South Africa’s negotiated settlement, Oxford, Hart Publishing, 2000, p. 4 et suiv ; Roger OMOND, The Apartheid Handbook, London, Penguin UK, 1986, p. 9 et suiv.

11 Les trois églises sont la Nederduitse Gereformeerde Kerk (NGK), la Nederduitsch Hervormde Kerk van Afrika et la Gereformeerde Kerk.

12 Ainsi, D.F. Malan était pasteur de l’une de ces églises. Pendant longtemps, l’Église NGK fut présidée par le pasteur Koot Vorster dont le frère John Balthazar fut ministre de la Justice puis Premier ministre (1966-1978). Le Dr Hendrik Frensch Voerwoerd (Premier ministre de 1958 à 1966), très enthousiaste et déterminé serviteur et architecte de l’apartheid, fut pasteur assistant avant de professer la psychologie à l’Université de Stellenbosch, le temple intellectuel du « national-christianisme » cher au NP. Voir notamment : Paul COQUEREL, L’Afrique du Sud, l’histoire séparée, Paris, Gallimard, 1992, p. 94 ; G. LORY, préc., note 6, p. 70.

La politique d’apartheid fut officialisée en 1948, au lendemain de la victoire électorale du Parti national afrikaner (NP)13. Elle ne prendra fin que dans les années 1990, à la suite d’un long dialogue national14, lequel dialogue a fait naître la Déclaration des droits.

Le respect des droits fondamentaux est inscrit dans le préam-bule de la Constitution sud-africaine. On le trouve également à l’article 1 énonçant les « valeurs fondatrices » de la République sud-africaine. Mais la principale source textuelle des droits fondamen-taux reste le chapitre II de la Constitution portant « Déclaration des droits » (Bill of Rights).

13 Le Parti national, plus connu sous son acronyme afrikaans NP pour Nasionale Party, fut fondé en 1912 par des nationalistes afrikaners, dont le général Barry Hertzog, héros de la guerre anglo-boer (1899-1902) et Premier ministre de 1924 à 1939. À l’origine, le Parti défend l’identité et les intérêts du peuple afrikaner tout en coopérant avec la minorité anglaise. Mais au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les extrémistes du parti, qui ne cachaient pas leur admiration pour Hitler et leur aversion des Anglais, parviennent à neutraliser la fraction conservatrice proche du général Hertzog. Se disant des nationalistes « purifiés », ils prônent un nationalisme afrikaner exclusif et veulent instaurer un gouver-nement fondé sur l’apartheid. Vainqueurs des élections censitaires de 1948, ils prennent le pouvoir et réunifient le parti. Ils mettent aussitôt en application leur politique d’apartheid. Le Parti national exercera la totalité des pouvoirs jusqu’en 1994. Battu aux élections démocratiques et non racistes d’avril 1994 (les pre-mières de l’histoire), le NP enregistrera des résultats bien plus médiocres lors des deux scrutins démocratiques ultérieurs (1999 et 2004). Discrédité, le vieux parti afrikaner voit perdre l’essentiel de son électorat et de son élite. Même sa transformation en 1998 en un Nouveau Parti National (New National Party) ne suffira pas pour arrêter le naufrage. Le parti se saborde par une auto-dissolution en 2005. Sur l’histoire du NP, voir : William BEINART, Twentieth-Century South Africa, Oxford, Oxford University Press, 1994 ; Christi van der WESTHUIZEN, White Power & the Rise and Fall of the National Party, Cape Town, Zebra Press, 2007.

14 Sur le processus de négociation politique et constitutionnelle, voir : Nelson MANDELA, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard, 1995, p. 617 et suiv., Allister SPARKS, Demain est un autre pays : histoire secrète de la révolution sud-africaine, Paris, Éditions Ifrane, 1996 ; R. SPITZ et M. CHASKALSON, préc., note 10, p. 4 et suiv. ; G. LORY, préc., note 6, p. 79 et suiv.

Incorporée à la Constitution, la Déclaration des droits est une liste ouverte15 de droits et libertés de toutes catégories16, droits et libertés liant toutes les branches du droit, y compris la common law17, opposables à l’État et à ses agents (article 8 (1)), applicables

15 Il y a « liste ouverte » lorsque l’instrument qui prévoit les droits et libertés n’exclut pas la possibilité de reconnaître des droits et libertés autres que ceux qui y sont inscrits. Ainsi, l’article 39 (3) de la Constitution sud-africaine dispose : « La Décla-ration des droits ne nie pas l’existence de tout autre droit, de toute autre liberté reconnus ou conférés par la common law, le droit coutumier, la loi, sous réserve de conformité à la Déclaration ». Dans la même veine, notons l’article 50 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, (ci-après : « Charte québécoise ») qui dispose : « La Charte doit être interprétée de manière à ne pas supprimer ou restreindre la jouissance ou l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne qui n’y est pas inscrit ».

16 La Constitution sud-africaine dresse la liste des droits et libertés sans faire de gradation. Elle les place sur un pied d’égalité et la jurisprudence constante va dans le même sens : The Government of the Republic of South Africa and Others v. Grootbom, 2000 (11) BCLR 1169 (CC), 2001 (1) SA 46 (CC), par. 21-23, ci-après Grootbom: Sous la plume du juge Yacoob, la Cour a jugé, à l’unanimité de ses membres, que les droits socioéconomiques inscrits dans la Constitution sont justiciables, c’est-à-dire qu’ils peuvent être mis en œuvre devant les tribu-naux, d’autant plus que leur effectivité est la condition même de l’effectivité des droits et libertés classiques. La Cour vient de réitérer unanimement cette juris-prudence dans l’affaire Occupiers of 51 Olivia Road Berea Township and 197 Main Street Johannesburg v. City of Johannesburg, Case CTT 243/07, affaire jugée le 19 février 2008, ci-après 51 Olivia Road.

