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Repenser une relation avec la maladie

IV. D’un ‘’vivre avec’’ vers un horizon de ‘’mieux vivre’’ : mise en difficulté de l’identité ?

1. Repenser une relation avec la maladie

Nous l’avons vu, la maladie a pour conséquence de défaire un grand nombre de relations nouées. D’une part, l’autre ne nous reconnaît plus et d’autre part, la conséquence en est que nous ne le reconnaissons plus. Il nous semble être devenu autre, étranger :

« Quand la maladie l’arrache à nous tout en la maintenant présente, vivante mais méconnaissable, incapable de tenir son rôle, désertant involontairement et parfois sans en même en avoir conscience la relation affective qu’elle entretenait avec nous105. »

Reconnaissance et relation se conditionnent donc mutuellement. Ce qu’on observe dans la maladie d’Alzheimer c’est que généralement et tout en même temps, l’autre se perd. Il ne me reconnaît plus et la conséquence en est que je ne le reconnais plus :

« On voit bien comment la maladie qui dépouille le sujet de son identité, ‘’rompue et fragmentée’’, finit par détruire aussi la possibilité même de la relation et du maintien de la présence auprès de l’être autrefois aimé106. »

Nous avons là certes deux formes de reconnaissance qui se délitent mais ces deux formes ne semblent pas être sur le même plan. D’une part, en raison d’une faille neurologique, l’autre ne nous reconnaît plus (cette impasse de la reconnaissance est due à la maladie, est causée par

104 Pour voir le lien entre l’image de la corde et le régime de la déchirure, se référer à la page 22 du présent

mémoire.

105 MARIN, Claire. Ruptures, op. cit., p. 124. 106 Ibid, p. 130.

71 cette dernière) mais d’autre part, nous même nous ne le reconnaissons plus à partir de la vision que nous avions de lui comme étant la même personne et en bonne santé ; le point de vue normatif n’opère plus. Il semble donc y avoir une dissymétrie franche et insurmontable qui apparaît entre un individu malade et un proche, ce dernier tentant de raccrocher à un individu malade une histoire de vie que ni l’un ni l’autre ne constate présentement. La personne est «

vivante, mais méconnaissable »107. On assiste impuissant au naufrage des identités de chacun.

C’est cette destruction de la relation et par là même des identités que nous devons interroger. Si la relation se fonde sur la reconnaissance mutuelle il est certain que celle-ci est perdue en raison de la dissymétrie qu’implique la maladie. En effet, dans le cas de la maladie d’Alzheimer, ce modèle de la reconnaissance mutuelle n’est plus un modèle approprié, au risque de précipiter l’autre vers une mort sociale avant une mort biologique. Puisque reconnaissance, relation et identité ont un lien étroit, la persistance d’une identité semble être mise en péril par les conséquences de la maladie d’Alzheimer.

Il faut donc et ce sera l’enjeu de ce point, repenser une nouvelle forme de relation non pas du point de vue de la reconnaissance telle qu’elle est communément définie mais sur des modèles qui font appel aux éthiques du care, à la notion de sollicitude et à la notion de responsabilité. Ces modèles nous permettront, outre de penser des nouvelles formes de relations initiées par le monde de la vulnérabilité, d’interroger l’importance du concept d’identité qui, se délitant, fait place à une altérité assumée, à un accueil de la différence.

a. Ce qu’est désormais ‘’vivre avec’’

Fonder la relation sur une reconnaissance mutuelle peut s’avérer peine perdue et causer de grandes souffrances. En effet, malgré tous les efforts apportés pour soutenir un semblant de normalité, il faut désormais vivre avec cette maladie qui occupe de plus en plus de place dans la vie de la personne qui la porte et de ses proches.

