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L’EMERGENCE D’UNE IDENTITE PROFESSIONNELLE A TRAVERS LES DISCOURS

LA REFERENCE A L’EQUIPE

L’équipe est présente de manière extrêmement importante dans le discours des éducateurs.

Dans le corpus à disposition dans le second volume, le terme est cité environ 200 fois ! La référence à l’équipe est tellement forte qu’elle met du doute chez certains quant à l’élaboration d’une identité professionnelle propre à l’éducateur. JR LOUBAT écrit par exemple : « pris dans un réflexe corporatiste fluctuant, celui de l’appartenance à une catégorie professionnelle faux-fuyante, et le microcosme de l’équipe, l’éducateur a toujours eu du mal à exister en tant que tel dans

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l’institution. »266 Le recours à l’équipe est si fort qu’on pourrait presque penser qu’il

sert de corollaire à l’affirmation difficile d’un métier jugé par certains en péril (GENDREAU) ou en faillite identitaire (LEMAY). Autrement dit, à force de se réclamer comme appartenant à une équipe, l’éducateur peut oublier de se positionner en propre et ainsi se cacher derrière la voix collective de l’équipe.

Néanmoins il nous appartient de regarder plus finement comment la notion d’équipe se décline dans les discours des éducateurs.

L’équipe est souvent décrite comme un lieu démocratique où la cohésion, la complémentarité sont recherchées. Les protocoles de stage font la démonstration d’attendus professionnels où l’équipe est décrite de manière quasi idyllique. On lit par exemples :

Travail en équipe :

- L’échange comme préalable à la compréhension de la situation, de problématiques. - Prise en compte des différents membres dans leur rôle, leur fonction et les incidences

dans leur évaluation.

- L’importance de la différence des points de vue, de la cohérence des décisions et de leur

mise en application.

Ou encore :

Ces objectifs prioritaires demandent de la part de l’équipe éducative un certain nombre de capacités :

- bien identifier les valeurs qui fondent notre action éducative

- représenter pour les jeunes une image sécurisante, autorité basée sur la cohérence

plutôt que sur l’arbitraire et l’injonction éducative

- capacité à travailler en équipe

- capacité à interroger sa pratique et mieux maîtriser les enjeux émotionnels qui

animent toute relation à l’autre

Ou encore :

L’équipe éducative joue un rôle de régulation et de réajustement. La dimension restreinte de l’équipe facilite ce travail. Le stagiaire doit cependant conserver une certaine réserve dans les actions qu’il met en place. Compte tenu de la durée du stage, il est souhaitable qu’il ne mette pas en œuvre des expérimentations qu’il ne pourra mener à leur terme (suivi des familles, relations avec les employeurs, l’école …). Il peut cependant, suivant les situations, accompagner et observer.

L’équipe est perçue comme un lieu qui doit absolument donner l’impression d’une cohérence, d’une sécurité, d’une complémentarité : les tensions ne doivent pas transparaître, la différence de points de vue et d’appréciation coexiste de manière

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LOUBAT (JR), « Vers la médiation et le conseil » in Les éducateurs aujourd’hui sous la direction de JL MARTINET, Privat, Toulouse, 1993, page 83.

sereine, l’équipe devient garante du bon fonctionnement de l’éducateur à titre individuel. L’équipe doit constituer la vitrine d’un professionnalisme de qualité pour l’éducateur spécialisé. L’équipe permet le contrôle et la régulation de comportements éventuellement déviants, et en même temps elle permet dans les discours des éducateurs une créativité et un épanouissement du professionnel. Nulle part dans les protocoles de stage, il n’est fait état d’un éventuel assujettissement du professionnel à l’équipe, de la force de la pression de conformité possible en équipe et des conflits inhérents à tout rassemblement de personnes dans un lieu de travail.