17 Dans l’affaire De Klerk v. Du Plessis, 1996 (3) SA 850 (CC), la Cour sud-afri-caine, s’appuyant notamment sur la jurisprudence canadienne Retail, Whole-sale & Department Store Union, Local 580 v. Dolphin Delivery Ltd., (1987) 33 D.L.R. (4th) 174, a jugé que la Constitution ne s’appliquait pas directement à la règle de common law lorsque cette dernière régit les rapports de droit privé. Elle a limité l’application directe de la Constitution aux seules règles de common law régissant les rapports de droit public. Remarquons que c’est une Cour divisée qui rendit la décision Du Plessis: le juge Kriegler rédigea un jugement dissident, auquel ont adhéré les juges Ackermann et Didcott (par. 113-150). Selon cette dissidence, la Constitution s’applique à tout le droit et point n’est besoin de dis-tinguer entre la common law selon qu’elle régisse le droit privé ou le droit public.

Le juge Madala (par. 151-166) rédigea également un jugement dissident, notamment pour reprocher à la majorité d’avoir été influencée par le droit étran-ger, en l’occurrence le droit canadien, au détriment des réalités sud-africaines, de l’histoire sud-africaine et de l’esprit de la Constitution sud-africaine. La décision majoritaire fut rédigée par le juge Kentridge, avec l’appui des juges Chaskalson, Langa, Mahomed, Mokgoro, O’Regan et Sachs. Mais au sein même de cette majorité, les voix étaient nuancées. Par exemple, le juge Mahomed (par. 76-78) était en partie d’ac-cord avec les arguments des deux dissidences. La jurispru-dence De Klerk v. Du Plessis sera revue à l’occasion de l’affaire Khumalo v. Holo-misa 2002 (5) SA 401(CC). En effet, dans un jugement unanime, la juge Kate

sous certaines conditions aux relations de droit privé (article 8 (2, 3 et 4)), justiciables (articles 38 et 39), limitables (article 36) et déro-geables (article 37). Notons également que la Déclaration sud-afri-caine des droits est enchâssée : ses dispositions ne peuvent être modifiées que selon la procédure contraignante et complexe de l’article 74(2) qui prévoit une majorité de deux tiers des membres de l’Assemblée nationale et l’aval d’au moins six des neuf provinces du pays, provinces dont les délégués forment la deuxième chambre du Parlement. La procédure d’amendement de la Déclaration des droits est d’autant plus contraignante qu’elle s’opère sous le con-trôle du juge constitutionnel18.

Pierre angulaire de la démocratie (supra), pilier central de la Constitution où elle est enchâssée, la Déclaration des droits béné-ficie de la primauté normative en vertu de l’affirmation expresse du principe de la suprématie constitutionnelle.

18 Dans United Democratic Movement v. President of the Republic of South Africa (No 2), 2003 (1) SA 495 (CC), par. 26, la Cour constitutionnelle juge que son rôle est de s’assurer que la procédure de modification constitutionnelle a été respectée ou non par la loi d’amendement constitutionnel. Ce faisant, la Cour semble privi-légier la retenue judiciaire en se contentant d’un contrôle minimum lorsqu’il s’agit d’amendement constitutionnel. Mais dans la même décision, elle n’exclut pas sa compétence dans l’hypothèse où l’amendement tendrait à modifier les principes substantiels de la Constitution. Par exemple, un amendement qui tendrait à saper le système de démocratie pluraliste ne passera pas le test. Dans ce cas, la politique ne sera pas la retenue. En définitive, la Cour ne s’enferme pas ; elle se laisse une marge. L’étendue de son contrôle sera fonction du contenu de l’amendement constitutionnel. Ainsi, dans Premier of KwaZulu-Natal v. Pre-sident of the Republic of South Africa, 1996 (1) SA 769 (CC), par. 49, le juge en chef Ismail Mahomed (alors membre de la Cour) déclarait dans un obiter dictum: « Un prétendu amendement constitutionnel qui aurait été fait selon la procédure prescrite, mais qui tendrait à restructurer ou à réorganiser radicalement et fon-damentalement les principes fondamentaux de la Constitution ne saurait être qua-lifié d’amendement ». Voir : Iain CURRIE et Johan DE WAAL, The Bill of Rights Handbook, 5th Edition, Cape Town, Juta, 2005, p. 452 et suiv.

O’Regan dit que la Constitution s’applique horizontalement. Même si Khumalo v. Holomisa n’a pas clairement fait disparaître la distinction entre la common law appliquée aux rapports de droit public et la common law appliquée aux rap-ports de droit privé, il est désormais clair que la common law doit intérioriser la Constitution, sous peine d’invalidité. En toute hypothèse, la common law ne peut plus, comme le fait remarquer si bien le professeur Xavier Philippe, évoluer en autarcie. Voir Xavier PHILIPPE, « Afrique du Sud : Actualité constitutionnelle », RFDC 2002.49.222.