Ici, il nous semble fécond pour comprendre le tournant opéré par les dernières phases de la maladie de reconvoquer l’analyse d’Alzheimer à la fois comme handicap mais aussi comme maladie. Cependant, nous nous devons de préciser que cette analyse est propre à la ligne directrice que nous nous sommes donnée autour de l’identité personnelle. En effet, il semble que dans les cas de polyhandicaps par exemple, cette analyse est beaucoup plus complexe en

72 raison de l’absence de compensation, bien que l’on relève du régime du handicap. Mais cette ambivalence dans la maladie d’Alzheimer peut nous aider à justifier notre passage du régime de la rupture au régime de la déchirure comme nous l’avons introduit dans la présentation de ce point. En effet, nous pouvons avancer que, du diagnostic au début de l’institutionnalisation (jusqu’au structures de répit l’on va dire), Alzheimer relevait d’une prise en charge de l’ordre du handicap. On cherchait à préserver les capacités restantes et à les stimuler le plus longtemps possible en vue de remédier aux incapacités de l’individu et de lui permettre de se réadapter à son environnement. Finalement, on cherchait à préserver le plus longtemps possible une identité qui, bien que se délitant, persistait. Mais dès lors que l’on passe aux soins de la personne, il semble qu’Alzheimer devienne réellement une maladie totale, totale tant du point de vue de l’individu lui-même (atteinte cognitive, motrice, relationnelle, affective…) que du point de vue de son autonomie (dépendance accrue). Les incapacités étant trop importantes, l’individu se voit généralement contraint de rejoindre une structure d’hébergement définitive, où il s’efface petit à petit de sa vie antérieure et par là même de son identité.

Ceci étant posé, revenons à notre analyse du ‘’vivre avec’’. Que signifie réellement cette notion ? Nous avons pu faire émerger tout au long de ce parcours l’idée que différentes temporalités s’entremêlaient, chacune d’elles impliquant des changements de rapport à soi et aux autres. Dans le cas de la reconnaissance notamment, le temps de la réciprocité a fait place au temps de la séparation entre un proche devenu aidant, personne de confiance voire même visiteur et un malade devenu objet de soin et grand dépendant.

La notion de ‘’vivre avec’’ est à la fois une notion subjective et objective. En effet, nous pouvons vivre avec une maladie (ce à quoi correspond le sentiment vécu du malade) mais également vivre avec un malade (ce à quoi correspond la vie d’un proche ou d’un soignant avec une personne malade). Cette double polarité de la notion de ‘’vivre avec’’ et son articulation est d’ores et déjà apparue dès l’apparition des premiers symptômes ; entre un malade qui nie ou compense ses conduites suspectes et un proche qui ne veut pas voir ou peine à accepter ce qui se passe.

‘’Vivre avec’’ implique alors une temporalité particulière et unique qui varie selon les individus, qui leur est propre et qui aussi et surtout est graduelle. Nous avons pris soin de différencier tout au long de notre analyse les différents stades de la maladie. En effet, d’un stade précoce à un stade sévère, les problèmes qui se posent peuvent être très différents et de plus en plus difficiles à vivre et à gérer. Il semble que dans les derniers stades de la maladie, la notion

73 de ‘’vivre avec’’ se fait d’autant plus significative que les espoirs d’une préservation d’identité s’amenuisent. Le proche et le soignant deviennent des accompagnants à part entière. Alors que dans les premiers stades de la maladie, l’individu n’est plus tout à fait lui-même mais est encore, dans les stades avancés l’individu malade n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été. Proches et soignants sont les témoins de ce ‘’vivre avec’’ au sens strict, de cet éclatement des identités.

Mais on peut également entrevoir une troisième forme de ‘’vivre avec’’, troisième forme que représente l’impact du regard d’autrui et ses conséquences sur l’individu malade. Nous avons déjà pu rencontrer cette forme lorsque nous évoquions le sentiment de honte généré par la propre perception de ses incapacités lors de l’épreuve des tests cognitifs108. Nous n’allons

pas développer ce point pour la suite de notre propos mais nous pouvons voir apparaître à travers ces trois formes de ‘’vivre avec’’ les trois formes d’identité que nous avions esquissées : le soi pur (qu’est le ‘’vivre avec’’ subjectif), le moi, (qu’est le ‘’vivre avec’’ objectif) et le soi social (qui est, pourrait-on, dire un ‘’vivre avec’’ socio-subjectif).

