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Dialogue avec le sujet psychotique

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DIALOGUE AVEC LE SUJET PSYCHOTIQUE

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures de F Université Laval

pour F obtention

du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

MAI 2003

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appel à deux symptômes cardinaux, le délire et l’hallucination, et à deux catégories nosologiques traditionnelles, la paranoïa et la schizophrénie. A ces concepts classiques nous avons tenté d’insuffler une dynamique et une extension philosophiques en citant des auteurs et des travaux qui se situent à la jonction des deux disciplines (psychiatrie et philosophie).

La rencontre psychiatrique est une forme particulière de relation interpersonnelle. Par souci de clarté, nous avons distingué la rencontre diagnostique de la rencontre thérapeutique qui représentent deux scènes séparées où les enjeux théoriques de l’interaction se posent en termes différents. Pour la rencontre diagnostique, une analyse épistémologique a été proposée, faisant appel à la distinction husserlienne des attitudes naturaliste et personnaliste. La rencontre thérapeutique a été envisagée à partir d’un modèle qui distingue quatre approches principales : objective-descriptive, psychanalytique, phénoménologique-existentielle et interpersonnelle. L’analyse a été ensuite étendue au cas particulier de la psychose et aux formes contemporaines de psychothérapie.

La psychose n’est-elle pas un obstacle insurmontable à cette qualité de communication qu’on appelle le dialogue? Pour répondre à cette question, nous avons interrogé deux philosophes du XXe siècle, Martin Buber et Emmanuel Lévinas. Buber décrit deux manières de communiquer. La première privilégie la proximité et l’unité, la seconde consent à la distance et à la séparation. Dire Tu, c’est sortir de soi. engager la totalité de son être, assumer l’immédiateté de la relation. Dire Cela, c’est rester confiné à l’intérieur de soi, refuser la présence et la réciprocité. Lévinas conçoit la relation avec autrui comme une responsabilité sans limite. L’égalité et la symétrie sont des illusions néfastes. Le tiers introduit une contradiction dans l’asymétrie de la relation et rend possible la justice, la réciprocité des droits et des devoirs. Toute rencontre véritable confronte le patient psychotique à un dédoublement de sa vie relationnelle, à une mise en concurrence des interlocuteurs. Nous avons appliqué les catégories bubériennes et l’éthique lévinassienne à la situation particulière de la rencontre psychiatrique avec un sujet psychotique. L’épisode fécond ne témoigne-t-il pas aussi des dangers du Je-Tu? Le handicap social du schizophrène ne se manifeste-t-il pas d’abord dans la sphère, plus précieuse qu’il ne paraît, du Je-Cela? Les intuitions de Lévinas, sa conception de la subjectivité comme responsabilité unilatérale et illimitée, comme otage, révèlent à leur tour 1’ « incondition » du psychotique.

Professeur Cunningham Marc-Alain Wolf

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Celle-ci affecte la communication avec soi, avec le monde et avec autrui. Ce travail vise à clarifier les multiples facettes de l’expérience psychotique, à rendre compte de la diversité des points de vue et des savoirs. Il offre ensuite une analyse épistémologique de la rencontre psychiatrique avec un sujet psychotique en distinguant les deux étapes de la relation : celle du diagnostic et celle du traitement. Il interpelle enfin deux philosophes du dialogue, Martin Buber et Emmanuel Lévinas, avec, en toile de fond, cette question préliminaire : la psychose n’est-elle pas un obstacle insurmontable à cette qualité de la relation qu’on appelle le dialogue? Nous montrerons que toute rencontre véritable confronte le patient psychotique à un dédoublement de sa vie relationnelle mais que malgré les obstacles, un travail de rapprochement demeure toujours possible.

Professeur Cunningham Marc- Alain Wolf

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REMERCIEMENTS :

Aux membres du comité de thèse, messieurs les professeurs Henri-Paul Cunningham, Lionel Ponton et André Villeneuve, pour leur esprit d’ouverture, leurs encouragements et leur précieuse collaboration

A ma famille, pour sa patience et sa compréhension

A toutes celles et à tous ceux qui ont bien voulu partager avec moi leur expérience de la psychose

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Première partie. La psychose: description clinico philosophique

I. Le délire... p.19

1. Tentatives de définition...p.20 2. Les deux étapes de l’étrangeté et de la refamiliarisation... p.20 3. Conscience et pensée délirante (au temps de la familiarisation, c’est-à-dire de la

chronicisation)...p.22 4. Croyance et délire... p.23 5. L’autonomisation comme genèse dudélire... p.25 6. Pertes occasionnées par le délire...p.26 7. Les deux mondes du sujet délirant... p.27 8. Délire compréhensible et délire incompréhensible... p.29 9. Délire imposé, délire simulé: les ambiguïtés de la relation thérapeutique... p.30

11. Les hallucinations...p.33 1. Définitions... 2. Rapports perception-imagination chez le sujet sain et chezl’halluciné 3. Du sujet divisé au sujet déchiré... 4. Les deux mondes du sujet halluciné... 5. Le dialogue intrapsychique chez l’halluciné... 6. La communication avec autrui chez l’halluciné... 7. L’hallucination et ses rapports avec le délire...

ΙΠ. La paranoïa...p.46

1. Définitions... p.47 2. Les caractères paranoïaques... p.47 3. Les délires paranoïaques : descriptions cliniques et phénoménologiques... p.51

p.34 .p.35 .p.38 .p.40 .p.41 .p.43 .p.44

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IV. La schizophrénie...p.63

1. Historique...p.64 2. Définitions...p.64 3. Description clinique...p.65 4. Principales théories étiopathogéniques... p.70 5. Abord phénoménologique de la schizophrénie...p.75

Deuxième partie. Épistémologie de la rencontre psychiatrique avec un sujet psychotique

I. Introduction... p.81

IL La rencontre initiale diagnostique... p.88

1. Attitude naturaliste et attitude personnaliste selon Husserl... p.89 2. Attitude naturaliste et attitude personnaliste dans la rencontre

initiale... p.95 2. 1 Nous serions dans Γattitude personnaliste dès que nous vivons

ensemble, c’est-à-dire avec les autres et comme les autres

2.2 Sujet dans un monde de sujets et pouvant communiquer en référence à un environnement commun

2.3 Se constituer non dans Γen-face des objets mais dans le face à face des sujets

2.4 Dépasser le conflit épistémologique pour ouvrir le débat et maintenir la relation

3. L’examen psychiatrique... p.108 3.1 Conduite de l’examen psychiatrique... p. 108 3.2 Problématiques... p.lll

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ΤΠ. La rencontre thérapeutique... p.125

1. Les quatre écoles de Havens... p.126 a) La psychiatrie objective-descriptive... p.126 b) La psychanalyse... p.127 c) L’approche phénoménologique-existentielle...p.129 d) La psychiatrie interpersonnelle... p.132

2. Variantes... p.133 a) Variantes de l’approche objective-descriptive...p.134 b) Variantes de l’approche psychanalytique...p.138 c) Variantes de l’approche phénoménologique-existentielle... p.140 d) Variantes et extension de l’approche interpersonnelle... p.142 e) Autres approches... p.143 3. Application à la psychose... p.145 a) La psychothérapie cognitive... p.145 b) La psychanalyse... p.150 c) L’approche phénoménologique-existentielle...p.154 d) L’approche interpersonnelle... p.157 4. Intégration... p.160 a) Historique et définition... p.160 b) Considérations théoriques... p.163 c) Dans la psychose... p.167

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p.177 p.180 p.185 p.189 p.193 p.199 1. Le mot fondamental Je-Tu ne peut être dit que par la totalité de l’être

2. La relation avec le Tu est immédiate et exclusive... 3. L’instant présent et la présence vivante... 4. Réciprocité... 5. Être et paraître... 6. Authenticité du dialogue...

