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Chapitre 3. Mettre en scène les épopées : un geste politique

B. Féminin, masculin

3. Représentations des hommes et des femmes, théâtre et Antiquité

La question de la présence des hommes et des femmes et leurs rôles sur scène, n’est pas spécifiqueaux mises en scène des épopées homériques, et doit être analysée en prenant en compte l’histoire du théâtre et des représentations hommes / femmes qu’elle implique. Dans l’introduction de son ouvrage Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Muriel Plana dresse un état des lieux sur la place des femmes et du féminin au théâtre, rappelant qu’il s’agit d’un milieu masculin, tant du point de vue professionnel (accès récent des femmes aux métiers d’écriture et de mise en scène, inégalité de la reconnaissance des artistes en fonction de leur identité sexuelle) que du côté de leur représentation dans les œuvres.

Le théâtre grec – duquel Pauline Bayle se place en héritière car elle monte les textes d’Homère en l’envisageant comme « l’aïeul du théâtre »324 – représente de nombreuses

figures de femmes (Electre, Médée, Phèdre, Antigone, Andromaque, Clytemnestre, etc.). Pourtant, comme le rappelle Louise Bruit Zaidman, le théâtre était « composé par des hommes et joué par des hommes, […] clairement destiné aux hommes (même si certaines femmes, comme on en fait parfois l’hypothèse, ont pu figurer parmi les spectateurs) »325.

Pendant l’Antiquité, les femmes avaient leur place dans le cercle familial, à la maison, tandis que l’espace public – y compris le théâtre – était celui des hommes. Au-delà de leur sexe (homme ou femme), c’est le rôle social des individus qui déterminait leurs activités et leurs fonctions dans la Cité : tous les hommes n’avaient pas les mêmes pouvoirs et fonctions, de même que toutes les femmes n’avaient pas les mêmes rôles et places dans la société ou dans les familles.

Il nous reste peu de traces sur les femmes dans la Grèce antique, et de nombreux travaux portent actuellement sur cette question, et parmi ces traces on compte les pièces

324 Entretien mené par BASTIN-HAMMOU Malika et LOUETTE Christiane, op. cit., de 2min.25 à 2min.37 :

« Homère est issu d’une tradition orale, un peu comme si c’était le grand cousin, enfin l’aïeul du théâtre parce que – j’espère que je ne dis pas de bêtise – le théâtre n’existait pas à l’époque d’Homère ».

325 BRUIT ZAIDMAN Louise, « Le discours masculin / féminin sur le genos gunaikôn dans la tragédie

grecque », dans SEBILLOTE CUCHET Violaine et ERNOULT Nathalie (dir.), Problèmes du genre en Grèce ancienne, Paris, Publication de la Sorbonne, 2007, p.147.

118 de théâtre. Les pièces antiques véhiculent de nombreux lieux communs sur les relations hommes / femmes. Or, toujours d’après Louise Bruit Zaidman :

Cette mise en perspective de lieux communs attestés par la tradition aboutit à observer que, dans la tragédie, et notamment celle d’Euripide, la variété des statuts de femmes convoqués et des caractères représentés placent sous les yeux des spectateurs des situations où masculin et féminin s’affrontent en face de conflits impliquant, au-delà des personnages mythiques et des rois et des princesses, la société de citoyens ordinaires, avec ses règles et ses choix parfois contesté ou contestables.326

Cela laisse supposer que depuis la tragédie grecque, postérieure aux épopées homériques mais qui ont largement contribué à leur lecture actuelle (et plus encore, on peut le penser, à celle des artistes de théâtre), le théâtre est le lieu d’interrogation sur les rapports hommes / femmes et leurs rôles respectifs dans la société. Enfin, plus que les épopées elles-mêmes, c’est l’antiquité grecque qui offre aux artistes contemporain·e·s un cadre de remise en question sur le genre.

Aujourd’hui, les notions de genres et d’identités sexuelles posent de nombreuses questions et sont en débat. « La scène théâtrale est sans doute ce qui se rapproche le plus de la scène sociale »327, et il n’est pas surprenant que ces questions entrent en ligne de

compte dans les mises en scène contemporaines. Le fait que les chercheur·se·s qui s’intéressent à l’histoire des femmes ou aux gender studies, sous toutes ses formes, montrent un intérêt pour l’Antiquité, indiquerait une volonté de trouver des racines anciennes aux questionnements contemporains. Les nombreux travaux328 qui vont en ce

sens laissent supposer que ces racines existent et que nos interrogations ne sont pas nouvelles, ou du moins qu’elles s’ancrent dans d’autres questionnements.

Pauline Bayle, en cherchant à déconstruire la vision stéréotypée du héros grec, ou Simon Abkarian qui amène les spectateur·trice·s à voir des personnages beaucoup plus complexes qu’ils ne le semblent d’abord, s’inscrivent dans la même démarche. Comme les chercheur·se·s, les artistes voient dans les épopées homériques des ouvertures vers une remise en question des relations hommes / femmes et des rôles sociaux genrés.

326 Ibid, p.158.

327 PLANA Muriel, Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, op. cit., p.37.

328 On peut citer, par exemple : EuGeStA, revue sur le genre dans l’Antiquité, centre HALMA UMR 8164,

université de Lille-3, Réseau européen sur les Gender Studies dans l’Antiquité (disponible au lien suivant :

https://eugesta-revue.univ-lille3.fr/) ; la revue électronique Genre & Histoire (disponible au lien suivant :

https://journals.openedition.org/genrehistoire/); le colloque « Genre et Antiquité » organisé par l’équipe Phéacie de la Sorbonne en 2002 et l’ouvrage qui en a résulté en 2007 (SEBILLOTE CUCHET Violaine et

ERNOULT Nathalie (dir.), Problèmes du genre en Grèce ancienne, op. cit.) ; BOEHRINGER Sandra et

SEBILLOTTE CUCHET Violaine, Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine - Le genre : méthode et documents, Paris, éditions Armand Colin, coll. « Cursus », 2011.

119 Du fait que le théâtre permet l’analyse de rapports sociaux et politiques à partir d’un angle différent de la vie quotidienne, interrogeant par exemple le rapport entre acteur·trice et personnage, comme nous l’avons vu pour Iliade, Odyssée et Ménélas Rebétiko Rapsodie (et peut-être Pénélope ô Pénélope), « l’identité masculine et l’identité féminine sont interrogées au théâtre, comme elles ne le sont quasiment jamais dans la vie quotidienne, soit politiquement »329. Une femme jouant un personnage masculin, même

dans le cas où le jeu ne cherche pas à gommer l’identité sexuelle de la comédienne – comme dans Iliade avec Achille joué par Charlotte van Bervesselès et Hector joué par Viktoria Kozlova – inciterait la comédienne à une prise de recul car, d’après Muriel Plana, elle « se posera, consciemment ou inconsciemment, toutes sortes de questions nouvelles, et le public avec elle »330. En partant de ce principe, il y a une vraie force politique dans

la distribution des rôles d’Iliade et Odyssée, mais aussi dans Pénélope ô Pénélope, où le travestissement d’un comédien pour jouer Odessa amène les mêmes types de questionnements.