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L’expérience transformative de Lise B

Chapitre 5 LE DÉVELOPPEMENT DES SAVOIRS

2. Une interprétation à la lumière de l’apprentissage

2.2 L’expérience transformative de Lise B

Comme on a pu le constater, la séquence d’activités d’apprentissage proposée par Mezirow (1991) commence par un épisode de désorientation et se conclut par un retour au quotidien à des conditions reliées à la nouvelle perspective de signification.

Les liens qui se dessinent entre l’histoire de Lise B. et les étapes précédemment citées m’incitent à réfléchir sur l’origine de l’implication de Lise B. dans le soutien aux malades en soins palliatifs. Il paraît probable que Lise B. a subi pendant la maladie de ses fils, une expérience transformative importante. À partir des étapes décrites par Mezirow, on peut tenter de représenter son cheminement en ce qui a trait au traitement et au soutien des malades cancéreux à domicile.

1. La maladie des garçons, F. et S., marque l’étape déterminante qui déclenche l’évolution de Lise. Mezirow parle d’un événement qui désoriente ou d’un élément particulièrement douloureux; dans le cas qui nous occupe, les deux critères sont présents. Le fait qu’un de ses enfants soit atteint d’une maladie mortelle constitue sans doute l’événement le plus douloureux qu’un parent puisse

subir. Lise est confrontée à la maladie et à la mort imminente de ses deux fils, l’un âgé de 19 ans et l’autre de 26 ans. Elle se trouve donc en période de crise, de déséquilibre émotionnel quand elle assume le soin des jeunes malades.

En mai 1984, F. qui lutte contre un lymphome depuis plus de trois ans, dépérit à vue d’œil même s’il ne se plaint pas de ressentir de la douleur. Une dernière série de traitements se révèle inutile; plus rien ne peut le sauver. Lise n’accepte pas le diagnostic; elle refuse d’accepter l’éventualité de la mort de son dernier-né même si celui est devenu presque aveugle et ne peut se déplacer seul dans son lit. Elle se rappelle cette journée où l’oncologue lui a dit que F. était en train de mourir:

<<J’ai réalisé que F. allait mourir, quelques heures seulement avant sa mort. Avant ça, je refusais de considérer que ce soit possible. L’oncologue est venue à la maison la veille de sa mort; elle voulait que je me rende à l’évidence. Même là, j’avais réussi à lui arracher la promesse que nous irions à l’hôpital, le lendemain matin, pour qu’elle tente encore un dernier traitement. C’est en fin de soirée, la veille de sa mort, que j’ai réalisé que mon fils allait mourir. C’est devenu très clair, tout d’un coup. J’ai appelé chacun des enfants et leur ai dit de venir: “F. va mourir cette nuit.”

Après le décès de F., la réalité reprend le dessus. Lise sait que S. aussi va bientôt mourir. Celui-ci qui était hospitalisé avait voulu revenir à la maison quelques jours avant la mort de son frère pour lui tenir compagnie. Après les funérailles, il refuse de retourner à l’hôpital. Il sait qu’il va mourir et il veut mourir à la maison paternelle. Incapable de grimper l’escalier de son propre logement, il retourne donc à la maison de son enfance et son épouse l’accompagne. Celle-ci doit travailler pour subvenir aux besoins de leur fillette et elle n’a aucune expérience dans le soin aux malades: c’est donc Lise qui prendra S. en charge pour les dernières semaines de sa vie.

2. La crise déclenche une prise de conscience. Autant F. a vécu ses derniers moments relativement sans souffrance physique, autant la douleur est atroce et

omniprésente dans le cas de son frère. C’est pendant les derniers mois de la vie de S., quand son état est particulièrement délabré et que la douleur est difficile à contrôler, que Lise subit une crise au plan professionnel.

Mezirow (1991) parle de l’importance de la socialisation dans l’émergence des structures de signification. Pour Lise B., la socialisation professionnelle qui avait présidé à sa représentation des modalités d’administration des narcotiques s’était faite pendant son cours d’infirmière, plus de trente années auparavant. Relatant l’évolution de la maladie de S., elle se souvient de ses sentiments au sujet de l’administration de la morphine pour les malades cancéreux.

<<Quand j’ai fait mes études au milieu des années 1950, il y avait un corridor d’isolement pour les cancéreux. Ce n’était pas une unité de soins palliatifs, loin de là. On les mettait là parce que c’étaient des malades bruyants dont les cris de douleur empêchaient les autres malades de dormir la nuit.