Π. Emmanuel Lévinas : le sujet comme otage ou 1’ « incondition » du psychotique... p.205

1. Le traumatisme de l’autre... p.210 2. Le tiers...p.216 3. Conduire un psychotique à la parole... p.220 4. L’impuissance de la Raison... p.226 5. L’asymétrie de la relation... p.231

Conclusion

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La médecine est un art devenu science. Elle s'est d'abord intéressée à l’individu et à sa souffrance. La médecine, comme pratique, est née de cette préoccupation pour l’expérience particulière de l’individu souffrant. A l’origine le médecin (le guérisseur) reconnaissait le malade comme porteur d’une demande et non pas comme porteur de symptômes. S’inspirant de travaux ethnologiques, Jean Clavreul1 rappelle la réaction paradoxale de certains indigènes d’Afrique et d’Amérique aux guérisons obtenues par des médecins européens. Loin d’exprimer une quelconque reconnaissance, les malades guéris s’attendaient à recevoir un soutien moral et matériel continu. Ignorant le concept de guérison, jugeant sans doute que la menace démoniaque s’était accentuée du fait même de sa première mise en échec, ils estimaient naturel et nécessaire que la protection du puissant sorcier blanc se perpétue. En négligeant la demande particulière du sujet souffrant et en se focalisant sur la recherche du symptôme, signe d’une maladie abstraite codifiée dans les manuels, la médecine moderne a créé un malentendu que l’évolution des mœurs dans nos sociétés n’a jamais pu résoudre complètement. Le médecin croit, écrit Lucien Israël2, que le malade le consulte parce qu’il veut guérir d’une maladie. Or, bien souvent, ce que demande le malade, c’est d’être soulagé d’une souffrance. L’identification de la souffrance à une simple maladie est une réduction qui paraît encore illégitime à beaucoup de nos contemporains.

Michel Foucault3 explique que la psychiatrie s’est inspirée de la médecine somatique en cherchant à déchiffrer l'essence de la maladie dans le regroupement cohérent des signes qui la dévoilent. Elle a constitué d’abord une séméiologie définissant les symptômes et les rapportant avec une spécificité variable à tel type de pathologie. Elle a constitué ensuite une nosographie décrivant les formes de la maladie, la diversité de ses expressions, les phases de son évolution. Foucault identifie deux postulats (communs à la médecine organique et à la psychiatrie) qui concernent tous les deux la nature de la maladie :

1 Clavreul J. L’ordre médical. Seuil, 1978, pp. 27-29.

2 Israël L. « Relation malade-médecin » dans Encyclopaedia Universalis, corpus 11, 1985, pp. 975-980. 3 Foucault M. Maladie mentale et psychologie. P.U.F., 1966, p. 3.

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« On postule d’abord que la maladie est une essence, une entité spécifique repérable par les symptômes qui la manifestent, mais antérieure à eux, et dans une certaine mesure, indépendante d'eux; (...)

A côté de ce préjugé d’essence, et comme pour compenser !’abstraction qu’il implique, il y a un postulat naturaliste qui érige la maladie en espèce botanique; l’unité que l'on suppose à chaque groupe nosographique derrière le polymorphisme des symptômes serait comme l’unité d’une espèce définie par ses caractères permanents, et diversifiée dans ses sous-groupes : ainsi la Démence Précoce (encore appelée la Schizophrénie) est comme une espèce caractérisée par les formes ultimes de son évolution naturelle, et qui peut présenter les variantes hébéphréniques, catatoniques ou paranoïdes .»4

Comment accueillir l’individu souffrant d’une maladie mentale? Comment faire pour rendre justice à la spécificité de son expérience et à la diversité de ses manifestations? La science médicale et psychiatrique est une discipline abstraite qui enseigne des vérités générales ne s’appliquant que partiellement et indirectement à la personne qui nous fait face. Celle-ci ne nous reconnaît pas toujours comme soignant et peut remettre en cause notre savoir et notre expertise. La psychiatrie a suivi l’évolution de la médecine contemporaine en opérant un virage technologique qui l’a éloignée de son inscription initiale dans le colloque singulier de l’intersubjectivité. L’enseignement et la pratique de la psychiatrie n’échappent pas à la problématique générale de l’éducation. Cunningham5 signale " la pérennité des tensions existant entre les Impératifs d’une éducation utilitaire, fragmentaire, partielle et surspécialisée et d’une éducation tournée vers le développement d’ensemble de l’être humain total, du point, de vue logique et affectif, intellectuel et corporel, théorique et pratique”.

Comme nous le verrons la prise en charge du patient, l’appréhension de son trouble doivent tirer profit de la multiplicité des points de vue qui enrichissent et complexifient la pratique quotidienne de la psychiatrie. L’expérience psychopathologique peut être l’occasion d’une polémique féconde si les divergences d’opinion et de sensibilité se tempèrent d’un esprit 1’analogique” invalidant le projet d’une captation définitive du symptôme ou du phénomène par une approche univoque. La "flexibilité

4 Ibid., p. 7.

5 Cunningham H.P. « La culture "totale” d’Hésiode : Aristote et la modernité » dans Culture savante et culture générale, Université Laval, 1991, p. 72.

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épistémologique” du clinicien est sollicité autant par la réticence de ses patients que par certaines querelles d’écoles et la menace permanente d'une indifférence ou d’un aveuglement idéologiques.

La maladie mentale résiste encore à la science. On ignore ses causes même si on évoque un déterminisme triple, bio-psycho-social. C’est par tradition ou par consensus, c’est-à-dire d’une manière arbitraire, qu’on établit sa cartographie. Aucun test objectif ne valide la nosographie actuelle. L’expression verbale et non verbale du patient reste le principal outil de reconnaissance et de compréhension. Prônée par les uns, dénoncée par les autres, l’objectivation stricte de la souffrance et de la déviance psychiatrique demeure en fait inaccessible. Cette résistance à la science et à la technique n’est pas absolue. Des traitements efficaces ont vu le jour mais leur mécanisme d’action reste obscur. Des études épidémiologiques et évaluatives permettent de préciser l’incidence et l’étendue des troubles, leur évolution et leur réponse au traitement. Il est possible que demain la recherche scientifique progresse suffisamment pour achever la conquête de la discipline. Mais tel n’est pas le cas aujourd’hui. L’enseignement de la psychiatrie reste l’enjeu d’un conflit épistémologique opposant les sciences humaines aux sciences neurobiologiques et, à l’intérieur des sciences humaines, les approches empiriques, interprétatives, phénoménologiques entre autres.

Qu’en est-il du sujet délirant? Pour Tatossian6, une réponse possible est de considérer que le psychotique n’est plus un sujet parce qu’il en a perdu les attributs essentiels que sont l’historicité, l’intersubjectivité et la liberté. Cette conception pessimiste de la psychose n’est pas une fatalité. Aristote, déjà, trouvait dans le rêve de l’homme normal une expérience se rapprochant de la pathologie psychiatrique : " la faculté qui, dans l’état de veille, produit en nous les hallucinations de la maladie est la même que celle qui, dans le sommeil, fait naître les images hallucinatoires ”7. C’est à ce même auteur

6 Tatossian A. « Délire, sujet et subjectivité » dans Psychiatrie phénoménologique, Acanthe, Lundbeck, 1997, pp. 225-229.

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qu’est attribué un court traité associant l’homme de génie à la mélancolie8. Nous soutiendrons, à notre tour, que le sujet psychotique n’est pas différent, dans ses potentialités humaines, de l’interlocuteur qui lui fait face.

Je me souviens de mes premières rencontres avec des patients psychotiques. Rien de spectaculaire au début. Des visages émaciés et peu expressifs, des conversations laborieuses, des réticences subtiles mais têtues. Impatient, je tente vainement et maladroitement de comprendre, de- faire comprendre. Je lâche prise rapidement. J’apprends à écouter, à laisser mes questions en suspens, à tolérer les silences. Les confidences se font alors plus généreuses. Alain est un jeune homme de mon âge, poli et ponctuel, qui vient me voir chaque lundi à la même heure. Il a des projets qu’il ne parvient pas à mettre en route, des habitudes de vie qu’il perpétue inlassablement. Sa vie sociale est réduite au minimum. Il prend des médicaments qui contrôlent ses hallucinations sans les faire disparaître. Après moi d’autres étudiants prendront la relève. Sa "carrière" psychiatrique dépassera sans doute le demi-siècle et sera émaillée de courtes hospitalisations. Huguette est une femme de 60 ans que je découvre un matin, cachée au fond de son lit. Elle me tourne le dos. J’apprends de son infirmière qu’elle est suivie à la clinique depuis l’âge de 18 ans, qu’elle rechute tous les cinq ou six ans sans raison particulière. Elle est célibataire, sans doute vierge, mais dans son délire quelques hommes illustres de l’histoire de France la font jouir des heures durant. Sa maladie ne- l’a pas empêchée de compléter une carrière d’enseignante. Monsieur K. est un paranoïaque distingué, poursuivi par la police qui le confond, croit-il, avec le chef de la mafia locale. Il vient me voir avec une petite mallette .en cuir et des lunettes de soleil qui ne le quittent pas. Impossible d’évoquer une quelconque pathologie, il me congédierait aussitôt. Son angoisse est telle qu’il finit par accepter les pilules qui je lui propose. C’est un succès. Il peut enlever ses lunettes et interrompre son suivi. Défilent ensuite d’autres visages, d’autres voix mais surtout des récits insolites, extravagants, pas toujours cohérents, quelquefois poignants. La rencontre avec un patient délirant peut devenir l’occasion d’un débat philosophique : doute et conviction,

