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b) Une remise en question de la réalité

III) Lord Jim: un roman en avance sur son temps

III.1. b) Une remise en question de la réalité

L'imagination est un thème récurrent de Lord Jim. C'est à cause d'elle que Jim se persuade que le Patna va couler, qu'il croit entendre les cris des pèlerins et qu'il finit par abandonner le navire: « Imagination, I suppose […] 'So there had been no shouting. Imagination. I had to believe him. I could hear nothing any more. I wonder how long I could have stood it. It was getting worse, too . . . I mean – louder'. » (100) De la même manière, dans le témoignage que Jim fait à Marlow, on relève une opposition clairement marquée entre le bruit et le silence – « shouts » est répété deux fois et est suivi de « faint screams », que l'on pourrait presque qualifier d'oxymore, « silence » et « louder » (100). Cette dualité entre sens et absence de sens témoigne d'un conflit plus large se déroulant à l'intérieur Jim: un conflit entre réalité et réalité alternative. Jim se persuade qu'il entend des cris pour justifier son acte de lâcheté, faisant ainsi de son imagination la raison de son crime. C'est d'ailleurs pour cela que le narrateur déclare au début du roman: « Imagination, the enemy of men, the father of all terrors, unstimulated, sinks to rest in the dullness of exhausted emotion. » (7) Il annonce ainsi à titre proleptique que Jim sera victime de ses propres craintes, ou, en d'autres termes, qu'il sera son propre ennemi. C'est aussi ce que suggère l'aparté de Marlow: « He must have had an unconscious conviction that the reality could not be half as bad, as anguishing, appalling, and vengeful as the created terror of his imagination. » (84) Cette vision de l'homme comme néfaste à lui-même est d'ailleurs un thème que l'on retrouve fréquemment chez les modernistes. En outre, selon Adam Gillon, ce combat intérieur incessant mène à une démarche heuristique: « The force of imagination which creates another reality for him, superior to that of physical reality, has deprived him of the moral contact with other people. Overwhelmed by the inexplicable, he is baffled by his own personality. »1 La force de l'imaginaire chez Jim lui permet également d'échapper à la réalité

du monde qui l'entoure ou plutôt à en altérer l'essence, comme on peut le voir dans la déclaration de Jim: « I saw her go down. I happened to turn my head » (84), où l'on peut clairement voir que le pouvoir d'auto persuasion peut rendre vrai ce qui ne l'est pas. Il nous faut ici nous arrêter sur cette citation d'apparence anodine. En effet, cette réplique de Jim est en réalité l'écho de celle du mécanicien du Patna devenu fou après sa mésaventure (38), nous permettant ainsi de créer un parallèle entre Jim et le mécanicien. Une autre preuve du lien qui les unit peut être noté dans la déclaration du mécanicien – « there's no eyes like mine, I tell you." Again he clawed, pulling at me downwards in his eagerness to relieve himself by a confidential communication. "Millions of pink toads. There's no eyes like mine. Millions of pink toads » (38-39) – et celle que Marlow fait de Jim

– « Before I could recover he went on, with his eyes straight before him, as if reading off something

written on the body of the night. » (60 mes italiques) Nous avons vu plus haut que Marlow et Stein

partageaient une qualité commune, l'acuité du regard, capable de voir le monde pour ce qu'il est réellement. Ici, nous avons l'effet d'une vision inverse, celle altérée par l'imagination ou la folie, qui donne au monde un nouveau visage et à la réalité une alternative. Nous retrouvons également cette manière d'opérer chez Genette dans sa définition du délire romanesque ou « antiroman »: « La folie, ou plus précisément le délire, est évidemment le principal opérateur d'hypertextualité propre à 'l'antiroman': un héros à l'esprit fragile et incapable de percevoir la différence entre fiction et réalité prend pour réel (et actuel) l'univers de la fiction, se prend pour l'un de ses personnages, et 'interprète' en ce sens le monde qui l'entoure. »1 On peut voir ici une claire analogie avec Jim: il vit

hors du temps et hors de son temps, ce qui le situe perpétuellement en marge de la réalité. En ce qui concerne Jim et le mécanicien, c'est dans un commentaire de Joseph Campbell – « The psychotic patient, on the other hand, a pitiful thing to behold, has dropped into a snake-pit deep within. His whole attention, his whole being, is down there, engaged in a life-and-death battle with the terrible apparitions of unmastered psychological energies »2 – que le lien qui les unit prend toute sa

signification. En effet, on comprend ici que le mécanicien à l'instar de Jim semble lui aussi souffrir de cette pathologie du duel interne. Il personnifie donc une autre facette de Jim, « un Jim » qui n'aurait pas su tourner la pathologie à son avantage, qui se serait laissé submerger par son surmoi et aurait perdu l'esprit. En d'autres termes, il constitue une version de Jim dans un réalité alternative, qui aurait pu exister si certains paramètres avaient été différents. Il est ici une fois de plus à noter que le thème du protagoniste touché par la folie, parfois menant jusqu'au suicide, est un autre sujet particulièrement prisé par les modernistes.