Au contraire, le travail en équipe ne peut prêter à l’équivoque, il est nécessairement cadrant, stimulant et protecteur pour le professionnel dans la mesure où celui-ci fait preuve d’une volonté à participer au collectif et donc à s’y soumettre :

Inscription dans le fonctionnement de l’équipe :

- contribuer au bon fonctionnement de l’équipe (apporter des observations, participer à

la réflexion, faire part de ses hypothèses, prise de parole, affirmation de sa propre position …)

- être en mesure de prendre en considération la parole de chacun des membres de

l’équipe

- s’inscrire dans un processus de participation et de prise de décision sur de bases

démocratiques

- capacité à établir des rapports, sous le contrôle en concertation avec les autres

membres de l’équipe, avec un certain nombre de partenaires

- être en mesure de repérer et de donner du sens au rôle joué par l’éducateur, au sein de

l’équipe mais aussi dans le cadre institutionnel.

A partir du moment où le professionnel annonce que le travail en équipe se fait « sur des bases démocratiques », il lui est impossible de mettre en garde le stagiaire contre le pouvoir éventuellement totalitaire et subversif de tout travail d’équipe.

Les témoignages oraux des éducateurs sont généralement tout aussi élogieux et emphatiques à l’égard du travail en équipe. L’équipe apparaît comme :

- un lieu qui fixe les règles du jeu institutionnel :

bon là j’ai envie de dire on fait un peu tous pareil / euh [eu] avec ben euh des règles qu’ont un petit peu fixées par la [a] par le le l’équipe éducative (Thierry)

- un lieu qui permet la multiplicité des interventions :

une fonction de substitut euh paternel euh enfin substitut familial parce que ben avec l’équipe qu’on est on arrive à jouer un peu euh les papas les mamans les grands frères les grandes sœurs et euh [eu] / en jouant sur l’ équipe c’est important (Thierry)

on a des [é] des repères et un cadre de référence par rapport à tout ce qui relève du travail en équipe travail en pluridisciplinarité qui me sert / ça peut pas être exhaustif (Dominique)

parce que on travaille nous on est quand même très attentif notre équipe à travailler en complémentarité et à diversifier justement les supports et les [é] les points les points d’appui proposés aux enfants (Nadine)

- un lieu de cohésion et d’organisation professionnelle :

un référent adulte qui le plus souvent est l’éducateur spécialisé de formation mais pas forcément / ce référent va mettre en place c’est avec l’équipe hein ? pas tout seul (Marina)

- un lieu de contrôle qui transcende l’individu et qui permet de réguler ses affects :

je ne suis pas un Maître je ne sais pas je fais appel à l’autre / et l’autre et ensemble on va travailler / on est une équipe donc euh sinon moi je je crains que l’éducateur s’il reste tout seul dans son coin / moi avec moi ça marche bien avec mon collègue on ne sait pas peut-être pas euh il faut faire attention à ça / parce que pour revenir encore aux affects chaque éducateur a son style propre / il faut reconnaître ça / moi il y a des enfants avec qui j’aime bien travailler d’autres moins mon collègue voilà / parce qu’on est tous différents / et c’est ça la richesse d’une équipe (Maryvonne)

- un lieu d’élaboration de projets, de créativité et de soutien :

en plus t’as une équipe parce que t’as besoin des retours de l’équipe des savoirs de chacun ça nous enrichit tous les jours (Catherine)

moi je crois beaucoup en l’équipe / et euh moi je pense que nous tout seul évidemment on a un certain âge un sexe une histoire un parcours / donc a des ficelles euh qui se tendent un peu chaque fois qu’on a une situation / mais quand on a une équipe / d’abord quand on est en co- intervention ben [en] parce que nous on pratique beaucoup ça / on a encore plus de ficelles / et quand on travaille en équipe si on sait euh [eu] si on sait travailler en équipe si on connaît euh un peu les richesses des autres euh [eu] les capacités les compétences des autres / ben on a encore plus de [e] ça fait une palette euh importante (Brigitte)

- un lieu de plaisir et d’échanges :

et un autre point c’est qu’on est relativement libre dans nos actions et [é] euh l’intérêt que je trouve à travailler aussi en équipe / moi je c’est quelque chose auquel je [e] j’adhère euh je crois que j’aurais du mal à faire autrement (Alban)

- un lieu de construction d’un langage commun :

ben je sais pas euh [eu] autour du mot euh autour du mot dysfonctionnements [en] euh des [é] carences euh etcetera / mais on on a une commission ici qui travaille sur les écrits on est associé par le biais des personnes qu’on délègue / et on a une équipe qu’a de toutes façons qu’a toujours travaillé sur ses écrits notamment avec la tentative de /les familles de toutes façons

nous obligent à ça hein ? de travailler les rapports de toujours citer des exemples citer les personnes citer leurs dire leurs mots / ce qui nous oblige à illustrer illustrer illustrer / donc nos mots-parasites enfin nos mots on les utilise quand même mais on essaye quand même de