Avec cette analyse de la notion de ‘’vivre avec’’, nous voyons clairement que quoiqu’implique la maladie, une certaine forme de relation persiste. Il persiste comme un lien, notamment un lien à soi et un lien aux autres. Ces deux formes de liens, nous pouvons nous demander si elles sont, dans les soins de la fin de vie, basées sur une persistance d’une identité. Il semble que dans les stades avancés de la maladie, la relation du malade à soi est basée sur une altération et la relation aux autres sur une altérité. Par ce glissement vers l’altération et l’altérité, on observe que les mécanismes de l’identité communément convoqués s’avèrent être inopérants et invitent à penser de nouvelles formes de relations. Ces dernières, reprenant ce lien si fragile mais bien existant, sont au cœur de la pensée du care, pensée qui met au cœur de son réseau la notion de sollicitude. La vulnérabilité et par conséquent la maladie, étant alors ce qui empêchait la relation, en est désormais la condition.

b. L’éthique du care face à la maladie : pour une éthique de la sollicitude

Nous allons partir de l’éthique du care pour penser des nouvelles formes de relations qui se basent, non pas sur la définition usuelle de la reconnaissance (et donc de la reconnaissance d’identités préétablies) mais plutôt sur la définition de la sollicitude, cette dernière étant entendue comme « Préoccupation, soin inquiet, souci. Manifestations concrètes

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de ce souci.109 ». Il y a donc une attention portée vers l’autre, attention caractéristique portée

vers les personnes vulnérables.

Pour cela nous alors partir de la définition que propose Joan Tronto du care. Par care, elle entend :

« une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie110. »

La vulnérabilité est donc partie intégrante du care en ce qu’elle appelle cette activité en soutien à la vie que nous pouvons grossièrement nommer le soin. Tandis que dans la définition traditionnelle de la reconnaissance la vulnérabilité est un obstacle à la relation car elle implique la dissymétrie, ici elle en est le cœur même. Il ne faut plus la rejeter mais s’en soucier. Il faut se soucier de l’autre vulnérable pour entrer dans une relation.

Le care que développe Tronto comprend quatre phases dont la première est caractérisée par le souci de. Vient ensuite une phase se charger de, puis une phase accorder des soins et enfin une phase recevoir des soins. Présentons-les rapidement en ce qu’elles ont de signifiant dans notre propos porté sur la maladie d’Alzheimer. La dimension se soucier de est la dimension de l’attention portée à autrui. Elle signifie la prise en compte de la vulnérabilité de l’autre. Cette vulnérabilité, je la prends en charge en ce que je m’en rends désormais responsable ; c’est la phase se charger de. Cette responsabilité se manifeste par une aide portée à autrui. Enfin, toute aide apportée implique une réflexivité, à savoir que celui qui a reçu l’aide témoigne de la bonne réception de l’aide apportée.

Appliquons ce schéma pour voir quelle relation se dégage entre un malade Alzheimer et son proche. Comme nous l’avons avancé, l’éthique du care a pour point central la vulnérabilité. Il y a donc une dissymétrie assumée entre la personne vulnérable et la personne qui prend en compte cette vulnérabilité pour la prendre en charge. En prenant en charge la personne vulnérable, la personne se rend alors responsable de cette dernière. Cette notion de

109 Entrée « Sollicitude », d’après le dictionnaire en ligne du CNRTL. [Consulté le : 03/04/20]. Disponible à

l’adresse : https://www.cnrtl.fr/definition/sollicitude

110 TRONTO, Joan. Un monde vulnérable, pour une politique du care, traduction de Hervé Maury, Paris, La

75 responsabilité est ici importante. En effet, dans la maladie d’Alzheimer, le proche se rend très tôt responsable de la personne malade. Il devient en quelque sorte son garant. Il peut devenir son aidant tout comme il peut devenir sa personne de confiance quand son jugement se trouve altéré.

