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a) La fonction du narrataire

III) Lord Jim: un roman en avance sur son temps

III.2. a) La fonction du narrataire

De même que Marlow est chargé de la narration dans la majeure partie du roman, il est également, selon l'expression de Sylvère Monod, « le récipiendaire » principal des récits qu'il rapporte. C'est donc avec ce personnage ambivalent que nous débutons cette analyse. Présenté au départ comme: « a silent listener » (24), il évolue rapidement pour devenir un narrateur/narrataire

particulièrement actif; Jacques Darras déclare à ce propos:

Marlow is [...] the invisible witness, the third person, who by his presence gathers up the scattered pieces of the text and, without appearing to do so, gives them symbolic value. When all is said and done, Marlow makes his arduous ascent without undue surprise or mental anguish. Unlike Marlow, however, we will find deeper meanings in this text and 'account' for things in a different manner. 1

C'est donc dans le but d'éveiller chez le lecteur la volonté de percer le mystère de Jim que Conrad utilise le personnage de Marlow. Celui-ci nous conte en détail tout ce qu'il a vu, mais sans jamais en comprendre le sens profond. Cependant, ce côté quelque peu naïf n'est qu'une des nombreuses facettes de sa personnalité. En effet, à l'instar de Jim, Marlow aussi est un personnage multiple. Il est intéressant de ce fait de noter que l'une de ses facettes est constituée du lecteur lui-même. Ce fait est avéré dans la scène de l'hôtel entre Jim et Marlow, lorsque Jim s'exclame: « I would like to explain – I would like somebody to understand – somebody – one person at least! You! Why not you? » (60), puis un peu plus tard, « Would you have had the courage? », « Don't say you would », « nobody would. », « you would not have believed », « Nobody would have believed », « what would you have done? What? You can't tell – nobody can tell? », « What would you have me do? »(68-69) et enfin, « What would you have done? […] what would you do? » (79) Grâce à l'alternance du « you » défini et du « nobody » universaliste, Jim prend Marlow, et le lecteur par extension, à témoin de sa faiblesse. Par la répétition de cette question « qu'auriez-vous fait? », Jim nous montre qu'il est plus simple de punir quelqu'un pour un acte d'apparence répréhensible, que de se mettre à sa place et d'imaginer sa peur face à une mort qu'il pense imminente. Jim va plus loin en affirmant qu'une telle peur ne peut pas s'imaginer; elle ne peut qu'être expérimentée et c'est pourquoi il cherche à tout prix à mettre Marlow, ainsi que le lecteur, face à cette vérité. Il invite son interlocuteur à ne pas juger sans savoir mais, par la même occasion, il donne l'impression de s'adresser directement à nous, comme si, par la longue accumulation de questions et d'affirmations il nous adressait un plaidoyer. Ce livre peut donc aussi être lu comme un procès dont nous serions en même temps juges et jurés, ce qui expliquerait toute l'application de Marlow à nous mettre de son côté, grâce au choix de ses témoins et aux supposées élisions dont nous avons déjà parlé. Lord

Jim devient, dans ce court instant, un roman en relief dans lequel le lecteur devient acteur. Ce

procédé qui abolit la distance espace temps séparant le lecteur du narrateur est extrêmement avant- gardiste, puisqu'il appartient au courant post-moderne. Dans la même mouvance, il est intéressant d'analyser certains passages dans lesquels nous sommes de retour dans le temps de la narration, assis avec Marlow et son auditoire. Marlow tente, à un moment, d'expliciter ce qui le pousse à vouloir aider Jim comme il le fait. Mais, ne trouvant pas les mots adéquats, il décide tout

bonnement de ne rien expliquer et retourne son échec contre son auditoire en lui disant: « if you haven't got a sort of notion by this time, then I must have been very obscure in my narrative, or you too sleepy to seize upon the scene of my words. » (113) Le lecteur, qui assiste à cette réprimande, en déduit qu'il doit être attentif et actif dans sa lecture afin de combler les nombreux trous de la narration de Marlow, rétablir les sauts dans le temps et reconstituer les images qui se glissent derrière le sens commun des mots employés. Cette mission est encore plus limpide lorsque Marlow annonce: « You may be able to tell better, since the proverb has it that the onlookers see most of the game. » (169) Marlow s'adresse à son auditoire, mais c'est vraiment aux lecteurs que cette phrase est destinée. Conrad invite le lecteur à voir au-delà de ce qui a été dit et d'essayer de trouver du sens là où le narrateur a échoué. Cette participation active du lecteur est une fois encore un procédé purement moderniste. Pour plus de clarté concernant le rôle du narrataire et pour savoir à qui l'on peut sans danger s'identifier dans le texte en tant que lecteur, tournons nous vers l'explication de Genette à ce sujet:

Comme le narrateur, le narrataire est l'un des éléments de la situation narrative, et il se place nécessairement au même niveau diégétique; c'est -à-dire qu'il ne se confond pas plus a priori avec le lecteur (même virtuel) que le narrateur ne se confond nécessairement avec l'auteur. […] Nous, lecteurs, ne pouvons pas plus nous identifier à ces narrataires fictifs que ces narrateurs intradiégétiques ne peuvent s'adresser à nous, ni même supposer notre existence. [Par contre] le narrateur extradiégétique ne peut viser qu'un narrataire extradiégétique, qui se confond ici avec le lecteur virtuel, et auquel chaque lecteur peut s'identifier.1

Cette affirmation confirme que le lecteur n'est pas censé s'identifier à l'auditoire, placé au même niveau diégétique que Marlow, mais peut, par contre, s'identifier au lecteur privilégié, dont nous parlerons un peu plus loin, qui se situe, lui, à un niveau extradiégétique par rapport à l'histoire de Jim relatée dans les lettres qui lui sont remises.