(Brigitte)

Dans les témoignages de informateurs, seule Catherine émet l’idée que l’équipe peut devenir un lieu de conflits interpersonnels où les jeux de pouvoir, de valorisation et de légitimation institutionnelles peuvent avoir raison du tableau idyllique que les éducateurs en ont fait :

moi ce qui me [e] ce qui me gène beaucoup dans ce métier c’est [é] c’est souvent l’ambiance de enfin les difficultés de l’équipe / ouais ce que je parce que je quand même on est tous là enfin a priori on est tous là dans [an] dans le même but d’aid-enfin d’aider des publics d’aider des jeunes de se battre avec eux pour obtenir quelque chose et euh souvent on dépense énormément d’énergie dans des [é] histoires entre nous / pour ainsi dire tout ce qu’on sait faire avec un jeune à la limite on est incapable de le faire avec son collègue et [é] ça ouais ça ruine un peu

L’éducatrice souligne là la contradiction qui peut avoir entre les valeurs du travail éducatif spécialisé, l’énergie qui est offerte aux jeunes pris en charge, la tolérance à l’égard des difficultés des usagers, et le travail d’équipe où la compétition et les conflits peuvent exister.

L’équipe se manifeste de manière significative dans le travail de réunion.

Les réunions empruntent diverses formes dans le discours des éducateurs. Ils peuvent parler de « réunion de synthèse » dont l’objet est de faire le tour d’une situation éducative à partir des observations des différents professionnels, la « réunion d’équipe » plus traditionnelle dont l’objet est l’échange d’informations et l’organisation du travail, « les réunions familles » dont l’objet est d’échanger sur la pratique des éducateurs avec les familles, « les réunions institutionnelles », les « réunions de jeunes » dont l’objet est de permettre les échanges au sein du groupe pris en charge. Ces dernières réunions s’inscrivent notamment dans l’obligation qui a été faite par la loi 2002-2 sur les institutions médico-sociales d’associer les usagers à l’organisation institutionnelle.

Le travail en réunion implique dans les discours des éducateurs des compétences en matière communicationnelle. Les protocoles de stage déclinent ainsi des savoir-faire nombreux qui ont trait à l’échange et à la prise de paroles pendant les temps de rencontre. Ces savoir-faire ont de remarquables qu’ils font état de compétences spécifiques à acquérir, quand bien des professions ou des entreprises utilisent les réunions et pensent les capacités de participation et de prise de parole comme non spécifiques, et comme allant de soi. Par exemple, les capacités suivantes Aptitude à

travailler avec les membres d’une équipe : Capacité à questionner, à échanger avec les membres de l’équipe, de manière formelle ou informelle renvoient plus à des capacités

générales de communication que de savoir-faire spécifiques, spécialisés, nécessitant une formalisation en aptitudes. Pourtant les protocoles de stage sont remplis de

capacités communicatives qui éclairent selon les professionnels le travail en équipe. On lit par exemple :

Capacité à travailler en équipe :

- Savoir défendre mon point de vue - Observer et restituer

- Savoir parler au nom de l’équipe

Inscription dans le fonctionnement de l’équipe :

- contribuer au bon fonctionnement de l’équipe (apporter des observations, participer à

la réflexion, faire part de ses hypothèses, prise de parole, affirmation de sa propre position …)

- être en mesure de prendre en considération la parole de chacun des membres de

l’équipe

- s’inscrire dans un processus de participation et de prise de décision sur de bases

démocratiques

Participation à toutes les réunions de l’institution de façon à évaluer ses capacités à :

- prendre la parole

- connaître chaque membre de l’équipe éducative dans sa fonction - coordonner ses propres actions ou interventions

- réajuster son implication dans le suivi d’un projet d’enfant

Être capable de découvrir le travail pluridisciplinaire de l’institution : Capacité à :