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vérité en soi et vérité pour moi, expérience commune, expérience singulière, projection, déni sont des outils commodes, pour jongler avec les malentendus et les paradoxes. Les désaccords de fond, les conflits d’opinion n'empêchent pas les rapprochements et les sympathies. Tous les malades n’ont pas une motivation, une concentration ou un niveau de confiance suffisants pour entrer dans la joute. Mais il est rare qu'un suivi régulier n’entraîne pas une familiarisation réciproque des interlocuteurs. Chaque rencontre oscille entre l’ennui de la répétition et la surprise de l’événement, entre le confort de la première et l’appréhension du second. Chaque visiteur est un monde que la psychose peut envahir mais jamais totalement conquérir. Entre le normal et le pathologique se livre un duel que le psychiatre tente d’influencer.

1. Dans ce travail nous chercherons d’abord à présenter la psychose. Nous ferons appel à des symptômes cardinaux, le délire et l’hallucination, et à des catégories nosologiques traditionnelles, la paranoïa et la schizophrénie. A ces concepts classiques nous tenterons d’insuffler une dynamique et une extension philosophiques en citant des auteurs et des travaux qui se situent à la jonction des deux disciplines (psychiatrie et philosophie). Les définitions, les descriptions, les hypothèses et les analyses retenues tenteront d’offrir une image de la réalité clinique qui respecte sa complexité et ses ambiguïtés. Le délire comme l’hallucination ne se définissent pas aisément. Dès cette étape initiale une discussion s’impose entre des points de vue différents. Comment faire pour distinguer le délire de la croyance, une erreur de jugement d’une vision du monde originale ? L’hallucination est-elle un simple trouble de la perception ou une altération plus globale de la pensée, du "système de la réalité'? Ces difficultés reconnues, nous envisagerons ensuite les étapes du développement d’un délire puis les caractéristiques de la conscience délirante au stade de la chronicisation, ses handicaps et ses privilèges. Hallucinations et délire contribuent à la constitution du monde de la psychose, un monde non partageable qui se superpose à l’expérience commune mais qui ne se confond pas avec elle. Comment le sujet psychotique prend-il en charge ces deux mondes contrastés ? Comment s’opèrent chez lui le dialogue intrapsychique et la communication avec autrui ? Voici quelques-unes des questions que nous devrons aborder avant d’étudier la paranoïa et la schizophrénie. La première

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est une entité vaste mais cohérente regroupant un mécanisme psychologique, un ensemble de personnalités et un groupe de délires. Il existe une continuité logique entre ces expressions progressives d'un état particulier. La schizophrénie se présente comme un regroupement de syndromes plus hétérogènes, ce dont témoigne la diversité des théories étiopathogéniques existantes. Nous proposerons une description phénoménologique de certaines de ces expériences avant l’introduire la question centrale de ce travail, celle de la communication avec le sujet psychotique.

2. La rencontre psychiatrique, comme l’examen médical, est une forme particulière de relation interpersonnelle. Elle emprunte aux trois registres de la conversation ordinaire, de !’observation scientifique et de l’analyse psychologique. La situation épistémologique du psychiatre dans l’espace relationnel peut ainsi se définir à partir des "références" que constituent, pour reprendre une terminologie inspirée de Jaspers et de Husserl, les positions "naturelle", "naturaliste-explicative" et "personnaliste- compréhensive". Par souci de clarté et de simplification, nous distinguerons la rencontre diagnostique de la rencontre thérapeutique. Malgré certains chevauchements, elles représentent deux scènes séparées où les enjeux théoriques de !’interaction, de l’échange intersubjectif, se posent en termes différents. L’évaluation initiale d’un patient est un exercice d’équilibriste qui vise tout à la fois à créer un contact empathique, à développer un sentiment de confiance réciproque mais aussi à mener un examen dépassionné et scientifique. Subjectivité et objectivité, proximité et distance doivent se succéder et se conjuguer. Une analyse épistémologique sera proposée, faisant appel à la distinction husserlienne des attitudes naturaliste et personnaliste. Nous rappellerons les grandes étapes de l’examen psychiatrique traditionnel de manière à illustrer cette dualité et à évoquer différentes problématiques (méthodes et structure dynamique de l’entretien, engagement thérapeutique, constitution et limites du savoir clinique, impact du psychotique sur le clinicien et réciproquement, etc...). La rencontre thérapeutique sera envisagée à partir du modèle de Havens qui distingue quatre approches principales : objective-descriptive, psychanalytique, phénoménologique-existentielle et interpersonnelle. Cet auteur met l’accent sur les particularités techniques de !’interaction, sur les attitudes et les conduites plus que sur

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les présupposés théoriques. L’analyse sera ensuite étendue aux formes contemporaines de psychothérapie et au cas particulier de la psychose. Nous conclurons cette deuxième partie en signalant un mouvement récent d’intégration qui tente de rapprocher les multiples écoles de pensée, de dépasser les oppositions idéologiques et les polémiques stériles, d'identifier des principes de changement communs aux différentes thérapies.

3. La psychose n’est-elle pas un obstacle insurmontable à cette qualité de communication qu’on appelle le dialogue? Pour répondre à cette question, nous interrogerons deux philosophes du XXe siècle qui nous ont légué une réflexion approfondie et originale sur le thème de la relation. Martin Buber considère que l’homme est, à l’origine, un être en relation avec ses prochains et avec le monde. La solitude est une expérience seconde, dérivée, artificielle. Il y a cependant deux manières de communiquer. La première privilégie la proximité et l’unité, la seconde contraint à la distance et à la séparation. Il n’y a pas, selon Buber, de Je en soi mais il y a le Je du couple Je-Tu et le Je du couple Je-Cela. Dire Tu, c’est sortir de soi, engager la totalité de son être, assumer l’immédiateté de la relation. Dire Cela, c’est rester confiné à l’intérieur de soi, ne pas participer au monde si ce n’est d’une manière superficielle et intéressée, refuser la présence et la réciprocité. Pour Lévinas, la relation avec autrui se conçoit des le départ comme une responsabilité sans limite. L’égalité et la symétrie sont des illusions néfastes. Devant son prochain, le sujet est invité à se défaire de sa condition d’être et à revêtir l’incondition d’otage. Le Moi est " déposé ", traumatisé, ordonné du dehors. Heureusement il y a le tiers qui introduit une contradiction dans l’asymétrie de la relation duelle et qui rend possible la justice, la réciprocité des droits et des devoirs. Le sujet psychotique est engagé dans une expérience relationnelle double. Deux présences le sollicitent : d’un côté le grand Autre de la psychose, insaisissable, imprévisible et tout-puissant; de l’autre le petit autre de la quotidienneté et du monde commun dont il finit par s’éloigner. Comment s'appliquent les catégories bubériennes et l’éthique lévinassienne à la situation particulière de la rencontre psychiatrique avec un sujet psychotique? L’épisode fécond ne témoigne-t-il pas des dangers du Je-Tu? Le handicap social du schizophrène ne se

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1. Tentatives de définitions

- La formule "jugement faux incorrigible" est insuffisante car elle n'est pas spécifique au délire. De tels jugements peuvent être associés à des croyances collectives, tolérés et parfois encouragés par un milieu environnant particulier (religions, sectes, mouvements politiques divers). Il faut alors tenir compte d'un contexte plus large non limité aux jugements simples de l'individu mais à son appréciation globale de la réalité (notion de "contact-réalité" ou de "système de la réalité"). Par ailleurs, certains doutes qui paraissent corrigibles temporairement vont être qualifiés de délirants quand ils se répètent (exemple de la méfiance paranoïde ou paranoïaque et de son va et vient constant entre l'hypothèse et la thèse).

- On peut tenter de cerner le concept de "monde délirant" en opposant une définition négative (copie infidèle du monde réel) à une définition positive (type d'être au monde particulier). Le dialogue avec le sujet délirant sera différent suivant qu'il sera mené selon l'une ou l'autre des deux interprétations.