La folie est utilisée dans le roman comme une sorte de filtre qui aurait été appliqué sur les yeux du protagoniste pour lui donner un nouveau regard sur le monde. Nous retrouvons également cette image du filtre dans le passage où Marlow se rend chez Stein. Deux remarques de Marlow sont significatives à cette égard. La première, c'est lorsque Marlow décrit la forme du corps de Stein et du sien vus au travers du cristal – « while the forms of two men and the flicker of two flames could be seen for a moment stealing silently across the depths of a crystalline void. » (162) Bien qu'il s'agisse des reflets de leur propre corps, Marlow parle de la forme de deux hommes et non de « leur forme ». Cette distanciation est intéressante puisqu'elle montre un refus du narrateur à se reconnaître dans ce qu'il voit, amenant une nouvelle fois le lecteur à se demander si le fait de voir, si l'expérience empirique, peut être considéré comme preuve en soi. C'est aussi la question que soulève Merleau-Ponty lorsqu'il parle de l'importance « d'apprendre à voir » le monde. En effet, l'auteur part du principe qu'il faut ignorer le savoir et faire parler les perceptions, questionnant ainsi

1 Genette, Palimpsestes, 168.

la légitimité de la vision et de ses paradoxes. Pour lui, de même qu'il n'est pas permis de croire aveuglément que quelque chose existe parce qu'on peut le voir, on ne peut non plus réfuter son existence pour cette même raison; en d'autres termes, « l'expérience est un flambeau qui n'éclaire que celui qui le porte » et ne peut faire office de preuve universelle.1 La deuxième remarque de

Marlow est la suivante: « I saw it vividly, as though in our progress through the lofty silent rooms amongst fleeting gleams of light and the sudden revelations of human figures stealing with flickering flames within unfathomable and pellucid depths, we had approached nearer to absolute Truth, which, like Beauty itself, floats elusive, obscure, half submerged, in the silent still waters of mystery. » (162) D'après Marlow, la Vérité se trouverait cachée dans la vision de deux formes humaines indistinctes, éclairées par une lumière vacillante, errant parmi les ténèbres. Nous sommes donc en droit de nous demander quelle « Vérité » peut se dégager de quelque chose d'aussi vague. Comment voir clairement ce qui est « à demi submergé, obscur et fugace, sur les immobiles et muettes eaux du mystère »? Il faut donc ici conclure que Conrad montre de manière ironique qu'il n'existe pas de vérité absolue et que sa recherche se révèle une entreprise insensée et vaine. C'est aussi ce que Marlow suggère lorsqu'il se demande: « perhaps it is that feeling which has incited me to tell you the story, to try to hand over to you, as it were, its very existence, its reality – the truth disclosed in a moment of illusion. » (245) C'est donc, en dernier recours, par le biais de la narration que Marlow cherche à comprendre la vérité sur Jim, en partageant son histoire. Cependant, le fait qu'il parle d'un « moment d'illusion » et non « d'un moment de clarté » et qu'il achève son récit par l'expression: « visions of remote unattainable truth, seen dimly » (245) prouve que même l'art de conter, que ce soit oralement ou par écrit, n'est pas en mesure de mettre à jour cette Vérité absolue et tant convoitée. Cette affirmation est appuyée par un commentaire de Conrad lui-même, relevé par Gillon, dans lequel l'auteur affirme: « 'Truth alone is the justification of any fiction which makes the least claim to the reality of art.' »2 Cependant, il est tout de même à noter que cette

faillibilité de l'art à dire le vrai n'est pas définitive chez Conrad, puisqu'il déclare dans sa préface de

The Nigger of the Narcissus: « art itself may be defined as a single-minded attempt to render the

highest kind of justice to the visible universe, by bringing to light the truth, manifold and one, underlying its every aspect »3.

Comme il vient d'être mentionné, Marlow tente désespérément de trouver des réponses à ses questions. Pour nous lecteurs, le fait que celui qui nous raconte l'histoire soit également celui qui semble le moins la comprendre nous amène naturellement à remettre en question sa légitimité en tant que narrateur et, de manière plus générale, à étudier le statut du narrateur dans le roman.

1 Merleau-Ponty, Le visible et l'invisible, 18. 2 Gillon, Eternal Solitary, 143.