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2. L‘Autre et l‘Ailleurs dans le récit

2.1. Écrire l‘Ailleurs, l‘Orient et l‘Oriental

2.2.3. Relation d‘individu à individu

Nous avons montré que la réflexion de Freya Stark sur l‘altérité dans son voyage passe dans un premier temps par la reconnaissance de sa propre altérité, puis par un partage, un contact avec l‘Autre. Cependant, il réside dans le récit des éléments qui nous permettent de questionner cette idée même d‘altérité et son penchant, l‘identité. En effet : « le rapport d‘altérité suppose bien celui d‘identité perçu auparavant. » (Biran and Cousin 138). L‘identité est donc la clé d‘un accès à une altérité qui ne soit pas réductrice, et dans The Valleys of the Assassins, Freya Stark prend ainsi un soin particulier à écrire l‘Autre en tant qu‘individu, c‘est-à-dire à ouvrir le récit aux identités plurielles qu‘elle rencontre.

Dans le récit de Freya Stark, on débouche ainsi sur une relation « individualisante », où chacun retrouve son identité, où l‘Autre et le Soi, l‘altérité et l‘identité, ne sont plus des entités opposées mais co-existent en chaque individu. Il est visible, en particulier dans la relation que Freya Stark établit avec ses guides durant son voyage, que la voyageuse privilégie une relation d‘individu à individu. Ainsi, elle décrit son guide Keram sous différents angles, son sens de l‘humour, son air paisible, sa capacité à raconter une histoire, l‘inconvénient que pose sa réputation de tueur dans la région (VA 32,33)… Parallèlement à cela, elle exprime son intérêt pour son histoire personnelle (« I asked him to explain the origin of his feud with a whole township. »), et

86 lui laisse la parole grâce au discours direct (VA 41). Il est ainsi visible qu‘elle envisage Keram en tant qu‘individu, à la fois parce qu‘elle le décrit en dehors de sa qualité de guide, et parce qu‘elle accorde de la valeur à sa parole. Ses descriptions de Shah Riza démontrent le même principe. Elle donne une image de son guide qui, grâce à un mélange d‘ironie et d‘observation analytique, est assez contrastée pour que le lecteur se représente un individu et non un guide archétypal :

[He] is really a maker of quilts, but he looks like a philosopher, which, in his way, he is. His philosophy is one of passive resistance to the slings and arrow of fortune […]. As an attendant he left much to be desired –everything in fact if an attendant is supposed, as I take it, to attend. But he was a charming old man and would sit for hours […] lost in what one might take to be the ultimate perfection of resignation, but which was really a happy daydream, far from the toilsome world in which I was looking for keys or dinner, or any of the other things he was supposed to see to. (The Valleys of the Assassins 49)

Malgré ses complaintes ironiques (« I had not yet discovered the depht of my Philosopher‘s incompetence » (VA 50)), elle accorde cependant de la valeur à son guide, à ses désirs (elle accepte de retarder son voyage pour qu‘il assiste à des funérailles (VA 76)), mais aussi à son regard. Lorsqu‘elle traverse la région du Gawi Rud (« we lunched amid its ruins and the ruins of a village spread around it »), elle observe une transformation chez son compagnon :

The Philosopher woke suddenly from the depths of his habitual meditations and informed me that he had lived there many years, and skipped about among the crumbled walls with an astonishing agility, […], with an almost indecent liveliness, […] like a kid. […] his eyes, slightly pulled up at the corners into most engaging wrinkles, danced with a smiling light so different from his own idea of correct behaviour […]. (VA 56)

Dans cet extrait, on voit bien que le regard de la voyageuse est guidé par celui de son guide. Comparativement aux ruines mortes du village, la description de Shah Riza est pleine de vie, plus précisément il fait prendre vie au paysage aux yeux de la voyageuse et celle-ci lui fait prendre vie dans le récit.

Le récit est loin de porter tout le temps des appréciations positives sur les gens que la voyageuse rencontre, elle fait par exemple une description de son guide Ismail comme « the most lourish, clumsy, incurably stupid type of stable-hand that Persia ever produced, whose ancient bits of clothes hung about him with so accidental an air that one could not help wondering what system of relativity kept them there together at all. » (VA 206). Cependant, ce jugement reste personnel, et non généralisant. Lorsqu‘elle

