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2. LE CONTEXTE BÉRINGIEN ET LES DISPERSIONS VERS LE NOUVEAU MONDE

2.1. L’archéologie béringienne

2.1.3. Registre archéologique du Territoire du Yukon

Si les populations humaines semblent bien s’établir en Alaska dès la fin du Pléistocène, les sites archéologiques sont bien moins nombreux sur le Territoire du Yukon. Le site Little John est certainement le plus important compte tenu de la présence indéniable d’une occupation humaine continue depuis environ 14 000 ans (Easton et al. 2007; Easton et al. 2011). Situé près de Beaver Creek, non loin de la frontière américaine, le site Little John présente de nombreux outils en pierre typiques des cultures Chindadn, Nenana et Denali. Dans la portion ouest du site (West lobe), l’industrie lithique se rapporte au complexe Chindadn/Nenana, mais le niveau n’a malheureusement pas pu être daté en raison d’une absence de matériel organique (Easton et al. 2011). En revanche, dans la portion est (East Lobe), de nombreux outils en pierres ont été retrouvés, ainsi que les restes squelettiques d’une faune variée de mammifères (i.e., bison, wapiti et caribou) et oiseaux, dont certains vestiges portent des marques de découpe, des fractures sur os frais et des traces de feu (Easton et al. 2011; Yesner et al. 2011) (cf. chapitre 7.2.2, p. 309). Plusieurs datations radiocarbones ont été obtenues ; la plus ancienne offre une date autour de 14 ka cal BP (12 020 14C BP) (Easton et al.

2011), et démontre ainsi une contemporanéité avec les sites archéologiques de la vallée Tanana en Alaska, tels que Swan Point, Broken Mammoth et Mead (Potter et al. 2013).

Britannia Creek

Un peu plus au nord, entre la ville de Dawson et le site Little John, des découvertes récentes pourraient permettre d’inscrire un nouveau gisement sur la liste des sites archéologiques pléistocènes de Béringie orientale : le site Britannia Creek, découvert en 2009, a en effet fourni quelques objets lithiques et des fragments osseux difficilement identifiables, mais qui pourraient dater d’il y a 14 000 ans d’après des datations radiocarbones (Hare, comm. pers., 2014). Le site n’a été que faiblement exploré à ce jour mais le gisement présenterait déjà un certain potentiel dans la

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compréhension des schémas de mobilité et des modes de vie des tout premiers chasseurs-cueilleurs américains.

Les Grottes du Poisson-Bleu

Dans le nord du Yukon, en revanche, la controverse persiste. De nombreux vestiges osseux ont été récoltés là où d’anciens lacs pro-glaciaires ont modelé le paysage pour former trois bassins sédimentaires : Bluefish, Old Crow et Bell (Harington 2011). Des vestiges osseux, parfois récoltés hors contexte stratigraphique (i.e., région d’Old Crow) ou bien in situ (i.e., Grottes du Poisson-Bleu), rencontrent des problèmes d’interprétation majeurs quant à savoir si les altérations osseuses sont dues à des facteurs naturels ou culturels (Dixon 1999; Morlan 2003). En ce qui concerne les Grottes du Poisson-Bleu, nous n’en présentons ici qu’un bref résumé, le chapitre suivant étant entièrement dédié à sa description.

Fouillé dans les années 1970-80s, le site a ainsi mis au jour une importante collection osseuse ainsi qu’un matériel lithique, provenant d’un lœss pléistocène. D’un côté, l’industrie lithique se compose majoritairement de microlames et burins et s’apparente donc à la culture Dyuktai/Denali. De l’autre, le matériel faunique semble présenter des fractures en spirales sur des ossements datés entre 25 000 et 10 000 14C BP, ainsi que des traces de découpe (Cinq-Mars 1990; Cinq-Mars et Morlan 1999;

Harington et Cinq-Mars 2008; Morlan et Cinq-Mars 1982). Ces observations mènent rapidement les archéologues à proposer une dispersion des populations humaines en Béringie orientale avant et pendant le Dernier Maximum Glaciaire. En l’absence d’analyses complémentaires détaillées, le site reste très controversé pour beaucoup de chercheurs (Dixon 1999; Fiedel 2000; Goebel et al. 2008; Hoffecker et Elias 2007) (cf. chapitre 3.4, p. 93). D’ailleurs, en Béringie occidentale, seul les sites du fleuve Yana présentent des dates aussi anciennes (29-27 000 14C BP) (Nikolskiy et Pitulko 2013;

Pitulko et al. 2004) tandis qu’en Alaska, l’occupation humaine ne remonte pas au-delà de 12 000 14C

BP (Potter et al. 2013). Le site des Grottes du Poisson-Bleu, qui fait l’objet de la présente dissertation, doit donc être révisé sous une analyse archéozoologique et taphonomique ; si l’hypothèse précédemment établie se confirmait, le site fournirait alors la première preuve archéologique d’une occupation humaine en Béringie orientale durant le Dernier Maximum Glaciaire.