c. De la reconnaissance à la responsabilité : relation de bienveillance

La dissymétrie impliquée par la maladie implique donc le recours à cette notion qu’est celle de la responsabilité vis-à-vis de l’autre vulnérable. Ici, la philosophie d’Emmanuel Levinas peut nous être d’une grande aide en ce qu’elle fait de la vulnérabilité, tout comme l’éthique du care, le centre de sa réflexion. Cependant, dans le cas notamment de la maladie d’Alzheimer, l’éthique du care peut se trouver à ses limites en ce qu’elle implique dans la dernière phase un témoignage du soin accordé. On le sait, c’est justement ce témoignage de la réciprocité de l’échange qui manque ; la reconnaissance se trouve dans une impasse. Or, pour Levinas justement :

« Pourquoi se sentir tenu de répondre au salut ou au regard d’autrui ? La responsabilité est d’abord cette affaire de réponse à l’appel de l’autre. Le visage d’autrui, où se révèle toute sa vulnérabilité, appelle et commande de lui venir en aide. Pour lui répondre, je ne peux ‘’aborder l’autre les mains vides’’, je ne peux m’avancer vers lui que dans la mesure où je suis capable de lui donner quelque chose. Sans rien attende de l’autre en contrepartie111. »

Prendre en charge la vulnérabilité de l’autre doit donc se faire sans contrepartie ; elle n’est que pur accueil, pure réponse à l’appel de l’autre.

Mais s’en tenir à cette conception revient à exclure l’impact sur le proche ou le soignant. Bien qu’en apparence la vulnérabilité se trouve du côté de celui qui souffre de la maladie, l’appel impulsé par la vulnérabilité de l’autre a un effet sur le proche. D’un côté elle pousse à l’agir mais de l’autre elle peut amener à une grande détresse physique et psychique. Elle transforme le proche en un être qui, conscient de la vulnérabilité, prend soin et incite l’être derrière la maladie à s’exprimer, quitte à se sacrifier lui-même. Comme le note112 Pascale

Molinier, le travail du soin peut amener à une véritable ‘’crise du care’’ en ce que le soin devient

111 D’après un commentaire de l’œuvre de Levinas dans ORTOLI, Sven. Repris dans le hors-série philosophie

magazine Lévinas, n° 40, Philo éditions, Paris, hiver 2018, p. 29.

76 un véritable problème public voire politique, à la fois concernant la qualité de la prise en charge des personnes vulnérables et la reconnaissance du travail de soin. Nous reviendrons en détails sur ces problèmes dans notre conclusion générale mais nous pouvons déjà dire que cette crise qui se dessine est une crise du bouleversement des identités en ce qu’elle implique de nouveaux rapports et de nouvelles représentations, à la fois de la maladie et du malade mais aussi des travailleurs du soin, qu’ils soient informels ou professionnels.

Cette notion de sollicitude qui vient ici de se dessiner et qui peut être source de grande détresse appelle alors à une nouvelle forme de relation basée sur la bienveillance, sur le ‘’vivre mieux ensemble’’, où chacun doit trouver sa place sans être pour autant dévalorisé ni invisibilisé. ‘’Vivre mieux ensemble’’ implique alors une non exclusion des patients souffrants de maladies neuro-dégénératives de la sphère sociale et une reconnaissance du travail des aidants, qu’ils soient professionnels (personnel soignant) ou informels (proches). Or bien souvent, le vocabulaire utilisé pour exprimer la maladie, ses effets et sa prise en charge est souvent déprécié et dépréciant. C’est pourquoi nous chercherons à analyser si la notion de ‘’vivre mieux’’ n’est qu’un horizon qui signe l’arrêt d’une pensée sur l’identité personnelle dans les maladies neuro-dégénératives de type Alzheimer.