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Des écarts entre la théorie et la pratique

II. Cadre méthodologique : outils et méthodes d’analyse pour une enquête sur

2. Des données révélatrices de structures d’opposition

2.2. Des écarts entre la théorie et la pratique

A propos du lien entre théorie et pratique, Kant déclare : « On appelle théorie un ensemble même de règles pratiques, lorsque ces règles sont conçues comme des principes ayant une certaine généralité, et que l'on y fait abstraction d'une foule de conditions qui pourtant exercent nécessairement de l'influence sur leur application50 ». Ces propos sont intéressants pour notre étude puisqu’ils mettent en lumière le gouffre inévitable entre la conception et l’action. Concernant la diversité, ces écarts sont particulièrement visibles, et ce à plusieurs niveaux.

En premier lieu, nous constatons que de nombreux écarts subsistent entre les injonctions ministérielles et les pratiques enseignantes. En effet, le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation exige des professeurs qu’ils coopèrent avec les parents d’élèves. Pourtant, si on regarde l’analyse structurale, le terme « parents » n’apparaît que 56 fois (et représente à peine 5% des actants évoqués). A cela, il faut ajouter que seuls cinq enseignants sur quatorze déclarent communiquer avec les familles de leurs élèves, les autres préférant dialoguer directement avec l’élève. Pour certains, la connaissance des divers profils est autre : « J'ai jamais rencontré les parents, j'ai jamais vu un dossier scolaire, je

connais même pas le carnet de correspondance de l'établissement, je l'ai jamais vu51 ». Ici, la connaissance des divers élèves est donc intuitive, et repose presque exclusivement sur le rapport que l’enseignant entretient avec les élèves. Le rapport entre parents et communauté éducative semble ainsi distendu, bien que l’Education Nationale prône une « coopération active entre les familles et l’école, favorisant la réussite des enfants52 ». Grâce aux entretiens, nous remarquons que ce manque de communication est prégnant, mais aussi que cela peut porter préjudice à l’élève, comme en témoigne le sujet 6 : « là je vois en terminale S par contre on a su qu'au conseil de classe... que l'élève devait bénéficier d'un aménagement d'épreuve53 ».

Parallèlement, les enseignants doivent « connaître les élèves54 ». Or, une partie des enseignants interrogés semble regretter de ne pas être davantage informée. Ce manque d’information est lié à plusieurs éléments. Selon certains enseignants, les élèves eux-mêmes sont la cause d’un défaut de communication : « Mais là c'est lui aussi [l’élève] qui a pas transmis l'information, qui n'a pas fait le nécessaire »55. Ici, la connaissance des élèves est donc l’apanage des élèves eux- mêmes. Pour d’autres, il existe un réel un manque de communication au sein de l’équipe pédagogique, ce qui ferait obstacle à la connaissance des élèves. Le sujet 7 déclare à ce propos : « il y a un défaut de communication c'est clair, d'informations et justement de choses importantes56 ». Dans tous les cas ici, le manque d’information est subi et non voulu.

A contrario, certains choisissent volontairement de ne pas beaucoup s’informer sur les élèves. Les raisons sont diverses. La première est une question de pudeur : « Après j'estime qu'il y a aussi un tas de choses qu'on n'a pas besoin de savoir. Il y a des choses qui relèvent de la vie privée57 ». Dans ce cas, ne pas connaître ses élèves ne serait pas un symbole de désintérêt mais de retenue.

51Cf. Entretien sujet 10.

52http://www.education.gouv.fr/cid50506/les-parents-a-l-ecole.html#Suivi_de_la_scolarite_par_les_parents 53Cf. Entretien sujet 6.

54 « Le référentiel de compétences des métiers du professorat et de l’éducation », Ministère de l’Éducation

nationale, [en ligne], 2013, disponible sur http://www.education.gouv.fr/cid73215/le-referentiel-de-competences- des-enseignants-au-bo-du-25-juillet-2013.html

55Cf. Entretien sujet 6. 56Cf. Entretien sujet 7. 57Cf. Entretien sujet 13.