- On peut enfin introduire une considération temporelle, envisager la constitution progressive d'un délire et reconnaître l'effort d'intégration et d'expression de l'expérience psychotique actuelle. C'est d'une approche de ce type que relève la belle définition de Minkowski9 selon laquelle le délire est "essai de traduire dans le langage du psychisme d'antan la situation inaccoutumée en présence de laquelle se trouve la personnalité qui se désagrège".

2. Les deux étapes de l'étrangeté et de la refamiliarisation

9 Minkowski E. Le temps vécu. Études phénoménologiques et psychopathologiques (1933). Delachaux et Niestlé (Neuchâtel), 1968, p. 180.

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- Considérons d'abord la familiarisation initiale du sujet normal avec le monde environnant. Bergson, cité par E. Amado Lévy-Valensi10, décrit ce conditionnement à l'objet opéré par la conscience et qui se prolonge en familiarité. Cette familiarisation du monde, du réel, qui s'effectue en nous de façon continue s'oppose à l'étrangeté qui caractérise la phase initiale de certaines expériences psychotiques.

- Binswanger11 (cité par Tatossian12), dans son étude du cas Lola Voss, décrit un stade pré-délirant où la patiente vit dans "l'étrangeté de !'Effroyable qu'elle doit deviner et déchiffrer constamment". Cette période aiguë est caractérisée par une angoisse psychotique souvent insupportable mais à ce stade, le sujet Conserve un "reste de puissance sur soi car il peut encore interroger !'Effroyable à distance".

- Puis "l'étrangeté de !'Effroyable fait place à la familiarité des persécuteurs et l'angoisse à la peur"13 . Cette phase de chronicisation s'accompagne souvent d'une perturbation de l'économie émotionnelle ou affective du sujet. Non plus questionnement à distance de !'Effroyable comme dans la période précédente mais mise à distance émotionnelle de !'Effroyable qui s'est imposé au sujet. Adaptation à la Terreur que décrit bien Primo Lévi à partir de son expérience concentrationnaire14:

"Au Lager, l'usage de la pensée est inutile, puisque les événements se déroulent le plus souvent de manière imprévisible; il est néfaste, puisqu'il entretient en nous cette sensibilité génératrice de douleur, qu'une loi naturelle d'origine providentielle se charge d'émousser lorsque les souffrances dépassent une certaine limite".

Cet émoussement de l'affect accompagne un bouleversement de la Subjectivité dans ses rapports avec la Connaissance et la Vérité.

10 Amado Lévy-Valensi E. La communication. P.U.F., 1967, p. 12. 11 Binswanger L. Schizophrénie. Neske, Pfullingen, 1957.

12 Tatossian A. Phénoménologie des psychoses. Masson, 1979, p. 265. 13 Ibid., p. 266.

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3. Conscience et pensée délirante (au temps de ta familiarisation, c'est-à-dire de 8a chronicisation)

- Rapportons les trois caractéristiques de la conscience délirante selon Tatossian15:

® l'infaillibilité, c'est-à-dire l'incorrigibilité de droit et non de fait, ne portant pas obligatoirement sur un contenu mais sur la "certitude" qu'il y a quelque chose.

• l'irréalité partielle car "le délirant n'est pas toujours si aveugle qu'il confonde sans plus le plan du délire et le plan de la réalité". Certains délirants restent capables de distinguer l'expérience délirante de l'expérience naturelle, reconnaissant par exemple deux types différents de logique à l'oeuvre. Ce caractère partiel de l'irréalité délirante apparaît aussi dans "l'étonnante étanchéité de la praxis et des idées délirantes", en tout cas à ce stade du délire chronique et de la familiarisation qui l'accompagne.

« l'universalité: le sujet délirant n'est plus l'Égo empirique. Une certaine énigme du monde disparaît dans la psychose. Le regard délirant pénètre sans obstacle dans l'opacité du corps et d'Autrui. Cette transparence délirante du Monde et de ses objets rompt toutes les limites spatio-temporelles de la Raison humaine. Ce qui est constitutif (Temps, Espace) est ou bien nié ou bien reconstitué par une conscience délirante à la fois toute-puissante (dans le sens de la mégalomanie délirante) et relativement impuissante à percevoir l'Histoire, la Mort, !'Alter Égo par exemple.

- Dans le délire, la signification est souvent là d'emblée, précédant l'exercice de la pensée rationnelle qui se dégrade en rationalisation secondaire et morbide. Si le sujet psychotique a trouvé une "nouvelle Vérité", il a perdu dans le même temps la dialectique Vérité-Non Vérité, Hypothèse-Thèse, Doute-Conviction qui sont les conditions nécessaires d'un échange intersubjectif authentique. Si, comme le soutient

15

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E. Amado Levy-Valens¡16, le dialogue suppose non seulement l'ouverture de soi à autrui mais également l'accès conjoint à ce troisième terme qu'est la Vérité, alors le dialogue authentique peut sembler inaccessible au sujet délirant. Nous objecterons plus tard que ce dialogue doit parfois chercher une voie, une finalité différente que la simple recherche d'une Vérité commune. Participant à la fois du Savoir et de la Foi mais ne s'y confondant pas, le délire se présente comme un mode de connaissance spécifique dont il convient de préciser les caractéristiques propres.

4״ Croyance et délire

Croyance

- Laxenaire17 définit la croyance par opposition au savoir et à la science:

"Le progrès du savoir ne s'acquiert qu'au prix de la transgression permanente de conclusions toujours provisoires. La certitude du savoir, toujours partielle, ne se sépare pas du doute qui le fonde et en conditionne le renouvellement. La croyance, au contraire, s'arme d'une vérité définitive et totalitaire. Elle n'admet ni le doute ni la contestation, prétendant légiférer sous les aspects de l'éternité".

- G. Rosolato18 fait de la croyance une "réponse à des questions sans solution, comme la souffrance, le mal, la mort, la déréliction de la faiblesse humaine et l'absence de pouvoir qui rendent l'existence invivable ou précaire". Fontalis19 reprend cette idée en définissant la croyance comme "une réponse à tout, tranquille ou violente, qui anticipe toute question".

Délire

16 Amado Lévy-Valensi E, 1967, p. 72.

17 Laxenaire M. Réflexions sur la croyance délirante. L’Évolution Psychiatrique, 46 : 575-584, 1981. 18 Rosolato G. La scission que porte l’incroyable. Nouvelle Revue de Psychanalyse, 18 :15-27, 1978. 19Pontalis J.B. Se fier à... croire en... Nouvelle Revue de Psychanalyse, 18 : 5-14, 1978.

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- Freud20 propose une analyse de la conviction délirante qui s'applique peut-être aussi bien sinon davantage à la croyance non-délirante:

"Tout délire recèle un grain de vérité, quelque chose en lui mérite réellement créance, et là est la source de la conviction du malade, justifiée dans ces limites. Cependant, cette parcelle de vérité a été longtemps refoulée; quand elle parvient enfin, sous un aspect déformé, à forcer l'entrée de la conscience, le sentiment de conviction à elle inhérent devient comme par compensation, tout-puissant; il fait corps avec le substitut déformé de cette parcelle de vérité refoulée et protège celui-ci contre toute atteinte de la critique. La conviction se déplace en quelque sorte de la vérité inconsciente à l'erreur consciente à elle reliée, et y reste fixée justement par suite de ce déplacement".

- Si la croyance a pour fonction de répondre à une question sans solution ou d'anticiper toute question possible, la fonction du délire serait "un immense effort de !'intelligence pour sauver la raison en conférant un sens à l'insensé"21. Brunner et col!.22 reprennent cette conception du délire en référence à !'interprétation freudienne de la névrose comme compromis entre des instances psychiques conflictuelles:

"dans le cas de la psychose, le conflit se joue entre le sujet et la réalité. Il s'agit d'un processus qui se déroule en deux temps: soit une personne dont le mode existentiel est bouleversé par l’irruption d'une expérience de dissociation, telle que la dépersonnalisation ou l'étrangeté, ou bien d'automatisme mental. Cette personne est conduite ensuite à construire un système de relation à la réalité qui lui rende celle-ci vivable, (système) qui tient à une élucidation de son expérience conformément à cette réalité. Ainsi le compromis du délire n'apparaît pas comme un symptôme, mais comme une tentative d'explication, constituée secondairement, qui vaut élaboration d'une nouvelle manière d'être au monde".