87 rencontre l‘Agha de Rudbarek, « a fat blustering bully of a Kurd », elle mentionne ainsi : «He had the sort of head whose shape I dislike. » (VA 256). Ce jugement négatif n‘est ni arbitraire (l‘homme se montre impoli envers la voyageuse), ni généralisant puisqu‘elle fournit ensuite une description positive du frère de l‘Agha, « a long-faced Kurd with gay, easy, and irresponsible manners » (VA 258). Ces commentaires ne sont qu‘une preuve supplémentaire du regard individualisant de Freya Stark dans ses voyages, un regard qui conclut toujours sur l‘Autre en tant qu‘individu, indépendamment finalement du jugement de la voyageuse. L‘Autre, qu‘il soit différent, similaire, apprécié ou non, est un individu à part entière dans le récit. Cela passe parfois par la mention du plus simple détail (« A man […] turned up from nowhere to be a guide : we kept him because of his pleasant smile » (VA 281)), mais chaque personnage rencontré est caractérisé par un élément qui le sort de la typologie de la description de l‘Autre comme un ensemble, un type exotique, un élément qui lui permet d‘exister indépendamment dans le récit, d‘être reconnu : pour Freya Stark « the Arabs ―are not People‖ in the generalized abstract sense, but named individuals » (Garrick 134). Comme l‘explique Justin Garrick, Freya Stark, quand elle voyage et rencontre les habitants « is intimate enough to learn their family relationships, to share their water bag, and to observe the features of their faces in detail. »(145). Ainsi, lorsqu‘elle assiste à une scène de ménage par la femme d‘ ‗Aziz dans la demeure du guide, elle rapporte la scène ainsi : « This harangue […] adressed in general to the circle on the floor, caused much amusement The final threat and climax was adressed to me with a mischievous and engaging twinkle. » (VA 186). Son attitude lui permet l‘accès au contact le plus intime avec les gens qu‘elle rencontre, elle est directement incluse aux histoires personnelles de son guide par le geste de sa femme. Finalement, en privilégiant l‘identité et l‘individualité dans son récit, Freya Stark efface la notion de l‘Autre dans son étrangeté et son exotisme, pas d‘une manière qui le nie, mais de façon à accéder à une altérité plus humaine : « If I were asked to enumerate the pleasures of travel, this would be one of the greatest among them –that so often and so unexpectedly you meet the best in human nature » (VA 269).

Identité et altérité ont donc leur place dans la description de chaque individu ; la façon dont Freya Stark décrit l‘Autre ne nie pas son altérité, cependant, la voyageuse met un point d‘honneur à saisir l‘identité de chaque personnage qu‘elle décrit. Elle écrit l‘Autre au travers d‘un geste, d‘une parole, d‘un évènement qui le caractérisent de façon unique. Son intérêt pour l‘Autre, et ce que Justin Garrick qualifie de « intimate

88 curiosity » (6), sont des éléments qui font des récits de voyage de Freya Stark des œuvres si intéressantes.

Dans cette seconde partie nous avons choisi une orientation plus littéraire en nous demandant ce que la littérature de voyage peut offrir en tant que questionnement sur son objet, l‘Orient. Nous nous sommes concentrés sur l‘écriture, de Soi, de l‘Autre et de l‘Ailleurs ; sur la manière dont le récit peut rendre compte de l‘expérience du voyage, en tant qu‘expérience physique et humaine. La qualité du récit de Freya Stark repose sur un désir de contact et de dialogue, d‘une part entre les cultures car elle ouvre dans le récit des passerelles dans la description et sa réflexion afin de développer une vision du monde qui ne soit pas divisée par la barrière de l‘exotisme qui régit traditionnellement les relations entre Orient et Occident. Ainsi, elle propose une compréhension globale et interculturelle, un regard qui inclut plutôt qu‘il ne différencie. D‘autre part son désir de contact est aussi un désir de contact humain ; pour elle, l‘accès à l‘Autre dépend d‘une relation de proximité, d‘un échange de regards permettant à chacun d‘exister dans sa différence et sa similitude ; mais aussi dans son individualité, c‘est-à-dire indépendamment du regard de l‘Autre. Son regard ne cherche donc pas à donner un sens, la description ne vient pas nécessairement montrer ; l‘écriture de l‘Autre vient simplement relever un détail, saisir ce qui donne vie à cet Autre au moment de l‘interaction. La notion même d‘Autre et d‘altérité, bien que nous l‘utilisions ici, n‘est pas parfaitement adaptée à la façon dont le récit donne vie aux individus. En effet dans

The Valleys of the Assassins il y a une simultanéité, une sensation de pris sur le vif, une

capture, non pas de l‘être en tant qu‘Autre, mais de l‘effet qu‘il produit, c‘est-à-dire de l‘individu dans la rencontre et non dans son existence générale et intemporelle qu‘implique le terme d‘altérité.

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3. Représentations : étude croisée du récit de voyage et de la