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La relation avec le Tu est immédiate et exclusive

Dans le document Dialogue avec le sujet psychotique (Page 180-185)

Pour Buber, la relation avec le Tu est immédiate. Entre le Je et le Tu ne doit s’interposer aucun jeu de concepts, aucun schéma et aucune image préalable. Il s’agit de modifier la structure habituellement monadique de notre intériorité psychique, de

suspendre les opérations de pensée qui, en présence d’autrui, séparent au lieu de rapprocher. Cette injonction serait illusoire si elle faisait appel à la seule bonne volonté du sujet, à son effort conscient et déterminé. Rappelons à quel point la perception du réel, même inanimé, est soumise à l'influence de l’imaginaire. De la même manière l’appréhension d’autrui ne peut se couper totalement d’un certain donné mnésique et idéïque qui permet par exemple de le reconnaître comme personne. L'immédiateté de la relation suppose !’intervention et !’inspiration d’une "grâce", celle qu’apporte le Tu. Grâce qui n’exclut pas la volonté et qui consiste peut-être, comme le pense Dreyfus320, dans le fait que les deux volontés, celle du Je et celle du Tu, se manifestent simultanément Cette coïncidence agirait sur le sujet comme un traumatisme, interromprait son dialogue et ses images intérieurs. Les moyens, les outils cognitifs, si utiles dans le Je-Cela, sont maintenant des obstacles dont Buber réclame l’abolition. L’épisode psychotique offre !’exemple d'une relation immédiate sans lieu de fuite et sans protection. L’effraction hallucinatoire laisse le sujet sans emprise sur son expérience, dans un état de passivité totale et durable. Rappelons la comparaison faite par Blankenburg et rapportée par Tatossian321 entre les vécus similaires d’un patient schizophrène et d’un poète observant une œuvre d’art. Le malade, fasciné par la couleur bleue d’un tableau, y décèle un "pronostic d’âme" qui va désormais dominer sa vie en le mettant à nu et en déterminant son avenir. Le poète évoque de son côté le sentiment d’être regardé par une statue sans yeux qui lui ordonne de changer sa vie. Tatossian décrit dans les deux cas une expérience commune de passivité et d’influence devant un objet artistique, une transformation du rapport de soi au monde. L’œuvre d’art représente pour Buber l’émanation d’une relation Je-Tu. Un poème, un tableau, une composition musicale jaillissent d’une rencontre entre le Je de l’artiste et une essence intellectuelle à laquelle il dit Tu322. L’œuvre, une fois créée et offerte à la contemplation du public, connaîtra de nouvelles rencontres où elle pourra devenir le Tu d’autres Je. Dans le cas du psychotique, cette relation immédiate, ce vécu de passivité et d’influence vont se prolonger et s’autonomiser. L’équilibre entre réceptivité et

320 Dreyfus, 1981, p. 62.

321 Tatossian A. Phénoménologie des psychoses. Masson, 1979, pp. 256-257. 322 Vermes, 1992, p. 97.

spontanéité de même que l’alternance habituelle du Je-Tu et du Je-Cela sont perdus. Le Tu domine d'une certaine façon la vie relationnelle du malade mais c'est un Tu aliénant qui l’enferme dans son intériorité. L’épisode fécond a toutes les caractéristiques apparentes du Je-Tu et de l’immédiateté, concepts, schémas et images sont suspendus mais les possibilités de dialogue sont illusoires ou émoussées . La psychose aiguë ne coupe pas forcément le contact avec l’extérieur mais mobilise les ressources du sujet vers l'intérieur. L’immédiateté sauvegardée avec autrui ne garantit pas la qualité de la relation.

Entre le Je et le Tu, poursuit Buber323, il n’y a ni buts, ni appétit, ni anticipation. Rien ne doit déterminer à l’avance la nature de la rencontre. Il s’agit, écrit Henri Vergote324, de penser la relation avant les termes, de "penser, par exemple, le dialogue avant les dialoguants afin de pouvoir découvrir comment il constitue les dialoguants bien loin d’être par eux constitué". Selon Buber les fonctions éducatives et parentales doivent s’appuyer sur des relations constituantes et non pas déjà constituées. On "y" est, écrit encore Vergote325, avant d’avoir pu se représenter où l’on voulait aller, où l’on devait se rendre. Ne pas penser les termes avant la relation, cela peut-il être le fondement de la rencontre thérapeutique? Hélas non puisque, comme nous l’avons déjà dit, l'asymétrie des identités et des positions y est inscrite d’emblée. On pourrait objecter à ce constat que toute relation, quelle qu’elle soit, peut être thérapeutique, que sa formalisation officielle n’est pas une condition nécessaire et certainement pas une garantie à son efficacité. Même dans la rencontre officielle, médicale ou psychiatrique, évaluative ou thérapeutique, le cadre n’est pas toujours contraignant. On peut échapper momentanément à la fixité de ses repères. On y est même nécessairement entraîné. Toute relation réelle, en "situation", fluctue entre les deux positions bubériennes : le Je-Tu et le Je-Cela. L’existence dialógale, explique

323 Buber, 1969, p. 30.

324 Vergote H. « La relation chez Sören Kierkegaard et Martin Buber » dans Martín Buber. Dialogue et voix prophétique. Istina, 1980, pp. 12-13.

Ibid., p. 14.