- s’adresser aux bons interlocuteurs - communiquer

- être présent à toutes les réunions de l’institution

- s’exprimer lors des réunions de synthèse selon les enfants concernés

Nous pourrions multiplier les exemples. Toujours est-il que le travail en équipe est décliné uniquement sur le mode verbal et langagier. Rien, ou très de capacités, renvoient au travail de terrain en lui-même où le travail d’équipe est mis à contribution dans la coordination des actions, les passages de relais d’un membre de l’équipe à l’autre etc. Ce primat du verbal sur le faire n’est pas sans faire référence aux travaux de M. LEMAY, figure de référence dans le secteur éducatif spécialisé,qui à plusieurs reprises dans ses travaux assimile le métier d’éducateur à un professionnel de la relation. Cela n’est pas nouveau puisque déjà en 1978 GENDREAU écrivait de l’éducateur qu’il est un « homme de la relation interhumaine ».267

Cela dit, la sur-référence à des capacités verbales et paraverbales dans le métier d’éducateur spécialisé n’est pas sans provoquer de l’indignation chez d’autres travailleurs sociaux de formation différente, qui reprochent de manière un peu caricaturale aux éducateurs qu’ils soient très doués en paroles mais peu efficaces

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d’un point de vue pragmatique. Je pense à une collègue au CADA de RENNES, Chantale, qui, au vu des recrutements récents d’éducateurs dans la structure, s’inquiétait d’une dérive de l’institution vers une sorte de culture professionnelle qui privilégierait les discours à l’action. Les mots ou expressions qu’elle peut employer à l’égard des éducateurs spécialisés sont sévères comme « les éducateurs psychologisent tout », « ils font que causer », « ils ont un avis sur tout », « ils se sentent supérieurs », « ce sont des intellos » etc. Ce type de réactions contribue à l’émergence d’une identité professionnelle spécifique par opposition à d’autres métiers du social et nourrit ainsi des stéréotypes, des a priori qui, que les éducateurs spécialisés le veuillent ou pas, ont un effet certain sur leur construction identitaire.

¾ L’émergence d’un langage professionnel commun :

Pour DUBAR, le langage commun contribue à la construction d’une profession. Il permet entre autre le passage de l’occupation ou l’activité professionnelles à la professionnalisation. Ce processus s’élabore en quatre temps :

- La reconnaissance par l’université de l’activité - L’intégration du champ professionnel à l’université

- La transformation des savoirs empiriques en savoirs scientifiques - La constitution d’une formation spécialisée

Parce qu’il y a formation, il y a donc formalisation de discours repérés comme constitutifs de l’activité professionnelle et de l’identité professionnelle des éducateurs. DUBAR et TRIPIED parlent de la formation de « mondes sociaux » comme un ensemble de routines, d’habitudes, d’évidences propres au groupe professionnel, un ensemble de codes culturels, un espace commun d’activités, et un potentiel de créativité. Ils définissent les « univers de discours » dans le champ professionnel comme « une manière de parler et de penser, propre à un petit groupe interactif, et un ensemble de faits palpables, des sites, des objets, des technologies. »268

Il apparaît ainsi un lien manifeste entre les discours, l’activité et la technologie utilisée par le groupe professionnel. L. MESSAOUDI parle ainsi de technolecte. Elle le définit comme « un ensemble langagier liée à un domaine scientifique ou technique qui se caractérise par l’emploi de termes spécifiques, qu’ils soient normalisés ou non. Il s’adresse aux seuls initiés et ne pourrait être décrypté par les locuteurs étrangers au domaine, pour lesquels le message serait totalement ou partiellement opaque.»269 Elle précise qu’a contrario de l’argot qui vise une volonté

cryptique de la part du locuteur, le technolecte rend compte d’un effort de « communication optimale, basée sur une transparence que n’entache aucune ombre ; et si le langage y paraît hermétique, c’est qu’il résulte paradoxalement du seul souci de clarté et de précision qui ne sont pas toujours garanties dans la langue commune. »270

268

DUBAR (C), TRIPIED (P), Sociologie des professions, Armand Colin, paris, 1998, page 108.

269

MESSAOUDI (L), « Traduction et linguistique, le cas des technolectes » in Traduction et interprétation des

textes, Université Mohammed V, Série : colloques et séminaires N° 47, Rabat, 1995, page 5. 270