Il est bon toutefois de modérer quelque peu cette affirmation et de conclure plus exactement que Conrad confie au libre arbitre du lecteur le soin de décider quelles parties de la narration lui sont adressées et quelles sont celles concernant uniquement l'auditoire de Marlow à la taverne. Ainsi, lorsque Marlow déclare: « I am concealing nothing from you, because were I to do so my action would appear more unintelligible than any man's action has the right to be, and – in the second place – to-morrow you shall forget my sincerity along with the other lessons of the past » (114), nous pouvons tout d'abord nous sentir concernés par le besoin criant qu'a Marlow de rester sincère et objectif. Il veut que nous lui fassions confiance, car il n'est pas en mesure, à lui seul, de donner du sens à ce qui s'est passé et, en conséquence, il lui faut la coopération de son auditoire pour l'éclairer. Par contre, la deuxième partie de la phrase, très ironique, sous-entend que, pour l'auteur, le lecteur victorien ne peut rester longtemps sur le chemin de la sincérité et que les leçons

d'humilité et de tolérance mises en avant par le roman n'iront sûrement pas plus loin que la lecture du livre lui-même. La double lecture des commentaires de Marlow démultiplie à son tour les pistes de lecture. Entre autre, Conrad invite le lecteur à appréhender ses personnages comme des humains, avec leurs points forts et leurs points faibles, et à ne pas oublier, comme le rappelle monsieur Rochester dans Jane Eyre, que: « For with what judgment ye judge, ye shall be judged » l'amenant ainsi à une réflexion d'ordre moral. Cependant, Conrad ne se veut pas moralisateur dans le sens religieux du terme, mais cherche à éveiller un sentiment d'humilité au sein d'une société dans laquelle les plus fortunés et les plus instruits, donc ceux qui seront le plus à même de lire ce roman, se prennent pour les maîtres du monde. Dans ce cas précis, il est permis au lecteur de s'identifier à l'auditoire, dans ce sens que Marlow se fait « prêcheur » et que c'est à nous aussi que s'adresse ce sermon. Un autre lien unissant le lecteur à l'auditoire se manifeste dans le manque d'interaction entre Marlow et ceux qui l'écoutent, rappelant celui existant entre le narrateur et le lecteur. En effet, comme l'explique Acheraiou:

La position du narrataire dans le texte est elle aussi ambiguë. D'une part l'audience est de manière répétitive mise à contribution par des accroches comme "you know", "you remember" ou "as I have told you". Pourtant mis à part le très bref "You are so subtle Marlow" de l'aubergiste, personne n'interrompt jamais le récit ou n'interagit avec le narrateur. Le but serait donc de donner une dynamique à une histoire qui sans cela serait vraiment trop longue et ennuyeuse à écouter. 1

Il est vrai que l'utilisation du déictique « you » est accrocheur; il permet en effet au lecteur de se sentir directement concerné – « I tell you – (33 mes italiques). Il est alors possible d'appréhender ce procédé comme une volonté de Conrad de nous représenter dans le texte: à l'instar de l'auditoire silencieux, il nous est permis d'écouter le narrateur, mais impossible d'interagir avec lui. En outre, comme l'affirme Genette: « Le plus souvent, la curiosité de l'auditoire intradiégétique n'est qu'un prétexte pour répondre à celle du lecteur, comme dans les scènes d'exposition du théâtre classique ».2 Ceci prouve que le lecteur est bien inclus dans la narration; c'est pour lui que se

déroule l'action et les dialogues. Cette affirmation est également appuyée par Claudine Lesage lorsqu'elle remarque que l'on retrouve dans le roman la présence d'un orateur et d'un auditoire, faisant ainsi de Lord Jim un récit oral. L'auditoire est mal défini, mais Lesage avance que Marlow cherche à « assoir le lecteur à la table du repas avec l'emploi systématique du 'you'. »3 On peut donc

en conclure que le livre nous renvoie une image de nous-mêmes inscrite dans l'histoire. Mais plus important encore, en l'absence de cette image, il n'y aurait pas d'histoire. Nous allons à présent étudier cette insertion du lecteur au cœur du roman, au travers du « lecteur privilégié » auquel Marlow confie les lettres contenant la fin de l'histoire de Jim.

1 Gallix, Naissance, 175. 2 Genette, Figure III, 242. 3 Gallix, op.cit., 28-29.