La morphine, on la donnait au compte-gouttes; jamais plus de 15 mg (1/4 gr) aux 4 heures et on nous enseignait qu’une quantité plus grande pouvait être fatale. Il ne fallait surtout pas s’aviser de changer ou de rapprocher les doses. Devant une telle souffrance, on se sentait impuissante! On ne voulait pas aller dans ces chambres-là; c’était bien trop dur. Les malades étaient abandonnés à eux-mêmes d’une certaine façon.

Je pense que la douleur était vue comme une façon de gagner son ciel. Personne ne semblait questionner les méthodes de traitement.>>

En entrevue, Lise indique qu’elle avait intégré cette vision traditionnelle du traitement de la douleur et qu’elle n’émettait pas de jugement critique malgré l’inconfort qu’elle ressentait devant la souffrance des malades.

C’est auprès d’une patiente de son mari, au début des années 1960, qu’elle aura la seule expérience du contrôle de la douleur de sa carrière d’infirmière en milieu semi-rural.

<<Cette cliente était extrêmement souffrante. Elle avait un cancer avancé et refusait d’aller mourir à l’hôpital. C’est la seule cliente que nous ayons eue comme ça. Elle était pleine de métastases et il fallait lui faire des pansements deux fois par jour. Mon mari, L, disait: <<Ne la laisse pas souffrir.>> Je lui donnais toujours des doses de 15 mg tel que c’était prescrit, mais lui me disait de rapprocher les doses si la malade n’était pas soulagée. Certaines nuits, je me suis rendue chez elle jusqu’à 4 fois pour lui donner son injection. Elle était un peu soulagée, mais comme je connais ça maintenant, il aurait fallu donner plus de 200 mg par jour en doses régulières.

Malgré cela, je me sentais coupable, j’étais scandalisée parce que L. me disait de rapprocher les doses. Toute ma formation allait dans le sens contraire de cette recommandation. De plus, c’était très risqué de donner de pareilles quantités de morphine dans ces années-là, parce que la RCMP (sic) surveillait ça beaucoup et il aurait pu être accusé de trafic de narcotique. La quantité qu’on donnait dans une journée aurait été difficile à justifier selon les critères de l’époque. Heureusement qu’une seule malade est restée à domicile pour y mourir pendant toutes ces années, car on n’était vraiment pas à la hauteur.>>

Avec les confidences de Lise, on se rend compte que la socialisation pesait de tout son poids sur la façon dont celle-ci considérait le traitement de la douleur. Au début de la maladie de S., la codéine était suffisante pour contrôler la douleur, mais rapidement des métastases au dos apparaissent et S. devient extrêmement souffrant. Il prend des quantités importantes de morphine. Les pompes à morphine ne sont pas encore disponibles sur le marché et c’est sous forme de sirop qu’il prend le médicament fourni par la pharmacie de l’hôpital.

<<L’oncologue insistait pour qu’on lui donne la morphine <<à la demande>>. Il prenait tellement de sirop que l’hôpital a dû changer la présentation et lui fournir la morphine sous forme d’élixir, une forme si concentrée qu’elle donnait des lésions comme des brûlures à la bouche. Rapidement, il a fallu passer aux injections... aux 4 heures. Les doses me jetaient par terre. Je n’osais pas augmenter la quantité quand la douleur augmentait. J’appelais l’oncologue pour me rassurer. S. avait très peur. Il disait: <<Je pense que je suis rendu narcomane. J’ai vraiment besoin que tu m’en donnes une autre petite <<shot>>, j’ai vraiment trop mal.>> Mon fils narcomane! C’était effrayant. Et l’oncologue insistait: <<Ne lui

refusez jamais. Il ne faut pas le laisser souffrir. Ayez pas peur, vous ne le tuerez pas avec ça.>> Avant de paralyser, il prenait jusqu’à 200 mg à toutes les deux heures et il était parfaitement lucide. Grâce à Dieu, il ne souffrait pas.>>

Lise a peur que les doses de morphine nécessaires pour soulager son fils ne soient mortelles ou encore que celui-ci ne devienne narcomane. Elle se sent coupable de donner des doses qui ne correspondent pas aux critères de sécurité qu’elle a intégrés pendant sa formation professionnelle et qui n’ont jamais été démentis pendant ses années de pratique.