Burner23, se référant à Jaspers, précise que cette élaboration explicative est aussi "une tentative de renouer contact avec le milieu, de rétablir une continuité, celle de la coexistence que Binswanger appelle le "Mitsein" et que les psychanalystes appellent plus familièrement la relation objectale".

- Reste que le délire, s'il peut reconstruire une possibilité de discours et un semblant de dialogue, éloigne le sujet d'une communauté de pensée. Là où la croyance non

20 Freud S. Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen. Gallimard (Folio), 1986, p. 229. 21 Laxenaire ,1981, p. 580.

22 Brunner H. et coll. Croyance et délire. A propos d’un cas. L’Évolution Psychiatrique, 46 : 655-662, 1981.

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délirante, la religion par exemple, favorise l'intégration dans une réalité sociale partagée, le délire n'empêche pas l'isolement et la marginalisation de l'individu psychotique.

5. L'autonomisation comme genèse du délire

- Thèse de Blankenburg (1965a) résumée par Tatossian24 25:

"Si le délire est une possibilité de transformation immanente à l'être humain, il ne peut reposer sur une déficience venant affecter celui-ci du dehors mais sur l'autonomisation de moments essentiels, normalement intégrés et intégrants en lui. Une formulation équivalente est que l'homme sain "désautonomise" les potentialités de délirer qu'il abrite, ce qui a l'avantage d'éviter par avance la caractérisation négative du délire par une incapacité d'intégration".

- Illustration de la thèse de Blankenburg (1965b) rapportée par Tatossian23: Il s'agit de comparer le vécu d'un schizophrène à un vécu poétique, en l'occurence celui de Rilke dans le sonnet "Torse archaïque d'Apollon".

"Le malade devant une reproduction de tableau.... est fasciné par le bleu qui y est peint, y voit un «pronostic d'âme» qui non seulement le dévoile mais le détermine comme «malade mental», dans un vécu qui désormais dominera sa vie".

Rilke, lui, "évoque son expérience d'être regardé par cette statue sans yeux qui lui dit: «Tu dois changer ta vie»".

Tatossian décrit ce qui est commun aux deux expériences, à savoir le

"vécu de passivité et presque d'influence devant un objet mondain de type artistique, (....) la transformation du rapport de Soi au Monde, le Soi habituel étant mis hors de jeu par une sorte d'appel à un autre Soi....".

Ce qui distingue les deux expériences, c'est que

"le poète reste projetant-jeté, alors que le cercle entre spontanéité et réceptivité, activité et passivité... est brisé chez le schizophrène (....). Ce qui manque chez le schizophrène, c'est l'unité dialectique et dynamique de la réceptivité et de la spontanéité (....). S'il ne s'agit pas chez Rilke de «perception délirante» et de délire, ce n'est pas parce que son

24Tatossian, 1979, pp. 255-256. 25 Ibid., pp. 256-257.

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vécu réceptif est différent de celui du schizophrène, c'est parce que son autonomisation est empêchée par son union dialectique avec la spontanéité".

- L'autonomisation toucherait plusieurs sphères de l'activité de pensée comme la capacité de thématisation et la généralisation qui s'absolutisent quand elles perdent leur ancrage à un équilibre dialectique. De même l'isolement du sujet délirant, la fascination pour son monde intérieur autistique, la résistance à la logique du Monde et d'autrui marquent la rupture de la double constitution de l'Égo par !'Alter Égo et de !'Alter Égo par l'Égo.

- Tatossian26 propose, avec le "jeu des deux transcendances", une autre formulation de l'autonomisation dans le délire: la transcendance subjective, toute puissante dans le délire de grandeur, fait du Monde l'émanation de l'essence propre du Sujet. Soumis à la transcendance objective, comme dans le délire de persécution, le délirant fait, au contraire, l'expérience de Soi comme victime de forces étrangères. Ces orientations opposées du délire traduisent l'autonomisation de l'une ou l'autre des deux transcendances que l'homme sain maintient en équilibre dialectique.

6. Pertes occasionnées par le délire

- L'inconséquence de l'expérience chez le schizophrène traduirait "la perte de cette présomption selon laquelle l'expérience procédera continuement selon le même style constitutif et qui permet selon Husserl et Binswanger le monde réel et l'expérience naturelle"27.

- L'anthropologie compréhensive de Zutt et Kuienkampff28 distingue le sujet normal du délirant paranoïde par le contrôle du rapport à autrui. L'homme sain conserverait la capacité de déchiffrer toute apparition mondaine et d'accorder à autrui la signification

A Ibid., p. 263. 27 Ibid., p. 289.

(27)

qui lui revient, la confiance qu'il mérite. Le sujet délirant a perdu cette capacité et ne sait plus différencier "les Autres en dignes de confiance, indignes de confiance et simples étrangers indifférents".

- En référence à la pensée de Sartre, Kulenkampff, cité par Tatossian29, décrit le délirant comme "être toujours regardé, que ce regard étranger l'observe.... et finalement pénètre sa pensée ou qu'il prenne possession de lui en sachant tout de lui et en transmettant la pensée directrice et annexante de ΓAutre".

- Citant Zutt (1963), Tatossian30 explique que tout être humain serait susceptible de délirer s'il ne possédait une défense spécifique, la Stance (Stand). La Stance est décrite comme "résistance aux pressions physiognomiques du monde humain ou matériel, qu'elle tient à distance" ou encore comme "!'organisation habituelle de la masse des physiognomies isolées en un paysage familier". Au coeur du délire, écrit Tatossian, se situe

"la perte de la Stance et de tout ce qu'elle permet: la distance aux choses, la liberté du regard, la résistance aux pressions physiognomiques, la rencontre interhumaine et la marche biographique (....). Le syndrome paranoïde est .... destruction nivelante de l'existence humaine où Proches et Étrangers sont confondus (....). La Stance permet l'abritement dans les ordres existentiels et le paranoïde est dés-abrité, offert à la subjugation par les physiognomies mondaines".

7. Les deux mondes du sujet délirant

- La survenue d'un délire chronique crée une discontinuité dans le devenir biographique du sujet. Même s'ils ne se rejoignent plus et s'ils obéissent à des lois différentes (notamment dans l'ordre de la temporalité) le monde d'avant le délire et le monde d'après le délire continuent d'entretenir entre eux certains rapports que nous tenterons de préciser.

Ibid., p. 252. 30 Ibid., pp. 252-254.

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- Mais c'est aussi et peut-être surtout après le déclenchement de la psychose que le sujet délirant doit prendre en charge deux mondes distincts, celui proprement psychotique gouverné par les hallucinations et le délire et celui de la réalité quotidienne. Les remarques suivantes portent sur les deux mondes postérieurs à "l'effraction psychotique".

- Il convient d'abord de distinguer les "privilèges morbides" du sujet délirant dans ses rapports au monde délirant, des handicaps du même sujet dans ses rapports au monde naturel. Nous nous rapporterons au troisième paragraphe de ce chapitre pour les privilèges (infaillibilité et universalité de la conscience délirante, transparence du monde et d'autrui par exemple) et au cinquième paragraphe pour les handicaps (inconséquence de l'expérience, perte de la capacité de déchiffrer les apparitions mondaines, perte de la Stance etc....).

- L'irréalité partielle de la conscience délirante décrite au paragraphe 3 marque quant à elle un certain compromis dans les rapports du sujet avec les deux mondes. Nous avons déjà signalé l'étonnante étanchéité de la praxis et des Idées délirantes selon Bleuler. Dans la littérature psychiatrique et psychanalytique, le "cas Schreber" a souvent été utilisé comme modèle d'expérience délirante31. Tatossian32 rappelle que l'expertise du président Schreber prétendait que ses idées délirantes étaient à la fois conviction absolue et motif adéquat d'action alors que le Président Schreber avec une lucidité surprenante reconnaissait le premier point mais contestait le second. Tatossian souligne "l'indifférence à la praxis mondaine de la connaissance délirante de Schreber" et soutient que "cet apragmatisme n'est pas un trait propre au délire Schrébérien mais un trait essentiel au délire". Précisons qu'il s'agit ici de délire chronique et que cette inhibition de l'action permet souvent mais hélas pas toujours de prévenir le passage à l'acte délirant.

31 Schreber D.P. Mémoires d’un névropathe (traduction de P. Duquenne et N. Sels). Seuil, 1975. 32 Tatossian, 1979, p. 282.

