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Relation des expériences professionnelles et humaines de

Chapitre 5 LE DÉVELOPPEMENT DES SAVOIRS

3. Relation des expériences professionnelles et humaines de

Au cours de la semaine où je termine la rédaction du document de présentation, un événement significatif se produit. Je partage le repas du soir avec Lise et elle me parle des malades du service, de son état de santé, de l’avenir du centre, de ses sentiments face à tout ce qu’elle pressent. Elle est satisfaite du résultat de notre collaboration pour l’écriture du texte, car une partie de ce qu’elle a créé va lui survivre. Toutefois, je la sens triste. Déjà, depuis quelques jours, à mesure qu’approche la fin de la rédaction, je la sens qui décroche lentement. Je n’aime pas cela. J’ai l’impression qu’elle se laisse glisser tranquillement vers la mort.

Tout en mangeant du bout des lèvres, Lise parle avec nostalgie de ses premières expériences auprès des malades. Tout à coup, elle me lance: <<Tu sais, ce qui me chagrine le plus? C’est qu’en mourant, toute l’expérience que j’ai acquise au cours de ces années, toute cette expérience va disparaître avec moi>>.

Cette phrase déclenche en moi une intuition très forte. Lise a encore beaucoup à donner avant de mourir. Et je lui réponds:

<<Sais-tu ce qu’on pourrait faire? Toute cette expérience dont tu parles, si on la mettait par écrit, peut-être que d’autres pourraient en profiter. On travaille bien ensemble, on pourrait continuer. Tu pourrais me raconter l’histoire de tes débuts. On prendrait chaque malade et tu ferais ressortir ce que tu as appris avec lui. En somme, tes apprentissages successifs. Comment tu as résolu les problèmes à mesure qu’ils se présentaient, qui

tu consultais, les références que tu as trouvées, ce que les malades t’ont appris.>>

Un grand sourire illumine son visage à mesure que je parle. <<Ça, c’est une bonne idée!>>. C’est ainsi qu’une nouvelle collaboration s’installe. De la mi-mai à la fin de juin 1996, un grand projet nous occupe, celui de l’enregistrement des souvenirs professionnels et humains de Lise B. Celle-ci est mal en point. Ses jambes sont énormes et elle marche avec difficulté. Elle est en carence d’énergie, mais elle rayonne d’enthousiasme devant la nouvelle tâche qu’elle s’est donnée. Pendant les entrevues, elle s’allonge sur sa chaise de repos; j’applique un appareil à gonflement intermittent autour de ses jambes et elle profite de l’enregistrement pour prendre un peu de repos physique. Ma présence lui permet de faire son traitement en toute quiétude et je joue à l’infirmière tout en procédant aux entrevues.

Nous utilisons la même technique de travail que pour la rédaction du document de présentation. Je me rends au domicile de Lise où j’effectue une dizaine d’entrevues. À chaque fois, je fais la transcription des données dans les heures ou les jours qui suivent et je lui soumets le contenu écrit de ce qu’elle m’a confié. Les corrections et les commentaires sont faits sur-le-champ, ce qui assure une validation serrée de chacune des entrevues. Nous savons que le temps nous est compté.

Lise commence par le récit détaillé des circonstances de la mort de ses deux garçons à l’été 1984. Malgré l’impact émotif de ce récit, elle fait mention des éléments d’acquisition de savoirs à mesure qu’ils se présentent. Elle utilise ensuite la liste des malades du service depuis sa mise sur pied à l’automne suivant la mort des garçons. Nous avançons de façon systématique en faisant ressortir ce qu’elle a appris au contact de chacun de ces malades. Nous portons une attention particulière à l’anonymat auquel les malades, leur famille et les différents intervenants ont droit et tous les textes sont dépersonnalisés dans leur version finale.

