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La représentation des actants : une identité professionnelle insaisissable

II. Cadre méthodologique : outils et méthodes d’analyse pour une enquête sur

2. Des données révélatrices de structures d’opposition

2.1. La représentation des actants : une identité professionnelle insaisissable

L’analyse structurale des entretiens nous a donc permis d’analyser la représentation des actants par les personnes interrogées. Le décompte des occurrences de pronoms personnels permet la formulation de plusieurs hypothèses. En effet, on constate que le pronom « ON » est celui le plus utilisé avec 1070 occurrences. Cette observation a un intérêt particulier puisqu’un tel pronom désigne un groupe qu’on ne peut identifier. Anje Müller Gjesdal, docteur spécialisé dans l’étude sémantique du pronom « ON » met en lumière ce mystère autour des actants désignés : « L’emploi de ON permet donc de représenter une expérience qui n’est ni

tout à fait individuelle, ni tout à fait collective42. ». Ainsi, pour comprendre ici à qui font références tous ces pronoms « ON », il ne reste qu’à formuler des hypothèses.

Dans le contexte scolaire, et dans le cadre de l’entretien, ce pronom peut aussi bien désigner le groupe enseignants que l’institution, le groupe classe, ou encore la communauté éducative. Quoiqu’il en soit, l’emploi du pronom « ON » peut ici révéler un désengagement de l’individu au profit du collectif. S’agirait-il ici de se cacher derrière le groupe, ou derrière les institutions ? Prenons ces propos en exemple : « Mais, ceux-là [les élèves moyens] on a peu de temps pour s'en occuper quoi, alors qu'on pourrait les faire progresser en s'en occupant davantage, si on avait un peu plus de temps à leur consacrer43. ». Ici, le pronom « ON », répété à trois reprises, fait référence à la communauté enseignante en général. L’individu interrogé, en s’incluant dans un groupe déterminé, se dégagerait alors de toute responsabilité quant à la difficulté de gérer la diversité dans ses classes. Toutefois, l’emploi du pronom « ON » peut également s’analyser d’une autre manière, bien plus optimiste par ailleurs. En effet, plutôt que d’un désengagement, ce pronom peut aussi témoigner d’une synergie entre les enseignants. Après tout, l’Éducation Nationale ne prône-t-elle pas la coopération ? N’oublions pas que le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation demande explicitement de « coopérer au sein d’une équipe44 ». Alors, le « ON » serait ici révélateur d’une solidarité entre les enseignants, et non d’une déresponsabilisation. Toutefois, cette idée d’appartenance à une communauté semble contrastée par la présence importante d’un autre pronom personnel : le pronom « JE ».

L’emploi du pronom « JE », est également assez révélatrice de la représentation des actants. En effet, c’est le deuxième pronom le plus utilisé lors des entretiens avec 857 occurrences. Toutefois, contrairement au pronom « ON », le pronom « JE », est ici presque toujours employé devant un verbe d’opinion (je pense, je crois, je doute...), plus que devant des verbes d’actions. Dans un second temps, le pronom « JE », est également employé pour faire part d’une expérience

42MÜLLER Gjesdal Anje, (2008). Etude sémantique du pronom ON dans une perspective textuelle et contextuelle, (Thèse de doctorat inédite). Université de Bergen.MÜLLER Gjesdal Anje, (2008). Etude sémantique du pronom ON dans une perspective textuelle et contextuelle, (Thèse de doctorat inédite). Université de Bergen. 43 Cf. entretien sujet 12.

44« Le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation », Ministère de l’Éducation

nationale, [en ligne], 2013, disponible sur http://www.education.gouv.fr/cid73215/le-referentiel-de-competences- des-enseignants-au-bo-du-25-juillet-2013.html

personnelle. Ici, nous sommes donc dans un autre aspect qu’avec l’emploi du pronom « ON » puisque le « JE » révèle un regard intérieur, donc subjectif. Là encore, plusieurs hypothèses voient le jour pour expliquer cette récurrence. La première consisterait à penser que l’enseignant a un regard assez centré sur sa pratique avec ses élèves, excluant les autres acteurs de la vie scolaire. Cette hypothèse semble se vérifier si on regarde de plus près l’analyse structurale. En effet, les stagiaires, à eux seuls, ont prononcé 30 % des pronoms « JE » énoncés lors des entretiens avec 242 occurrences. Dans l’hypothèse d’un certain individualisme enseignant, ce chiffre s’explique aisément : les stagiaires n’enseignent que depuis quelques mois et seulement à mi-temps. A ce titre, ils se concentrent sur la qualité didactique de leurs cours et sur leur gestion de classe, tandis qu’avec l’expérience, on élargit ses horizons et commence à coopérer avec d’autres individus.