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- Dans une optique différente, Tatossian133, se référant à des travaux complémentaires de Binswanger et Blankenburg, fait du Monde délirant un monde à la fois rétréci et élargi par rapport au monde commun: rétréci parce qu'"il est un monde unitaire et fermé sur soi à partir duquel le délirant peut à nouveau se comprendre et comprendre tout ce qu'il rencontre et dans lequel il trouve un appui, un support", élargi en ce sens que "le monde délirant ne s'oppose pas en fait au monde réel et commun mais l'englobe plutôt".

- Questionner la genèse du délire conduit souvent le phénoménologue comme le psychologue ou le psychanalyste à évaluer le rôle respectif des altérations du cadre psychique, des liens constitutifs de l'expérience et le développement propre du contenu ou du thème délirant. À la question de Binswanger: "le thème prend-il tant de place parce que les liaisons constitutives de l'expérience se relâchent chez le délirant ou bien n'y a-t-il plus de place pour autre chose parce que justement le thème a pris toute la place?", Tatossian tente de répondre en invoquant "le relâchement des liens constitutifs de l'expérience naturelle dans les délires schizophréniques et le développement "tumoral" du thème dans les délires paranoïaques"33 34.

8. Délire compréhensible et délire incompréhensible

- Cette distinction est défendue par Jaspers à partir d'une réflexion méthodologique qui l’amène à opposer la compréhension psychologique à !'explication causale:

"nous réservons le terme comprendre (verstehen) à la connaissance obtenue par Interpénétration psychologique, et nous distinguons la compréhension statique de la compréhension génétique. La découverte d'un lien objectif de cause à effet, constaté du dehors (par les méthodes des sciences naturelles), n'est jamais appelée compréhension mais toujours explication (erklärung)"35.

En de nombreux cas, ajoute Jaspers,

33 Ibid., p. 297. 34 Ibid., p. 298.

35 Jaspers K. Psychopathologie générale (traduction : A. Kastleret J. Mendousse). Félix Alcan, 1933, p.

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"nous comprenons avec évidence que des faits psychiques puissent en engendrer d'autres. C'est ainsi que nous saisissons (....) que l'homme attaqué se mette en colère, que l'amant trompé devienne jaloux, que certains mobiles entraînent une décision, une action"36.

À l'opposé, des faits psychiques peuvent apparaître "entièrement nouveaux d'une manière incompréhensible. Ils se succèdent et ne naissent pourtant pas les uns des autres"37

- Jaspers distingue les séquences psychologiques compréhensibles à partir du passé immédiat ou plus éloigné des séquences qui ne le sont pas. Il oppose les développements de la personnalité qui sont compréhensibles aux processus qui ne le sont pas. L'incompréhensibilité devient alors le critère du délire processuel qui caractériserait la schizophrénie38.

- Si en principe la compréhensibilité ou l'incompréhensibilité d'un délire doit être l'élément-clé rapprochant ou éloignant le sujet délirant de son interlocuteur, facilitant ou entravant l'échange interpersonnel, l'expérience clinique suggère de nuancer ces affirmations. L'objection de Tatossian mérite d'être citée in extenso:

"Soumise à !'acceptation d'autrui, elle (la compréhension psychologique) n'est pas la donnée ultime qu'en faisait Jaspers et dépend largement de la personnalité de l'observateur, de son attitude empathique, de sa situation actuelle ou encore de sa connaissance plus ou moins intime du malade et de sa biographie. Dans ces conditions la même perception délirante peut être compréhensible pour l'un et non pour l'autre ou le devenir, alors qu'initialement incompréhensible. En fait l'appréciation du critère d'incompréhensibilité reste souvent hésitante (....). La vraie question n'est pas: développement ou processus? mais: dans quelle mesure développement, dans quelle mesure processus?"39.

9. Délire imposé, délire simulé: les ambiguïtés de la relation thérapeutique

36 Ibid., pp. 24-25. 37 Ibid., p. 25.

38Tatossian, 1979, p. 238. 39 Ibid., p. 241.

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- Le délire est rarement convaincant. Il arrive cependant qu'un individu psychotique puisse convaincre un de ses proches et lui faire partager progressivement ses idées délirantes. Les conditions habituelles d'une telle contagion sont les suivantes:

. intimité prolongée des deux personnes doublée en général d'un certain isolement social.

. particularités caractérielles de la personne convaincue: passive, suggestible, soumise...

. caractère vraisemblable du délire.

Ces cas cliniques illustrent l'effort que peut déployer le sujet délirant pour convaincre son entourage. Effort le plus souvent vain mais qui interfère avec la relation thérapeutique. Le sujet délirant invite souvent son thérapeute à prendre position par rapport à son délire. Entre l'adhésion (fictive et stratégique) et la confrontation, le thérapeute adopte en général une position intermédiaire qualifiée de "neutralité bienveillante": pour instaurer une relation de confiance, il s'agit de laisser le sujet exprimer son délire sans se prononcer directement et définitivement sur la vraisemblance et la réalité de ce délire. Une approche intersubjective de ce type, proche de l'esquive, s'éloigne apparemment du dialogue authentique. Réservée aux premiers temps de !'interaction, elle peut être aussi le prélude nécessaire à une relation progressive visant à acquérir petit à petit certains attributs du dialogue.

- Simuler un délire, chez le sujet sain, peut servir à différentes fins comme échapper à certaines obligations ou atténuer une responsabilité (criminelle par exemple). Ce qui nous retiendra ici est le cas, assez fréquent en institution psychiatrique, de malades authentiquement psychotiques mais simulant à !'occasion des symptômes hallucinatoires ou délirants. Recherchant des bénéfices secondaires, ces patients se contentent en général d'évoquer leurs "expériences" sans accompagnement émotionnel

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particulier. Ils prétendent "entendre des voix" ou "se sentir persécutés". Ils utilisent là la terminologie psychiatrique qu'ils ont souvent dénoncée antérieurement comme impropre à rendre compte de leur vécu. Malgré les ambiguïtés, une telle simulation établit un dialogue entre deux registres distincts de la folie:

"Elle (la simulation) signifie que le fou s'est familiarisé avec la "folie" du psychiatre au point de jouer avec elle (et avec lui, le psychiatre) plus ou moins consciemment. Elle révèle l'aptitude du fou à écouter son psychiatre, à le comprendre, à l'anticiper, à s'en jouer! Dans la mesure où la folie (authentique) se caractérise par un défaut majeur de l'écoute, la folie simulée (qui n'est que la simulation de la "folie" des psychiatres) est une voie de passage entre le monologue tourmenté du fou authentique et le dialogue authentique entre individus"40.

Il faut donc retenir l'existence séparée de deux "folies": la "folie académique" du psychiatre (et des manuels) avec ses catégories, sa logique botanique, ses distances et la "production" des fous. Se rencontrant parfois mais ne se confondant jamais.

40

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1. Définitions

L'hallucination est-elle une perception sans objet ou bien une croyance erronée? Ces deux définitions sont critiquées par H. Faure en raison de leur teneur excessivement sensorielle dans un cas, intellectuelle dans l'autre41. L'auteur leur préfère la formule d'Esquirol datant de 1817:

" Un homme qui a la conviction intime d'une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n'est à portée de ses sens, est dans un état d'hallucination "42,

Henri Ey propose de définir l'hallucination par les trois critères suivants43:

• affirmation par le sujet du caractère irrécusablement vécu ou sensoriel de l'expérience (sensorialité de l'expérience vécue);

» dénégation de sa nature hallucinatoire (conviction de sa non-subjectivité); » affirmation par l'interlocuteur de l'irréalité de son objet (absence d'objet réel).

Le même auteur souligne d'emblée l'inconstance de ces critères: !'halluciné peut à certains moments reconnaître une conscience relative d'être halluciné; autrui peut parfois douter de l'irréalité de l'objet hallucinatoire (en évoquant par exemple un phénomène surnaturel). Pour cette raison Ey critique à son tour la définition traditionnelle de " perception sans objet " qui requiert les trois conditions réunies et qui correspondrait rarement à la réalité clinique.

Halluciner c'est aussi une objectivation partielle du sujet44. Cette objectivation qui atteint le conscient et l'inconscient échappe au sujet tout en ne cessant pas de relever de la subjectivité. C'est là un des paradoxes de l'hallucination. Halluciner "consiste à

41 Faure H. « Hallucinations »dans Encyclopaedia Universalis, Corpus 9, pp. 82-84,1985.

42 Esquirol E. Des maladies mentales considérées sous le rapport médical hygiénique et médico-légal. J.B. Baillière ed, Paris, 1838, vol 1, p.80.