Lise raconte à partir d’anecdotes et procède ensuite à une analyse plus formelle de chaque ajout à ses savoirs ou ses habiletés. Elle parle des personnes ressources qu’elle a consultées et des démarches faites pour obtenir des renseignements sur l’utilisation d’appareils spécialisés. Elle insiste sur ses acquis en ce qui concerne le contrôle de la douleur et sur l’importance qu’elle accorde aux suggestions des malades pour améliorer son savoir-faire. A mesure que les entretiens avancent, elle se détache peu à peu des circonstances de ses apprentissages et en vient à brosser un tableau <<théorique>>des soins spécifiques aux principales complications qui peuvent apparaître dans l’évolution d’un malade cancéreux. Par exemple, elle décrit d’abord l’évolution d’une malade porteuse d’un cancer du poumon; elle parle des circonstances de son admission au service, des complications que cette malade a connues et de la chronique de son évolution. Plus tard, elle décrira de façon plus objective les modes de soins et les traitements généraux pour les malades ayant des problèmes respiratoires et elle explique les complications respiratoires qui accompagnent parfois l’agonie. Elle n’envisage pas seulement l’aspect médical ou infirmier de son travail, elle élargit le récit de ses expériences pour inclure d’autres thèmes, par exemple, l’importance des animaux familiers pour certains malades ou encore pour rappeler les démarches entreprises par le service pour fabriquer des bandes audio de différentes factures artistiques que les malades peuvent emprunter pour écouter leurs chansons préférées.

L’objectif de l’exercice n’est pas de préparer un recueil de soins palliatifs, mais de produire une série de textes comportant la transcription des entrevues où sont relatées les expériences vécues au cours de sa relation avec quelques-uns des 120 malades rencontrés sur une période de plus de 10 ans. Bien sûr, Lise ne peut raconter l’histoire de chacun des malades et le rappel de ses souvenirs semble se faire en fonction de l’importance des problèmes rencontrés, de l’originalité des solutions ou encore de l’impact significatif de la relation avec certains malades. Il n’en reste pas moins que j’ai l’impression de suivre un cours accéléré et intensif de soins palliatifs. La dizaine d’entrevues qu’elle m’accorde en quelques semaines

mène à la constitution d’une masse importante d’informations brutes qui s’ajoutent aux renseignements déjà obtenus au cours des mois d’observation et pendant l’écriture du texte de présentation du Centre de bénévolat et du service de soins palliatifs.

Comment sera-t-il possible d’utiliser ces informations? Nous nous en servirons dans le présent chapitre pour examiner l’évolution professionnelle, organisationnelle et humaine de Lise dans un cheminement transformatif et nous exploiterons le contenu disciplinaire pour en connaître davantage sur l’autoformation menant à la construction des savoirs, des savoir-faire et des savoir- être dans son cheminement expérientiel vers l’expertise.

Le testament professionnel de Lise B. est beaucoup trop volumineux pour être placé en annexe du rapport de recherche, mais il constitue une mine de renseignements dépersonnalisés dont ont déjà profité les infirmières qui l’ont remplacée au service de soins palliatifs et qui, selon ses voeux, reste à la disposition de quiconque voudrait en faire une utilisation professionnelle. Il sera fait mention de l’utilisation subséquente de ces textes dans l’épilogue.

III - Analyse et interprétation des données recueillies

1.

Introduction

Une longue période de réflexion a été nécessaire pour trouver l’orientation à donner à l’examen du vécu personnel et professionnel de Lise B. D’emblée, il avait semblé intéressant d’utiliser le concept d’apprentissage contextualisé et d’en faire le pivot de toutes les expériences de la coordonnatrice en y joignant celles des autres membres du personnel professionnel, les médecins et les infirmières qui participent aux activités du service. La notion de communauté de pratique (Lave et Wenger,

1991) ayant déjà été exploitée dans un chapitre précédent, la tentation était forte de continuer à examiner les apprentissages de Lise sous l’angle du contexte d’exercice. Cette option de travail avait toutefois l’inconvénient de passer sous silence des aspects singuliers du développement de Lise et certains éléments de la recherche auraient ainsi perdu de leur importance. C’est plutôt sous l’angle de l’apprentissage

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