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3. Représentations : étude croisée du récit de voyage et de la photographie

3.2. Le regard photographique

3.2.1. Horizons

Dans la littérature de voyage, une place importante est accordée à la description du monde, le voyageur se doit de transmettre dans son œuvre une représentation du monde étranger et exotique, il tente de « faire voir » ce qui n‘est pas accessible aux yeux du lecteur :

Pratique textuelle, la description est de souche iconique : elle entretient dans un livre des liens de parenté avec l‘illustration. Au même titre que l‘image, elle est perçue comme un moment d‘arrêt dans la continuité de l‘œuvre, arrêt constitué par le regard, soustrait à la temporalité propre à l‘écrit : elle est une vue. (Caraion 122)

Que ce soit dans la description de l‘Autre ou de l‘Ailleurs, comme nous l‘avons vu, l‘œil du voyageur est le biais par lequel le lecteur voit le monde ; il dépend totalement de ce que l‘auteur choisit de lui montrer, c‘est-à-dire que comme dans la photographie,

104 il dépend du point de vue choisi, du cadrage, du choix des sujets, de la précision de l‘image…

Une première remarque consiste donc à montrer que l‘image et le texte, dans leur fonction de représentation, sont profondément similaires. De manière générale, la description métaphorise les qualités de la photographie, ainsi « [d‘]une part en devenant métaphore, elle devient langage. D‘autre part, en tant que modèle pour la description, elle devient instrument littéraire au même titre que n‘importe quel outil rhétorique. Sous le couvert d‘un asservissement du texte à l‘image photographique, on peut finalement déceler un procédé de détournement de celle-ci par la littérature. » (Caraion 140). Si la photographie peut être considérée comme une métaphore, comme une part du langage, elle n‘est donc pas seulement représentative, ni simplement du côté du signe, mais aussi porteuse d‘une signification, et donc du côté du sens. C‘est une distinction importante, en particulier lorsque l‘on s‘intéresse à la photographie de paysage qui, plus que le portrait, semble transmettre l‘objectivité et la transparence du regard réaliste. Lorsqu‘elle photographie la plaine de Nihavend par exemple (Ruthven 79) (Annexe 14), la voyageuse, si elle cherche à donner une représentation fidèle de la réalité, en donne aussi une plus ou moins vide de sens puisque l‘image ne montre qu‘une plaine avec un arbre solitaire et la très vague ligne des montagnes au dernier plan. Cependant, pour Louvel, « l‘image produit du discours » (Louvel 38), elle se lit, mais aussi s‘analyse comme et par le discours. Ainsi, dans une telle image nous pouvons évoquer par exemple la narration : la première personne « I » du récit qui est omniprésente dans la rencontre avec l‘Autre, l‘est souvent moins dans celle avec l‘Ailleurs, où, dans le texte comme dans l‘image, la présence narrative s‘efface dans l‘absence d‘un sujet pour renvoyer le regard de l‘auteure ou de la photographe. Seul rappel d‘une présence dans cette image, l‘arbre solitaire qui, au premier plan, est ancré dans la terre sur laquelle la voyageuse évolue, et nous rappelle son existence et l‘ancrage de cette image dans le réel ; alors qu‘au dernier plan il se fond dans la ligne presque invisible des montagnes et du ciel, manifestement surexposé par la photographe, ce qui créent une aura de mystère quand l‘horizon se perd dans le ciel. Cette ligne d‘horizon, pour Freya Stark, c‘est le voyage : « there is no travelling without a horizon. » (Stark, Perseus in the Wind 145). Ainsi, nombre de photographies de l‘auteur semblent centrées sur cet horizon qui symbolise à la fois la rencontre entre le réel et l‘imaginaire, la limite entre l‘objectivité de la description du monde et la subjectivité du regard, la destination et le déplacement. Cette ligne d‘horizon symbolise tout ce qui dans le voyage est une négociation, un entre

105 deux, et peut-être ce qui est finalement double. Lorsqu‘elle photographie Téhéran (Ruthven 61) (Annexe 15), Freya Stark multiplie les lignes de fuite (celle des arbres, de leur base mais aussi de leur cime, du bas côté, de la route…) qui se rencontrent au centre de l‘image et viennent concurrencer cette ligne d‘horizon formée par les montagnes, elle-même renforcée par les ombres horizontales des arbres sur le sol. La construction de l‘image est étonnamment géométrique, comme en écho à sa légende : « Modern Teheran ». L‘horizon, symbole du voyage, semble entrer en conflit avec les lignes de fuite de l‘architecture moderne de la ville, qui est en quelque sorte le point de chute du voyage. Il est intéressant de voir que le regard de la voyageuse est capable d‘interpréter l‘horizon, de nous faire passer une émotion quand elle le capture, en image ou dans le récit.

Lorsqu‘elle entrevoit pour la première fois le sommet d‘Alamut, la voyageuse écrit :

This is a great moment, when you see, however distant, the goal of your wandering. The things which has been living in your imagination suddenly becomes a part of the tangible world. It matters not how many ranges, rivers, or parching dusty ways may lie between you : it is yours now forever. (VA 170) […] I contemplated it with the feeling due to an object that still has the power to make one travel so far […]. (VA 175)

On remarque dans un premier temps que le but du voyage ici est Alamut, il est cet horizon vers lequel elle se dirige, à la fois imaginaire et réel, proche et lointain, objet de désir et pourtant déjà sien. En conséquence, dans la photographie qui représente cette vue (Ruthven 19) (Annexe 16), la ligne d‘horizon si importante dans d‘autres photographies de paysage, est ici supplantée par la montagne. La profondeur du paysage mise en valeur par les ombres et la ligne qui serpente dans toute la diagonale de l‘image met l‘accent sur le cheminement, le voyage en tant que déplacement, d‘un point réel (celui où se tient la voyageuse pour prendre la photographie), à un point rêvé (celui qui est au bout de l‘objectif). Cette composition de l‘image se retrouve à différentes reprises ; parce que la voyageuse prend fréquemment des photos en légère contre- plongée, l‘accent est mis sur la route, le cheminement entre le point où elle se situe et l‘horizon. Dans cette photographie de la région Kurde par exemple (Ruthven 62) (Annexe 17), le regard est entraîné de l‘angle droit de l‘image, jusqu‘à la silhouette qui fait le lien entre le premier et le second plan où l‘on observe encore une fois le tracé serpentin entre les montagnes qui débouche finalement sur l‘horizon. Là encore le mouvement de la silhouette, qui apparaît d‘ailleurs presque irréelle par sa présence

106 solitaire dans un paysage si vaste, et les lignes qui serpentent l‘image nous rappellent l‘idéal de l‘horizon dans le voyage.

Ainsi, la description et la photographie sont toutes deux subordonnées au regard et participent à la construction chez Freya Stark d‘une théorie du voyage. Les deux arts fonctionnent parallèlement, ils sont tous deux porteurs de sens, le lecteur comme le spectateur peuvent voyager dans l‘Orient de Freya Stark, celui de l‘expérience et celui de l‘imaginaire, celui du voyage en tant que déplacement et celui de la narration qu‘elle soit littéraire ou photographique.