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3.4. Déontologie et représentation : la question de la réputation

3.4.1. Représentation, réputation et légitimité

Les étapes se succèdent, qui vont de réceptions en productions de représentations par l’intermédiaire d’un discours articulé selon diverses manières, ce discours étant lui-même enté sur un contexte organisationnel particulier. Ces représentations sont tributaires des cultures dans lesquelles s’originent les contextes d’action : nous l’avons évoqué avec DiMaggio (1994), nous le retrouvons chez Abolafia (1998 : 69) :

Lorsque les gens “sont en contact” (“in touch with each other”), ils sont socialement intriqués (socially embedded) dans d’importants réseaux de relations sociales, et culturellement intriqués (culturally embedded) dans un système de normes, de règles et de procédures cognitives signifiantes ».

C’est par l’intermédiaire des représentations que se construisent les marchés, que s’organisent les échanges, et que se développent les déontologies :

« Au travers d’interactions répétées, les acteurs du marché développent des attentes quant aux comportements appropriés, et aux façon de jouer leurs rôles (about scripts for the performance of roles). C’est par l’intermédiaire de ces règles et de ces rôles que les participants constituent le marché » (1998 : 70).

Si la déontologie est une fonction performative, disposant d’une sémiotique propre, effectuant des traductions, elle génère au même titre que les sociétés faisant l’objet d’évaluations (Schinckus, 2004) ou que des documents comptables, des images, des représentations. Celles- ci sont parfois même considérées comme des « images icôniques » (McGoun & Coyne, 2006) : les éléments numériques, organisés selon des normes de présentations strictes, tout comme la description d’organisations ou l’explicitation des règles n’en restent pas moins des représentations :

« Les nombres sont des décomptes et mesurent quelque chose d’autre, et ne sont rien en tant que tels. Les représentations sont les images de quelque chose d’autre, mais sont toujours quelque chose en tant que telles. Les nombres sont des adjectifs ; les représentations sont des noms » (McGoun & Coyne, 2006 : 4).

Ces représentations qui nomment, indiquent, sont générées par des acteurs qui en permanence estiment, jugent, se font des idées sur les valeurs qu’ils suivent, sur la façon de mener une opération ou de conseiller un client. Les représentations générées par les acteurs du marché font littéralement vivre le marché en ce qu’elles participent à la chair même des échanges possibles : la plupart du temps, ce n’est que parce que l’acteur se figure que la transaction est honnête, ou intéressante qu’il la réalise (cf. par exemple Izquierdo, 2001 ou Kalthoff, 2005).

En quoi cette évocation de la dimension représentative de l’action sur les marchés est-elle importante ? En ce que dans le cours des pratiques de marché admises, il est souvent question de réputation : une des représentations que l’acteur se fait de sa contrepartie. L’intervenant cherche souvent à savoir si celle-ci est en effet « honorable du point de vue moral »122, s’il peut s’engager dans un échange avec lui ou pas, si au-delà de cet échange d’autres échanges seront possibles dans le futur et si sa propre réputation, c’est-à-dire ce que les autres parties prenantes pensent de lui, se représentent à son égard, ne souffrira pas de la transaction. D’une certaine manière, on peut dire que la réputation d’un individu ou d’une organisation équivaut à la somme des représentations existantes à leur encontre, un tout qui leur est accolé dans les schèmes cognitifs communs. Cet agrégat de représentations diverses, ancré dans un contexte culturel donné, situé par rapport à des normes et des usages, constitue une dimension

essentielle de l’échange. La réputation, ce qui se trouve véhiculé par l’opinion publique, c’est cela même qui intervient comme élément menant à l’acceptation ou le rejet de l’élément concerné dans le contexte donné. Et ceci vaut tout autant pour les marchés de capitaux (Abolafia, 1996 ; Hertz, 1998), que pour la banque de détail (Courpasson, 1995 ; Moulévrier 2002), ou la gestion d’actifs (Tadjeddine, 2006).

Cette question de la réputation ne peut être envisagée sans l’aide d’une seconde notion, qui est déjà apparue dans le cours de notre texte : la notion de légitimité. L’appréhension de la légitimité d’une organisation donnée s’opère systématiquement par des représentations (Laufer & Burlaud, 1997 ; Baxter & Margavio, 2000 ; Laufer, 2005 ; Preda, 2005 ; Guilhot, 2006) : la simple présomption de l’illégalité ou de l’illégitimité d’une opération peut avoir un impact négatif sur l’image renvoyée par une organisation ou une personne123. Les représentations dont il est question peuvent être aussi bien individuelles que collectives, et être suscitées par des éléments extrêmement divers : on se situe d’emblée avec cette question sur un plan cognitif, qu’il devient dès lors très difficile à décrire – après tout, n’y a-t-il pas autant de représentations disponibles que d’individus ou d’entités portant un regard sur l’organisation ? Ces représentations générées sont autant de jugements portés sur la pertinence, la qualité des actions menées par l’organisation : en l’espèce, le caractère attractif ou répulsif des modalités d’octroi de crédit dans la banque de détail, la qualité des relations qu’entretiennent les sales avec leurs clients institutionnels, ou bien la fiabilité de tel négociateur sur le Liffe. Ces jugements issus des personnes et entités en relation avec l’organisation, sont tous porteurs d’au moins deux éléments qu’il est peu aisé de disjoindre : d’une part la légitimité que nous avons déjà évoqué, d’autre part la réputation afférente aux représentations concernées.

123. Abolafia montre de façon tout à fait pertinente que ces modes de raisonnement se retrouvent également dans les organes externes aux marchés, typiquement les instances de régulation : « La réputation constitue le principal cadre mobilisé par les membres du FOMC (Federal Open Market Committee) pour rationaliser leurs décisions de politique économique. L’importance de cet aspect dans les comptes-rendus souligne sa légitimité comme élément narratif exemplaire (guiding narrative) lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. Les responsables de la Fed sont toujours inquiets de ce que leurs décisions auront comme conséquences pour leur propre crédibilité. La réputation est un élément important aux yeux des membres du FOMC, parce qu’on attend de la Fed qu’elle tienne le cap sur l’inflation tout comme elle soutient la croissance » (2005 : 223).

Les deux éléments sont à bien des égards structurants dans la pratique déontologique ; nous essaierons de les caractériser relativement à leur contexte. La tâche n’est certes pas aisée : une fois que l’on a dit que le déontologue doit assumer la gestion du risque de réputation, on n’est en définitive guère avancé : contrairement aux risque de taux ou de crédit, qui sont des risques quantifiables, on dispose encore de peu d’indicateurs relatifs à la réputation, et pour cause : on se situe ici essentiellement sur le terrain de la légitimité et non sur celui de la légalité124. La nuance est d’importance : il ne suffit pas en effet de respecter un texte à valeur juridique pour s’assurer l’approbation générale, et les ressorts producteurs de la légitimité sont parfois ténus. D’où l’importance, pour les métiers de la finance, de prendre la mesure de cette notion de légitimité dans l’exercice quotidien des activités.

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