Enfin, certains enseignants considèrent que ce n’est pas leur travail que de connaître les élèves, et relèguent de ce fait la tâche à d’autres membres de la communauté éducative : « mais après ce qui se passe avec elle, nous, notre travail c'est de les envoyer ou de dire aux infirmières : tu peux voir telle personne parce qu'il y a quelque chose qui va pas, ou qui ne semble pas aller ; mais après on en sait jamais plus58. ». Ici demeure une idée répandue dans la communauté enseignante : l’enseignant transmet un savoir et n’est pas un travailleur social. Une telle conception permet d’interroger à nouveau la question de l’identité enseignante. Le professeur est-il un simple transmetteur ? Les avis semblent partagés, puisque, si l’un affirme ne pas avoir à connaître ses élèves, l’autre considère que cela fait partie du métier : « j'estime pour le coup que ça fait aussi partie de mon travail59». Ici encore, ces propos témoignent d’une réelle difficulté à se définir en tant qu’enseignant.

Nous l’avons vu dans la première partie, la différenciation pédagogique est largement prônée, tant au niveau gouvernemental que scientifique. Le ministère de l’Éducation Nationale rappelle que « l’hétérogénéité au sein des classes constitue une réalité qui doit se lire comme une situation enrichissante. Accompagner au mieux les élèves dans les apprentissages et leurs progrès est une obligation inscrite dans les programmes et le référentiel des professeurs. La différenciation pédagogique constitue une réponse professionnelle incontournable pour articuler ces deux dimensions, réduire les inégalités et favoriser la réussite de tous les élèves60 ».

Quant aux spécialistes en Sciences de l’Éducation, une grande partie s’accorde pour faire de la différenciation pédagogique un outil intéressant, si ce n’est indispensable, pour prendre en compte la diversité. Or, cette pratique implique que les caractéristiques de chaque apprenant doivent être prises en compte, et donc connues. Pourtant, on constate avec le séquençage des entretiens que ces caractéristiques sont souvent résumées à la diversité sociale et à celle des niveaux. Seuls deux enseignants évoquent brièvement les élèves atteints de troubles « dys » et un seul enseignant mentionne les élèves allophones. Pour une majorité des enseignants, la diversité est confondue avec la mixité sociale, comme en témoignent les propos de cet enseignant : « l'établissement est tellement homogène, enfin est

58Ibid. 59

assez homogène, il y a peu de mixité sociale (…) On a peu d'élèves qui diffèrent de cette origine sociale ou culturelle61 ». On le voit bien ici, le terme de diversité est naturellement remplacé par le terme de mixité.

Concernant la différenciation pédagogique en elle-même, une majorité des enseignants interrogée se montre plutôt favorable à cet outil (9 sur 14), avec un degré plus ou moins fort d’enthousiasme. Certains semblent intéressés mais perplexes comme le sujet 2 qui, à la question : « penses-tu que la différenciation pédagogique est un outil fiable pour prendre en compte la diversité ? », répond « Euh... J'en sais rien, je peux pas être affirmatif mais en tout cas c'est sans doute une bonne piste62. ». Alors que d’autres enseignants se montrent convaincus du bien- fondé de cet outil comme le sujet 9 : « dans une classe j'ai un dysorthographique, un dyslexique, une myopathie (...) dans la classe, j'inclue les élèves d'Ulis et (...) un enfant rom, plus d'autres enfants. Mais tu peux pas leur donner le même cours ! Tu peux pas proposer la même activité, t'es bien obligé d'adapter63 ». Pourtant, malgré une approbation majoritaire, seuls cinq enseignants sur quatorze déclarent pratiquer la différenciation pédagogique. Alors, comment expliquer cela ?