43 Ey H. Traité des hallucinations. Masson, 1973, p. 45. 44 Ibid., p. 48.

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tomber soi-même dans l'autre, à se transformer en chose, à n'être plus sujet mais objet de sa perception et, en définitive, à placer hors de son être ce qui est seulement hors de sa conscience 1,45 Ce qui définit l'hallucination ce n'est pas seulement "!'absence d'objet" mais "le processus même d'une objectivation abusive et illégale du subjectif146.

Ey aboutit à la définition suivante de l'hallucination:

"une altération du processus d'objectivation qui fait apparaître dans la perception du sujet de faux objets. La perception sans objet à percevoir constitue la forme la plus complète de cette erreur des sens "45 46 47.

L'hallucination est une conséquence d'un trouble de la perception ou d'une déstructuration de la conscience, une" contravention à la loi, ou plutôt à la logique de !'organisation de la perception" 48.

Il convient enfin de distinguer les hallucinations vraies des hallucinoses ou éidolies hallucinosiques qui sont des troubles de la perception reconnus comme tels par les patients et des illusions qui sont des falsifications de la perception d'un objet réel.

Certaines expériences hallucinatoires sont possibles chez le sujet sain49: citons notamment les "compagnons imaginaires" des enfants, les hallucinations secondaires à la privation sensorielle, à l'isolement prolongé ou à une situation de deuil, les hallucinations hypnagogiques (survenant à l'endormissement) et hypnopompiques (au réveil).

2. Rapports perception-imagination chez le sujet sain et chez l'halluciné

Rapport de la perception et de l'imagination chez le sujet sain:

45 Ibid., p. 50. 46 Ibid., p. 52. 47 Ibid., p. 50. 48 Ibid., p. 51.

49 Asaad G., Shapiro B. Hallucinations : theoretical and clinical overview. Am. J. Psychiatry, 143 : 1088- 1097, 1986.

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a s'il existe bien une distinction fondamentale chez le sujet normal entre perception et imagination, cette distinction n'est ni absolue ni étanche. Entre les deux modes de représentation il y a des interrelations permanentes et souvent intimes.

a Ainsi un acte imaginatif pur se conçoit difficilement car le sujet ne peut se couper totalement du monde extérieur. Même le contenu des rêves dépend en partie des "perceptions actuelles" du rêveur.

a la perception du réel est, à son tour, soumise à l'influence de l'imaginaire: citant Klages, Palagyi et Schorch, Ey50 51 souligne le rôle des " phantasmes " dans l'acte perceptif, la "projection du sujet dans la perception qui traduit sa motivation sous-jacente et constitue sa subception instinctivo affective ". Cette projection est manifeste dans le test psychologique de Rorschach où le sujet décrit le contenu de ses perceptions à partir de !'observation de figures ambiguës. Le même dessin évoquera des descriptions différentes d'un individu à l'autre. Ey explicite ainsi son point de vue:

"ce que nous percevons, ce n'est pas (seulement) un objet extérieur ... c'est (aussi) notre situation actuelle pour autant qu'elle figure notre relation avec notre monde (....) la perception englobe non seulement celle des objets extérieurs, mais l'aperception (Leibniz, Maine de Biran) du monde intérieur (....) la sensation n'est pas une condition suffisante de la perception (....) la fonction perceptive est essentiellement une fonction sélective qui engage la motivation du sujet161.

Spécificité de l'effraction hallucinatoire:

Nous parlons ici de l'hallucination "délirante" de Ey, celle qui se distingue des illusions et des hallucinoses mais aussi des phénomènes hallucinatoires compatibles avec l'expérience culturelle ou religieuse du groupe.

50 Ey, 1973, pp. 62-63. 51 Ibid., pp. 65-66.

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! !,hallucination n'est pas un débordement simple de l'imaginaire ou de l'inconscient: c'est "une fausse perception qui résulte d'une désorganisation de l'être conscient et non point de la seule puissance de l'imaginaire ou de la toute- puissance d'un inconscient qui posséderait diaboliquement l'halluciné"52 .

La désorganisation de la conscience implique une altération de la raison, une incompatibilité de l'hallucination "pathologique" avec la raison. Pour Ey, "l'hallucination n'est pas un phénomène élémentaire, primitif, mais la résultante d'une condition pathologique essentiellement négative"53. Si l'auteur a raison d'opposer l'hallucination " psychotique " à l'hallucination " compatible avec la raison ", rien ne prouve en revanche qu'une expérience hallucinatoire isolée et, au début, " raisonnable " ne puisse induire secondairement cette altération de la conscience qui fait basculer l'expérience du sujet dans le champ de la psychose.

a le vécu hallucinatoire se différencie de la perception indépendamment de "!'irréalité de l'objet": l'hallucination est le plus souvent monosensorielle, discontinue, imprévisible, non maîtrisable. Le délire peut se comprendre parfois comme une tentative de combler les trous, !'inconsistance et l'éclatement de l'expérience, de lier les événements pathologiques, de les saisir dans une création de sens artificielle, inacceptable pour autrui, la logique ou la raison, mais vitale pour le sujet.

Forme originale de représentation, l'hallucination se distingue de la perception et de !'imagination tout en perturbant leur économie propre. Pour commencer la distinction des deux registres est remise en cause:

"Car en même temps que se produisent en moi des images et que je les extériorise sans que jamais elles cessent de m'appartenir, le monde produit en moi des images que j'intériorise sans jamais pouvoir les faire miennes. Et c'est précisément quand à tel ou tel niveau de cette articulation du réel objectif et du réel subjectif cette fonction catégorielle est altérée qu'apparaît l'hallucination" 54

52 Ibid., p. 70. 53 Ibid., p. 73. 54 Ibid., p. 19.

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Une des fonctions de l'imaginaire est de protéger le sujet des bouleversements du réel par un mécanisme qu'on peut désigner par analogie comme un effet de membrane ou effet tampon. Le travail de deuil est l'illustration de cette défense du sujet par !'imagination. La " sensibilité au stress " du sujet psychotique peut être une conséquence possible de l'atteinte des fonctions de l'imaginaire.

Une perturbation plus indirecte pourrait enfin se manifester par un détournement des ressources de la subjectivité vers le ou les phénomènes psychotiques. Sont visés !'attention, la motivation, !'investissement affectif, le désir. D'abord mises en état d'alerte et réquisitionnées, ces ressources s'épuiseraient avec le temps, participant au repli du sujet sur lui-même et à son désintérêt.

3. Du sujet divisé au sujet déchiré

Division du sujet normal

La vie intérieure du sujet sain est sollicitée par des émotions, des pensées et des fantaisies qui se succèdent dans un certain désordre sans lien logique, sans unité apparente. Nous nous voyons quelquefois partagés entre des sentiments contraires, envahis par des fantaisies qui contredisent nos pensées explicites. Pour reprendre une terminologie psychologique, le Moi cherche sans relâche un compromis entre les exigences contraires de l'affect et de la raison, de la morale et des pulsions, du plaisir et de la réalité, du conscient et de l'inconscient, de l'imaginaire et du perçu, de soi et d'autrui... Cette tension permanente reste en général sous le contrôle d'une subjectivité dotée d'une unité élastique.

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Cette unité élastique permet l'accès du sujet au dialogue intérieur, cette communication avec soi-même qui le conduit sans cesse à s'analyser et à se reconstituer.

Cette unité subjective peut être absolue, se coupant du doute, fondement du dialogue intérieur, et pouvant s'exprimer alors par le discours paranoïaque. Mais cette unité peut aussi être brisée par l'hallucination, comme l'explique Ey quand il décrit le langage intérieur,

"ce soliloque en forme de dialogue, discourant, discutant, hésitant, qui dédouble dans l'exercice de la pensée et tout examen de conscience la vie psychique selon un pointillé virtuel que seule l'hallucination déchire" 55.

