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Chapitre 3. Mettre en scène les épopées : un geste politique

B. Féminin, masculin

2. Pénélope ô Pénélope et Ménélas Rebétiko Rapsodie

La dimension sensuelle, et sexuelle, des présences féminines de l’Odyssée d’Homère est conservée et exacerbée dans Pénélope ô Pénélope de Simon Abkarian, dans laquelle Dinah est un personnage construit sur sa sexualité. Si Ante la persécute, ce n’est pas tant pour pouvoir l’épouser et faire disparaître le souvenir d’Elias que pour la posséder et faire ce qu’il souhaite de son corps. Contre lui, Dinah se défend en mettant en doute sa virilité et sa capacité à la satisfaire.

Dans le spectacle, les genres sont renversés, comme dans Iliade et Odyssée : Nouritsa, le fantôme de la mère d’Elias, est jouée par un homme (Georges Bigot) dans la

314 PAVIS Patrice, Dictionnaire du théâtre, op. cit., « Emploi », p.115. 315 Ibidem.

115 version de 2008. Mais dans la reprise de cette année 2018, c’est une comédienne qui récupère le rôle (Ariane Ascaride). Les deux comédien·ne·s n’ont aucun trait en commun, aucun·e des deux n’étant androgynes : Georges Bigot est grand, costaud et chauve, alors qu’Ariane Ascaride est petite et menue, avec des cheveux longs.

Il est difficile de commenter l’effet produit par l’interprétation d’Odessa par Georges Bigot dans Pénélope ô Pénélope, car on trouve peu de témoignages de spectateur·trice·s. Cependant, le changement de comédien·ne pour la recréation du spectacle indique que l’identité sexuelle de l’interprète a peu d’importance. L’évolution du personnage entre les deux créations résultera du changement de comédien·ne, mais pas forcément du changement de sexe de l’interprète.

Quant à Ménélas Rebétiko Rapsodie, le thème et le texte de l’œuvre amènent un questionnement sur les rôles sociaux attribués aux hommes et aux femmes, notamment lorsqu’ils et elles sont des épouses ou des époux. En effet, le nœud du problème est que l’honneur de Ménélas est entaché par le départ d’Hélène avec un autre homme : dans l’œuvre de Simon Abkarian, il est alors poussé par Agamemnon à entrer en guerre pour laver son honneur d’homme et de mari, pour retrouver sa virilité. À cause d’Aphrodite, Hélène ne remplit plus ses devoirs d’épouse et s’enfuit avec Pâris, provoquant la Guerre de Troie. Le statut d’homme de Ménélas est remis en question par son peuple (« s’il est encore un homme »317 et « un mari qui n’a pas su tenir sa femme, qui n’a pas su la châtier

quand il le fallait »318) ou par lui-même (« tu trembles d’effroi comme une vierge devant

317 ABKARIAN Simon, Ménélas Rapsodie, op. cit., p.7, à 9min.52 dans la captation de Ménélas Rebétiko

Rapsodie.

318 Ibid, p.18, à 38min.51 dans la captation de Ménélas Rebétiko Rapsodie.

Figure 24 : Photographie officielle de Pénélope ô Pénélope, © Karim Dridi.

Elias (Simon Abkarian) et Odessa (Georges Bigot).

116 le sexe dressé de son homme »319 ou encore « moi qui suit le faible, le mou, l’indécis »320).

Quant à Hélène, une phrase de Ménélas décrit son rôle d’épouse : « occupe-toi de notre hôte »321. Les femmes doivent accueillir les invités, s’occuper de la maison et de leurs

maris, et prier. On le retrouve dans Iliade de Pauline Bayle où, comme dans l’épopée homérique, Hector ordonne à sa mère d’aller prier Athéna pour le salut des Troyens.

Dans la mise en scène, si la zeibekiko est une danse d’homme, Simon Abkarian ajoute à un moment un éventail dans sa danse. Or, cet éventail, lorsqu’il est ouvert, est celui d’Hélène (et celui de Ménélas lorsqu’il est fermé, comme un sceptre). S’agit-il alors d’une autre danse rébète, ou d’une transgression des genres ?

À défaut d’une véritable transgression, il y a une zone de flou entre féminin et masculin dans l’ensemble du spectacle. Pourtant, à première vue, il s’agit d’une œuvre du côté du masculin : il n’y a que des hommes sur scène (Simon Abkarian, Grigoris Vasilas et Giannis Evangelou), le personnage est un homme et les danses sont aussi masculines. Malgré tout, quelque chose de féminin hante le plateau : Hélène, ou plutôt son ombre, qu’il faut rêver et fantasmer comme le fait Ménélas. Son corps est sans cesse invoqué et surgit presque matériellement à travers les répliques de Ménélas, qui la décrit et la tutoie comme si elle était en face de lui. Il la rend même présente de façon concrète en l’imitant, en adoptant une attitude genrée stéréotypée et en contrefaisant sa voix, cachée derrière l’éventail ouvert322.

D’après Muriel Plana, le féminin au théâtre est du côté du corps et de l’intime. En s’interrogeant sur le féminin au théâtre, elle développe l’idée que de plus en plus d’artistes hommes féminisent leur théâtre :

Les hommes goûtent le féminin et se « féminisent » dans leur approche de l’art. Les récits intimes, les autobiographies théâtrales se multiplient […]. Le théâtre devient le lieu de l’expression de soi, de ses secrets, de ses cauchemars, de son inconscient. […] l’intime, le sexe, l’instinct, la pulsion, l’irrationnel, soit le « féminin » (ou l’obscène traditionnel), deviennent les objets favoris du théâtre.323

La forme de récit de soi de Ménélas Rebétiko Rapsodie n’apparaît alors plus uniquement comme un moyen de contemporanéiser le personnage mythique en conservant une forme de narration proche de l’épopée, mais aussi comme sa féminisation.

319 Ibid, p.16, à 32min.55 dans la captation de Ménélas Rebétiko Rapsodie. 320 Ibid, p.26, à 1h.01. dans la captation de Ménélas Rebétiko Rapsodie. 321 Ibid, p.23, à 54min.40 dans la captation de Ménélas Rebétiko Rapsodie. 322 Captation de Ménélas Rebétiko Rapsodie, à 55min.

323 PLANA Muriel, Théâtre et féminin : identité, sexualité, politique, Dijon, éditions Universitaires de Dijon,

117 Ainsi, la remise en question des rôles sociaux en fonction des identités sexuelles, présente de façon thématique dans le texte, trouve un écho dans la forme du spectacle et sa mise en scène.