En parcourant les entretiens, on constate rapidement que, si les enseignants sont plutôt favorables à la différenciation pédagogique, ils y décèlent toutefois des limites pouvant faire obstacle à sa pratique sur le terrain.

Dans son ouvrage Au risque de la pédagogie différenciée, Jean-Michel Zakhartchouk présente plusieurs arguments communément évoqués contre la différenciation pédagogique. Parmi eux, celui de l’énergie mobilisée : « la pédagogie différenciée demande une débauche d’énergie, une mobilisation des enseignants très chronophage, qui transforme les enseignants en militants64. » Cet argument est effectivement mobilisé par plusieurs enseignants interrogés. Préparer des cours dans une optique de pédagogie différenciée prendrait un temps dont les professeurs ne disposeraient pas, comme en témoigne l’une des personnes interrogées : « Mais après il y a aussi une histoire de temps là dedans. Moi je refuse de travailler 15h par

61Cf. Entretien sujet 3. 62Cf. Entretien sujet 6 63Cf. Entretien sujet 9

jour tu vois, j'ai des enfants, j'ai une vie, j'ai pas envie de bosser 50 heures par semaine quoi65 ».

Un second argument de Jean-Michel Zakhartchouk concerne ensuite les moyens sans lesquels « il serait vain de pratiquer ce type de pédagogie66 ». Pour une partie des enseignants interrogés, ces moyens se concentrent sur la question des effectifs trop lourds, empêchant la pratique d’une telle pédagogie : « tant qu'on aura 36 élèves par classe, je vois pas comment on pourrait faire. Moi je l'ai pas en tout cas la solution67 ». Les écarts entre théorie et pratique se justifient donc pas une impossibilité de mettre en œuvre la pédagogie différenciée, alors vue comme pure utopie ce qu’illustrent parfaitement les propos de cet enseignant : « c'est des grands mots, moi j'adore quand tu lis « ah ouais la différenciation, super ! », mais on fait comment ? Alors là ! C'est là où... Leurs grands discours c'est bien gentil, mais qu'ils viennent voir comment gérer les classes68 ! ». Là également, le rejet de la pédagogie différenciée se cristallise en l’idée d’une pratique irréalisable, bien qu’intéressante en théorie.

Pour d’autres, la pédagogie différenciée, bien qu’intéressante à exploiter, peut avoir des limites, d’un point de vue non plus matériel mais d’un point de vue essentiellement scolaire. A ce titre, quatre enseignants interrogés craignent de voir apparaître une classe à deux vitesses, comme le déclare le sujet 4 : « si tu différencies ton approche, est-ce qu'ils ont appris les mêmes choses et de la même manière quoi. Est-ce qu'en différenciant on accentue pas la séparation69 ? » Ici, une idée commune émerge : « les forts avançant plus vite, la pédagogie des « groupes faibles » (…) soucieuse de ne pas bousculer des élèves fragiles (…) contribuerait à élargir le fossé initial70. ».

Enfin, pour quelques uns, la pédagogie différenciée présenterait un risque d’ordre éthique. Le sujet 3 formule ce danger « est-ce qu'on est pas en train de montrer à tout le monde que cet élève là à besoin de choses plus faciles ? Est-ce

65Cf. Entretien sujet 2

66ZAKHARTCHOUK Jean-Michel, (2001), Au risque de la pédagogie différenciée, Nancy : INRP. (p. ?) 67Cf. Entretien sujet 12

68Cf. Entretien sujet 11 69

qu'on le dévalorise pas ? (…) Donc là, est-ce que c'est toujours efficace d'un point de vue humain71 ? ».

De nombreux écarts subsistent donc entre théorie (qu’elle provienne des injonctions ministérielles ou de la littérature scientifique) et pratique enseignante. Ces écarts sont le symbole, tant d’une méconnaissance sur le sujet, que d’une difficulté à faire face à la diversité des élèves. Alors, il convient d’élaborer un modèle de

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