L'hallucinant et l’halluciné

L'hallucination déchire donc le sujet en deux: l'hallucinant et l'halluciné: " L'halluciné qui est l'interlocuteur du psychiatre, de l'observateur en général, réagit en projetant l'hallucinant. Le sujet objectivement divisé par l'hallucination va se vivre subjectivement envahi par cette hallucination. Dit d'une autre façon le sujet, amputé de son hallucinant, va se sentir persécuté par lui ou en tout cas " concerné " par lui, pour reprendre une expression de Lacan. L'hallucination divise le sujet en un pôle passif, l'halluciné, qui, encore une fois, est notre interlocuteur et un pôle actif, l'hallucinant, ' qui est autonome, automatique et hors contrôle "56

Ey lui-même avait déjà opposé ces deux termes mais pour illustrer simplement la structure dynamique de l'acte d'halluciner: " Soulignons encore la structure dynamique de cet acte d'halluciner qui devrait imposer plutôt l'usage du terme " hallucinant " que celui d'"halluciné ". Mais comme il est bien vrai que l'hallucination se conjugue aussi naturellement au passif qu'à l'actif, nous emploierons dans cet ouvrage, tantôt le terme d'halluciné, tantôt celui d'hallucinant, selon que nous éprouverons le besoin de

55Ibid., p. 71.

56 Wolf M.A. Dialoguer avec un psychotique : ouvertures et limites. L'Information Psychiatrique, 72 : 27- 33, 1996.

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souligner l'expérience vécue par le Sujet ou l'acte par lequel il se projette dans son erreur "57,

4. Les deux mondes du sujet halluciné

Le sujet halluciné prend en charge deux mondes, parallèles ou enchevêtrés, celui de la réalité quotidienne et celui de la psychose qui n'obéissent pas aux mêmes lois58 59 60.

L'expérience naturelle, écrit Ey,

"est saturée d'imaginaire tout en restant soumise à la légalité même qui normalement, quand nous sommes réveillés et sensés, l'encadre ou la met au point conformément à l'ordre qu'elle exige, au code culturel qui institue sa signification ,59.

Le phénomène hallucinatoire se caractérise par cet

"«au-delà» (on peut parler avec Erwin Straus de sixième sens) de la réalité qu'elle découvre comme un trou abyssal qui déchire la texture, le tissu de ces relations «compréhensibles» (c'est-à-dire susceptibles d'une expérience commune aux hommes d'un même groupe culturel) qui unissent l'individu à son Monde 1,60

La loi du monde naturel, commune au groupe, contribue à la socialisation du sujet alors que la loi du monde psychotique, qui ne vaut que pour lui, l'isole et le singularise.

Conflits entre les deux mondes:

Hallucinations et délire participent conjointement à la constitution du monde de la psychose qui entre en conflit avec le monde naturel. Deux modalités évolutives sont possibles:

a L'expérience psychotique aiguë peut réaliser un envahissement complet de la subjectivité par la psychose, une substitution de l'expérience commune par

57 Ey, 1973, p. 49. 58Wolf, 1996, p. 29. 59 Ey, 1973, p. 44. 60 Ibid., p. 22.

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l'expérience singulière. Cette victoire-éclair dans l'espace psychique est souvent transitoire et annonce une défaite dans le temps avec repli plus ou moins complet de la psychose et restitution plus ou moins intégrale de l'expérience naturelle et commune.

a La psychose chronique peut résulter d’une succession d'épisodes aigus ou d'une évolution progressive mais continue de la maladie. La législation psychotique s'applique sur une partie de l'expérience subjective. Deux mondes se font face mais les frontières peuvent être nettes ou floues, respectées ou non. Dans le premier cas la psychose est dite en secteur, occupe un espace psychique limité et reste compatible avec un contact-réalité satisfaisant. C'est le cas par exemple des psychoses fantastiques où, en dehors de ses préoccupations délirantes précisément délimitées, le sujet partage et respecte les règles communes de jugement. Dans le second cas, la psychose sans envahir la totalité psychique, l'infiltre et en prend un certain contrôle. Le contact- réalité n'est pas aboli mais il est perverti par l'équilibre instable qui s'installe entre deux ordres distincts et concurrents.

5. Le dialogue intrapsychique chez [,halluciné

Communication avec soi-même chez le sujet sain:

"Le dédoublement cognitif sujet-objet a bien lieu à l'intérieur de notre propre conscience. En fait nous sommes bien, aussi, objets sous notre propre regard intérieur"61.

E. Amado Lévy-Valensi nous met en garde contre les "illusions" de l'introspection (mauvaise foi, sophismes de justification). L'homme, dit-elle, ne connaît jamais

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complètement sa " causalité intérieure " et, s'il la connaissait, il ne la maîtriserait jamais complètement62 63 64.

" Nous avons vu que s'il existait une relative transparence à soi-même, une donnée immédiate de la conscience, une familiarité de soi à soi qui fait de nos phénomènes intérieurs un objet de connaissance privilégié, en un autre sens nous nous échappons à nous-même et il convient de cerner et de suivre ces chemins de fuite, ces ornières ténébreuses où le moi échappe au regard du sujet et se pend dans des sables informes"66

Cette juste critique de !,introspection ne doit pas faire oublier les fonctions essentielles de la communication avec soi-même chez le sujet sain. Lieu d'expression initiale de nos conflits psychologiques, elle sert à la fois de théâtre d'essai où s'élabore le jeu futur et nécessaire de l'acteur social et d'une scène de repli où se libèrent, s'expriment et en partie se résolvent les frustrations et les ambivalences. Cet exercice privé de décharges émotionnelles et de reprise de contrôle rend possibles les missions publiques, intersubjectives et interpersonnelles, de l'individu en société.

L'autre fonction du dialogue intérieur est de permettre l'émergence d'une pensée propre au sujet qui est tout à la fois prise de conscience, jugement et responsabilité: " Il y a en effet au niveau de la méditation un temps conquis, un temps pacifié, dans lequel le sujet communique avec soi-même sans s'immobiliser sous son propre regard ',64. Le dialogue intérieur, finalement maîtrisé, reprend en charge " et le Je et ses appartenances, pour les lier dans la continuité de la méditation "65,

Communication avec soi-même chez l'halluciné:

Le trouble mental, écrit encore Eliane Amado Lévy-Valensi, se définit en général comme "une perturbation de la communication avec le monde et avec autrui. Mais c'est

62 Ibid., p. 116. 63 Ibid., p. 118. 64 Ibid., p. 113. 65Ibid., p. 113.

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plus précisément encore, un trouble de la relation à soi-même"66 L'hallucination et la psychose ne permettent plus au sujet d'entretenir avec ses objets immédiats (et internes) le " rapport de distance optimale qui lui éviterait de se perdre dans l'opacité de ses phénomènes ou de se déprendre d'eux jusqu'à n'être plus rien"67 68 69. L'hallucination crée bien ce " rapport de trop grande fascination " qui entraîne " une rupture du temps vécu dans son unité et son harmonie fondamentales ',68.

L'halluciné reconnaît lui-même parfois cette " incapacité de penser " qui est en fait perte de la continuité de la méditation, interrompue notamment par les séquences hallucinatoires. Il est également privé de son intériorité psychique et, de ce fait, livré sans défense, sans esquive possible, aux bouleversements qui lui sont imposés tant par le monde extérieur que par son propre vécu psychotique.

6. La communication avec autrui chez l'halluciné

"Si la perception constitue, à l'origine, l'outil principal de notre communication avec le monde, le dialogue ou la conversation représentent un médium essentiel de notre commerce avec autrui. Dans une conversation, deux individus (ou plusieurs) émettent et reçoivent des messages tour à tour. La qualité de l'émission est tributaire de la qualité de réception. La conversation s'anime, se prolonge, s'enrichit lorsque chaque partenaire occupe alternativement la position d'émetteur et celle de récepteur et surtout lorsque chaque émission verbale se charge d'une part d'intentionnalité centrifuge (on fait passer un message) et d'une part d'intégration centripète (on tient compte de ce qui a été dit antérieurement). Écouter quelqu'un et intégrer cette écoute dans le discours qu'on lui tient est le secret d'une conversation équilibrée (...) L'écoute est au coeur du processus de communication. C'est elle qui rend possible, en certains instants privilégiés, la sympathie, la communion avec autrui, l'accès à son monde. Cette ouverture de soi à l'autre présuppose une reconnaissance et un contrôle de sa propre subjectivité, une mise à distance de ses présupposés, une défense vigoureuse contre !'identification de l'autre à soi qui menace sans cesse et qui pervertit l'échange interpersonnel. La véritable sympathie exige au contraire une identification de soi à l'autre, cette sorte d'illumination du je par le tu décrite par Buber1169

" Quelles sont les conséquences et les implications de l'effraction hallucinatoire sur l'écoute du psychotique, son ouverture à autrui, sa communication avec ses

66 Ibid., p. 127. 57Ibid., pp. 112-113. 68Ibid., p. 113. 69 Wolf, 1996, p. 29.

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