27 Le bassin d’Old Crow

Parmi les trois bassins sédimentaires du nord du Yukon qui furent affectés par les glaciations, c’est le bassin d’Old Crow qui représente la plus grande collection faunique avec quelques dizaines de milliers d’ossements récoltés. Un bon nombre d’entre eux présente des stries et fractures sur os frais qui pourraient accuser des groupes humains d’une exploitation de la moelle ou d’une confection d’outils en os, là où les ressources lithiques auraient été rares ou difficiles à se procurer durant certaines périodes de l’année (Morlan 1980). Ces spécimens, susceptibles d’avoir été modifiés culturellement (Figure 7), sont datés entre 42 et 25 000 14C BP (Harington 2011; Irving et Harington 1973; Irving et al.

1989; Morlan 1980, 2003; Morlan et al. 1990). Toutefois, des facteurs climato-édaphiques, biologiques ou géologiques (e.g., rongement par les carnivores, piétinement, chutes de pierres ou transport par l’eau ou la glace) pourraient également être responsables de ces altérations osseuses (Dixon 1984; Morlan 1980, 1984; Thorson et Guthrie 1984).

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Le spécimen est interprété comme le résultat d’une percussion pour le détachement d’éclats osseux. En haut, reste de la plate-forme. En bas à gauche, face dorsale. En bas à droite, face ventrale. Longueur = 13,3 cm. Illustration d’après Morlan (2003), reproduite avec permission d’Elsevier.

Autres gisements béringiens

D’autres sites sont soupçonnés d’avoir accueilli des groupes de chasseurs-cueilleurs il y a plusieurs dizaines de milliers d’années mais là encore, le doute persiste. De nombreux vestiges osseux sont récoltés chaque année par les paléontologues qui travaillent en collaboration avec les chercheurs d’or dans des régions propices à la prospection du minerai, notamment près de Fairbanks en Alaska et dans la région du Klondike au Yukon (Guthrie 1990; Harington 2011; Morlan 1980; Morlan et Cinq- Mars 1982). Les machines hydrauliques sont ainsi utilisées par les mineurs sur les affleurements sédimentaires de manière à libérer les particules d’or ; du même coup, de nombreux fossiles sont dégagés de leur dépôt lœssique.

Sur le site Nugget Gulch, près de la ville de Dawson, un radio-ulna de bison daté à 30 810 ± 975 14C BP

(Beta-31192) présente des fractures sur os frais et pourrait avoir été fracturé par les humains (Harington et Morlan 2002). Non loin de là, à Hunker Creek, un fragment de bois de caribou estimé à 11 350 ± 110 14C (Beta-27512) pourrait avoir servi de poinçon lors du débitage par percussion

indirecte (Harington et Morlan 1992). A Lost Chicken Creek, un tibia de bison daté à 10 370 ± 160 14C

BP (I-8582) semble porter des traces d’impact témoignant d’une possible extraction de la moelle par les humains (Harington 1980). Ces spécimens ne sont toutefois que des vestiges isolés, récupérés hors contexte stratigraphique et identifiés comme culturellement modifiés en raison seulement de marques d’impact, de fractures en spirale ou de surfaces polies. Les problèmes d’équifinalité rencontrés en taphonomie rappellent toutefois la possibilité que des facteurs naturels et culturels puissent causer une même trace (cf. chapitre 4.4.3, p. 142). L’interprétation de ces spécimens est donc à considérer avec une extrême prudence. Par ailleurs, l’exactitude des datations radiocarbones devrait également être vérifiée (Graf 2009). Nous pouvons citer ici un cas particulièrement notable : il s’agit d’un tibia de caribou récolté dans le bassin d’Old Crow et incontestablement modifié par les humains pour servir au travail des peaux. L’outil, d’abord estimé à 27 000 14C BP (GX-1640) (Irving et

Harington 1973), a été re-daté et rajeuni de quelques 26 000 ans ! La nouvelle datation par AMS, 1350 ± 150 14C BP (RIDDL-145), exclut ce spécimen de la liste des artefacts du Pléistocène béringien

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