Dreyfus326, revêt un aspect fluide et dynamique : elle est mouvement continuel d’un mode à l’autre : tout Je-Ceia est susceptible de se transformer, à chaque instant, en un Je-Tu et réciproquement. Le psychotique est handicapé dans les deux modes mais d’une manière différente. L’expérience pathologique aiguë le confronte à une situation relationnelle du type Je-Tu mais celle-ci est confinée à l’intérieur du sujet. Les symptômes négatifs et les atteintes cognitives de la maladie affectent les fonctions opératoires (motivation, attention, sélective, anticipation par exemple) impliquées dans le Je-Cela. Les deux perturbations s’auto-entretiennent. La difficulté, pour ces patients, n’est pas d’arriver, dans la rencontre,sans but, sans appétit et sans anticipation. Ils sont même, d’une certaine façon, prédisposés à cette négativité que Buber appelle de ses voeux. Le problème est de trouver la motivation pour sortir de soi, s’extraire de la monade habitée par la psychose et s’ouvrir réellement à autrui. Passer du Je-Tu autistique au Je-Tu social. Il y a bien dans cette maladie un déficit de la fonction relationnelle malgré une disposition initiale favorable. Celle-ci doit être reconnue et encouragée. Quand, dans la rencontre thérapeutique, elle parvient à s’exprimer sur un mode dialogique, elle favorise des moments relationnels précieux, des "étincelles" de Je-Tu qui transforment les interlocuteurs, qui créent une confiance réciproque et permettent une influence bénéfique.

La relation Je-Tu est présentée comme une relation exclusive car, comme l’écrit Paméla Vermes327, "un Tu ne peut jamais être un quelque chose parmi d’autres. Il doit toujours être unique". Pour Buber328, considérer des hommes comme des Tu, c’est d’abord les considérer comme des êtres "affranchis, détachés, uniques", être capable de les voir chacun face à face. C’est, conclut-¡I, le miracle d’une présence exclusive qui peut aider, délivrer ou relever. Entre un Je et un Tu ne s’interpose aucune pensée, aucune être intermédiaire. Le Je-Tu ne porte pas sur un sujet parmi d’autres car c’est justement ce "parmi d’autres" qui est exclu en raison de l’unicité qui s’attache au Tu 329. Inversement le Je du couple Je-Cela est décrit comme un être isolé alors que le Je du

326Dreyfus, 1981, p. 61. 327 Vermes, 1992, p. 90. 328 Buber, 1969, p. 35. 329 Marcel, 1968, p. 33.

Je-Tu apparaît comme une personne qui entre en relation avec d’autres personnes. Le premier est signe d’une séparation naturelle, le second d’une liaison naturelle. Par relation exclusive il faut entendre d’abord relation, liaison privilégiée du Je avec son Tu et en second lieu détachement, isolement du Tu de son monde environnant. Le Tu de cette relation, écrit Buber333, est mis à part, il existe seul en face de nous. Il remplit l’horizon. Non que rien d’autre n’existe, mais tout existe dans sa lumière. Ces deux mouvements du lien et du détachement caractérisent également l’épisode psychotique. L’halluciné, pris à partie par un Autre qu’il ne reconnaît plus comme partie de lui-même, livré à sa présence, peut s'abandonner à lui et, en même temps, développer une indifférence à autrui. Attraction irréductible d’un côté, mise à distance de l’autre, ces deux mouvements opposés coexistent dans le Je-Tu de Buber et dans la communication du psychotique. Mais alors que le premier est fugace et intermittent, la seconde peut se fixer dans la durée et l’immobilité. Le Je-Tu libère la relation de son emprise par le Je-Cela, la psychose enferme le sujet en le confinant dans un huis-clos avec lui-même. Aliénation relationnelle qui prend initialement la forme du Je-Tu mais qui, en se chronicisant, adoptera également celle, moins angoissante mais plus dévitalisante, du Je-Cela . A la différence de Buber, Husserl330 331 pose la personne comme sujet d’un monde environnant. Bien loin d’isoler l’interlocuteur dans une relation exclusive, il tient à la considérer dans son milieu social d’appartenance. Il faut selon lui distinguer la saisie empirique du monde et l’acte de se mettre en rapport avec ce monde. La psychiatrie interpersonnelle ne considère ni le sujet isolé, ni le sujet enfermé dans une relation privilégiée et exclusive avec le thérapeute. Elle porte son attention sur !’interaction sociale au sens large incluant mais ne se limitant pas à la relation thérapeutique actuelle. Elle cherche à éviter tout autant la séparation objectivante des approches naturalistes(relevant du Je-Cela) que la relation exclusive et isolationniste du Je-Tu retrouvée en partie dans les approches psychanalytique et

330 Buber, 1969, p. 118.

331Husserl E. Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures. Livre second. Recherches phénoménologiques pour la constitution. Presses Universitaires de France, 1982, p. 262.

existentielle. Le Je-Tu libère du Je-Cela mais peut emprisonner à son tour s'il devient hégémonique. Buber reconnaît la fragilité et !,intermittence habituelles des apparitions du Tu. Le personnalisme de Husserl ne répond pas à toutes les exigences du Je-Tu sans pour autant relever du Je-Cela. Avec le psychotique, Je-Tu et Je-Cela participent conjointement à l’effort thérapeutique, le premier induisant et entretenant la relation à partir de laquelle le second pourra agir. Mais l’approche interpersonnelle, en mettant l’accent sur le lien et le groupe, en substituant à la limite le groupe à l’individu, cherche à limiter l’isolement du patient, à préserver sa cohérence sociale et son engagement dans le monde.

Dans le document Dialogue avec le sujet psychotique (Page 180-185)

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