3. Lise fait une évaluation critique de ses représentations. Un matin, elle remarque que S. n’a pas demandé de morphine depuis le milieu de la nuit et il ne semble pas souffrant. Pendant qu’elle lui donne son bain, elle se rend compte qu’il ne bouge pas ses jambes; des métastases ont détruit sa colonne et l’innervation ne passe plus. S. tarde à se rendre compte de ce qu’il lui arrive. Ses frères le lèvent avec une sorte de mini-hamac muni de poignées latérales, invention maternelle pour faciliter son transport d’un endroit à un autre. En le déposant sur le fauteuil, sa jambe tombe sur le plancher. S. réalise qu’il est paralysé! La réaction est terrible. Sur les conseils de l’oncologue rejointe par téléphone, Lise doit l’endormir avec du Valium intraveineux. Une dose de cheval, 10 mg à répéter à intervalles rapprochés, jusqu’à 6 fois. <<Il faut absolument qu’il dorme. C’est un coup trop terrible.>> Après 30 mg, S. dort profondément et ses frères le ramènent dans son lit. Lise vient de faire un autre apprentissage, celui d’occulter temporairement un problème aigu en induisant le sommeil. Au réveil, S. se rend compte que sa douleur a énormément diminué; il ne sent plus ses jambes, seuls son cou et son épaule le font souffrir et les besoins de morphine sont coupés de plus de la moitié.

Lors de cet incident Lise comprend que son fils n’est pas devenu narcomane. Sans douleur, il ne ressent pas le besoin de morphine; il ne présente aucun symptôme de

sevrage. Cette prise de conscience est déterminante dans la vision qu’elle développera sur le contrôle de la douleur.

Mezirow (1991) indique que l’individu en transformation fait une évaluation critique de ses représentations. Dans le cas de Lise, l’expérience qu’elle vient de vivre concrétise une évolution qui était en cours depuis quelques semaines grâce au dialogue avec ses deux mentors, les oncologues qui suivent les garçons. Elle a fait un cheminement à la fois affectif et cognitif. Au plan affectif, elle accepte de reconnaître l’expertise de ces femmes oncologues qui la rassurent et la guident. Elle est satisfaite au plan cognitif puisque les arguments utilisés sont basés sur la recherche scientifique: la morphine donnée aux doses nécessaires pour <<casser>> la douleur n’induit pas la narcomanie. De plus, elle sait qu’un changement est en cours dans le milieu des soins aux cancéreux. Une philosophie nouvelle des soins palliatifs a commencé à s’implanter un peu partout dans le monde et ce, grâce à une initiative britannique. Deux centres de soins palliatifs ont été mis sur pied dans des hôpitaux de Montréal. Grâce à la recherche effectuée dans ces centres, la vision du contrôle de la douleur est en train de changer, mais rien n’a encore transpiré hors des lieux spécialisés en soins aux malades atteints de cancer.

4. Lise reconnaît la nécessité de changer sa manière de voir et de faire en ce qui concerne le contrôle de la douleur. Rappelons que Mezirow parle d’un changement de perspective de signification qui débouche sur l’action. Lise deviendra active dans la diffusion du nouveau mode de pensée. Il faut se rappeler qu’en 1984, le changement de mentalité n’avait pas encore dépassé le cadre des soins ultraspécialisés. L’ensemble des intervenants en santé n’avait pas encore eu vent de ces nouvelles théories. Il faudra encore plusieurs années pour que soit reconnue la nécessité de donner une dose suffisante pour soulager une douleur, quelle que soit cette dose. En ce sens, Lise sera une pionnière dans l’établissement des nouvelles normes dans un milieu spécialisé, mais non institutionnel. L’importance d’un contrôle adéquat de la douleur pour garder un mourant à domicile est centrale

dans les présentations qu’elle fait ensuite dans les congrès ou les conférences sur les soins palliatifs.

Il faut à ce stade faire un arrêt dans le récit de l’évolution de Lise B. pour s’interroger sur la pertinence d’y voir un exemple d’apprentissage transformatif, c’est-à-dire un apprentissage où il y a transformation des perspectives de signification et non pas seulement un ajustement des schèmes de représentation. On se souvient que les perspectives de signification contiennent les schèmes qui peuvent subir un changement sans que la perspective en soit réellement modifiée.

En première analyse, je m’étais demandé si la modification de la représentation du contrôle de la douleur ne représentait pas seulement un changement au plan d’un schème de représentation, celui de l’administration des narcotiques. Après tout, cette technique constitue un mode de traitement parmi d’autres et le domaine de la thérapie cancéreuse est beaucoup trop vaste pour être confiné à cette seule vision. Toutefois, après mûre réflexion, la conclusion s’est imposée que le changement de représentation concernant le contrôle de la douleur s’est avéré central dans l’évolution de Lise B. Le contact avec les malades souffrant de cancer avait toujours été difficile pour cette infirmière qui se sentait professionnellement impuissante à soulager la douleur. C’est donc à partir d’une réelle capacité de contrôler la douleur et ce, dans le contexte d’une qualité de vie plus acceptable, que son expérience a débouché sur la création d’un service de soins palliatifs.