La seconde hypothèse envisagée (potentiellement compatible avec la première) serait celle d’une possible solitude ressentie par les enseignants. Cette solitude peut dans un premier temps être subie. En effet, comme l’affirment certains enseignants, si le travail d’équipe est valorisé, cela n’enlève rien au fait qu’à terme, l’enseignant finira bien seul face à sa classe. Prenons cette citation par exemple : « C'est bien joli sur le papier la pédagogie différenciée etc. mais bon, ça a ses limites quoi, et bon, l'enseignant il reste quand même tout seul, donc45 ». Ces propos sont très révélateurs de cette solitude vue comme un obstacle à la progression. Toutefois, cette solitude peut également être choisie, comme l’exprime Philippe Perrenoud à travers son concept de solitude ambiguë. L’enseignant choisirait alors de s’isoler par « refus de se confronter aux autres, la crainte de devoir s’engager davantage dans le travail, voire d’être poussé à changer sa pratique sous leur influence, le sentiment qu’on ne saura pas préserver son identité46 ».

Ces propos sont confirmés par un rapport récent de l’OCDE47. En France, huit enseignants sur dix déclarent ne jamais observer les cours de leurs collègues pour s’en inspirer, contre moins de cinq sur dix dans les 33 autres pays de l’enquête.

45 Cf. entretien sujet 13

46 PERRENOUD Philippe (1995), Dix non dits ou la face cachée du métier d’enseignant, Recherche et formation,

n°20, p. 107-124

Qu’elle soit choisie ou subie, la solitude semble donc prégnante au sein de l’Éducation Nationale, malgré les instructions officielles et une volonté manifeste des enseignants de montrer leur appartenance à une communauté.

Si on regarde de plus près la deuxième partie de l’analyse structurale, portant non plus sur les pronoms mais sur la fréquence des noms des actants, plusieurs structures d’opposition émergent à nouveau. Tout d’abord, analysons de plus près la représentation des élèves. Trois termes sont utilisés pour les désigner. Le premier, et largement en tête est celui d’élèves (littéralement, celui qui reçoit l’enseignement du maître), terme adapté dans le cadre scolaire. Or, les deux autres termes utilisés contrastent avec ce terme (disons même ce statut) puisqu’à 46 reprises, les enseignants parlent « d’enfants », et à 45 reprises de « gamins ».

Ces deux termes substitués à celui d’élève sont révélateurs de la posture enseignante. En effet, généralement, quand le terme enfant ou gamin est utilisé pendant l’entretien, c’est pour parler de la vie personnelle de l’élève, ses difficultés, son comportement, et moins son travail à proprement parler. Il s’agit alors, pour les enseignants, de rappeler que l’élève est avant tout un jeune individu avec des préoccupations qui lui sont propres. Avant d’être un élève, il est un enfant qu’il faut connaître hors de ses compétences scolaires. Pour exemple, le sujet 12, use à treize reprises du terme « gamins », et chaque fois pour désigner une caractéristique personnelle : « gamin en fauteuil », « gamin qui est aveugle », « gamins originaires d’Afrique48 ». L’élève n’est donc pas qu’un apprenant, il est une personnalité.

Enfin, concernant les actants, il convient de constater que, hormis les élèves et les enseignants, les autres membres de la communauté éducative sont peu évoqués. Le référentiel de compétences exige de « coopérer au sein d’une équipe, coopérer avec les parents et les partenaires de l’école49 ». Ceci dans le but de « prendre en compte la diversité ». Pourtant, les termes « équipe », « parents », « infirmière », « assistante sociale », « principal », « professeur principal » et

48Cf. entretien sujet 12.

49« Le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation », Ministère de l’Éducation

nationale, [en ligne], 2013, disponible sur http://www.education.gouv.fr/cid73215/le-referentiel-de-competences- des-enseignants-au-bo-du-25-juillet-2013.html

« collègues » ne représentent (sur treize noms) que 16 % des occurrences des actants (soit 141 occurrences sur 879 au total).

Toutes ces structures d’oppositions témoignent d’une difficulté globale : celle de définir l’identité professionnelle enseignante. Cette question d’identité enseignante avance l’hypothèse selon laquelle une identité est construite en relation avec les représentations sociales que les enseignants ont sur leur métier. Or, on le constate ici, concernant les actants, ces représentations sont variées. Entre solitude et collectivité, entre élèves et gamins, entre individualisme et cohésion, les enseignants semblent avoir des difficultés à se définir eux-mêmes, et à définir leur place au sein de la société.

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