Avec ce changement au plan du contrôle de la douleur, c’est une perspective de signification qui a été ébranlée, c’est toute sa vision du soin aux malades cancéreux qui a été modifiée. L’évolution de Lise B. traduit donc un changement de perspective, un changement de cadre de référence. Elle n’a plus la même relation avec l’ensemble des soins aux malades après avoir maîtrisé les principes du contrôle de la douleur. La possibilité d’offrir au malade une qualité de vie décente ouvre des horizons beaucoup plus larges qui incluent la possibilité de traiter les

malades mourants à domicile. La création d’un service de soins palliatifs devient possible.

5. L’exploration des options pour trouver de nouveaux rôles, relations et actions. Lise est maintenant gagnée au nouveau mode de contrôle de la douleur et elle utilise ses connaissances pour soigner son fils. Entre-temps, elle se rend compte également qu’il est possible de garder un malade à la maison quand on a la compétence et le matériel requis. Elle ne sait pas encore qu’elle ouvrira un service de soins palliatifs à domicile, mais les éléments qui lui permettront de le faire se mettent en place à son insu. Pour le moment, toute son énergie est consacrée à prendre soin du malade et à soutenir son épouse qui doit, elle-même, s’occuper de l’enfant du couple, une fillette en bas âge.

C’est après la mort de S. que Lise B. entreprend la suite de la transformation qui la conduira à adopter un nouveau rôle et qui débouchera sur l’action, la création d’un service de soins palliatifs.

6. Lise est rendue à l’étape de la planification d’un programme d’action. Elle se sait capable de prendre soin de malades cancéreux en phase terminale, il lui faut maintenant mettre en place les bases d’une organisation permettant de mettre son projet à exécution. Les moyens matériels sont d’ailleurs disponibles. En effet, au décès de chaque garçon, la famille a reçu des sommes importantes sous forme de dons de la population. A la demande de Lise, le conseil de famille décide de créer un fonds destiné à la mise sur pied d’un service de soins palliatifs.

7. Pour éviter la redondance, je ne fais que signaler l’étape de l’acquisition des connaissances et des habiletés nécessaires pour mettre en oeuvre et maintenir le service de soins palliatifs. La suite du présent chapitre sera principalement consacrée au thème du développement de l’expertise de la coordonnatrice.

8. En devenant coordonnatrice du service de soins palliatifs, Lise doit faire l’apprentissage d’un nouveau rôle ou du moins d’un élargissement de son rôle de leader dans la communauté. Déjà, à l’ouverture du centre de bénévolat, en 1981, Lise avait revêtu une nouvelle personnalité, elle était devenue une leader dans cette communauté. Jusqu’à ce jour, pendant les nombreuses années où elle avait assisté son époux dans les soins aux malades, elle était considérée comme une femme dévouée et une bonne infirmière qui avait à coeur le bien-être de la population. Depuis l’ouverture du centre, elle n’est plus seulement “la femme du docteur et l’infirmière du village” comme elle le dit elle-même, elle est devenue la figure de proue et l’âme du nouvel organisme. Son leadership social s’affirme encore davantage par la création du service de soins palliatifs. La population connaît les circonstances qui ont présidé à la mise sur pied du service et elle acquiert un nouveau statut. Sa représentation sociale en est modifiée dans le sens d’un élargissement. Selon Abric (1989), la représentation sociale est déterminée

<<par le sujet lui-même (son histoire, son vécu), par le système social et idéologique dans lequel il est inséré et par la nature des liens que le sujet entretient avec ce système social>> (p. 88).

Dans le cas de Lise B., sa représentation sociale en tant qu’infirmière était déjà empreinte de valorisation; son titre professionnel commandait le respect et la confiance auprès de la population. Il faut ajouter que selon Gill et al. (1998), la confiance accordée à un individu serait proportionnelle à la représentation mentale que s’en font les autres. La richesse de la représentation produit la confiance parce qu’elle augmente la facilité avec laquelle les gens peuvent porter des jugements et selon les auteurs, la durée de la relation et la fréquence de contacts jouent aussi en faveur d’une représentation positive (p. 1101). Ce nouveau rôle de leader est donc bien accueilli par les membres de la petite communauté.

9. Selon le modèle de Mezirow, Lise doit maintenant établir sa compétence et sa confiance en elle-même comme leader dans ce nouveau rôle dont elle s’est investi. Cette étape ne semble pas avoir eu une importance énorme dans son évolution, du moins en ce qui concerne sa confiance en elle comme leader. Elle dispose pour ce faire d’atouts de taille.

Selon Apps (1994), le << nouveau leader>> éprouve de la passion pour son travail. Il est conscient de l’importance de son histoire personnelle pour l’intégration de nouvelles expériences. Il a une spiritualité qui le guide dans sa vie quotidienne. Les

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