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L’EMERGENCE D’UNE IDENTITE PROFESSIONNELLE A TRAVERS LES DISCOURS

ADJECTIFS SUBJECTIFS

C. KERBRAT-ORECCHIONI range dans la catégorie des adjectifs subjectifs les « adjectifs affectifs » qui « énoncent en même temps qu’une propriété de l’objet qu’ils déterminent, une réaction émotionnelle du sujet parlant en face de cet objet »258 et les

« adjectifs évaluatifs » qui « impliquent une évaluation qualitative ou quantitative de l’objet dénoté par le substantif qu’ils déterminent ».259

Soit l’exemple de Catherine :

Moi : quels types de jeunes c’est ? est-ce qu’il y a des déficiences enfin je sais pas ?

C : ah oui d’accord / donc c’est [é] donc pour la plupart des jeunes euh qui sont placés par le juge des enfants / donc au titre de [e] l’article 375 donc par le juge des enfants ou alors par l’ASE euh de Laval / sinon on a quelques jeunes qui sont [on] accueillis au titre de l’ordonnance 45 euh [eu eu ] en alternative à l’incarcération donc la plupart enfin je dirais les 90 % des jeunes avec qui on travaille sont des jeunes qui ont des problèmes euh familiaux / et [é] donc des problèmes de comportements carences éducatives carences affectives euh [eu] des problèmes de scolarité / et donc pour les di’ les 10 % restants sont des jeunes qui effectivement ont [on] des euh [eu eu] ont été remis dans le droit chemin par la justice on peut le dire comme ça / en tous cas qui ont euh eu affaire à la justice avant d’arriver chez nous

A la question « quels types de jeunes » qui invite évidemment à une qualification de l’informatrice, elle répond par des descriptifs qui évitent absolument l’évaluation normative ou affective :

- Ce sont des jeunes dits « placés » c’est-à-dire « au titre de [e] l’article 375 donc par le juge des enfants ou alors par l’ASE euh de Laval » : la référence à la loi et au code civil permet une rationalisation du participe passé « placé » dont on pourrait attendre la connotation de rupture ou de déchirement familiaux. Le procédé est similaire pour les « quelques jeunes qui sont [on] accueillis au titre de l’ordonnance 45 euh [eu eu] en alternative à l’incarcération », autrement dit les enfants délinquants.

- Les « problèmes familiaux » dont souffrent les jeunes gens placés son décrits de manière impersonnelle et scientifique. Catherine parle de «des problèmes de comportements carences éducatives carences affectives euh [eu] des problèmes de scolarité » plutôt que de s’ébattre dans un descriptif romanesque et complaisant des histoires familiales.

Toutefois, l’informatrice laisse échapper « les 10 % restants sont des jeunes qui effectivement ont [on] des euh [eu eu] ont été remis dans le droit chemin par la justice on peut le dire comme ça » qui cette fois ne cache plus sa propre vision des

257

KERBRAT-ORECCHIONI (C), Ibid, page 95.

258

KERBRAT-ORECCHIONI (C), Ibid, page 95.

259

choses. En effet, l’adjectif « droit » accolé au terme « chemin » est relatif à l’idée qu’elle se fait de la norme d’évaluation, norme dont elle seul est capable d’en énoncer les limites. Elle est d’ailleurs consciente du trait purement normatif et subjectif de l’expression « droit chemin », la référence au langage judéo-chrétien étant évidente, puisqu’elle finit par ce que nomme C. KERBRAT-ORECCHIONI un processus de « subjectivité objectivité, permettant au locuteur de prendre position sans s’avouer ouvertement comme la source du jugement évaluatif »260 dans l’expression « on peut

le dire comme ça ».

Marina, qui est une plus jeune professionnelle que Catherine, a plus de difficultés à mettre de côté sa propre subjectivité dans le discours :

Moi : dans ton quotidien ces gamins-là leurs caractéristiques euh ?

M : ben d’être bien abîmés / pas fracasse bien abîmés et puis euh [ eu] / qu’est-ce que je voulais dire ?

Moi : en terme de difficultés c’est quoi les difficultés de ces mômes ? M : un seuil de frustration inexistant ou très faible

Moi : ouais ?

M : euh [eu] / difficultés de se retrouver dans un cadre avec des règles claires / difficultés à respecter ces règles / euh / donc difficultés à se tenir en [en] enfin à respecter le ces la norme sociale on va dire / euh [eu] / beaucoup ont des difficultés scolaires / euh [ eu] / euh difficultés par rapport à leur corps aussi savoir dire non / euh [eu] savoir respecter son corps / euh [eu] connaître les limites de son corps / tout ça quoi

Moi : et en concrètement au quotidien ça se manifeste comment ?

M : et ben euh [eu] / les difficultés scolaires ça peut être dans les troubles de comportement à l’école / violences / violences physiques violences verbales / euh [eu] difficultés du corps et ben euh [eu] / une jeune fille de douze qui sait pas dire non qui a des relations sexuelles avec n’importe qui [i] / ou euh qui connaît pas les limites de son corps alors qui va manger qui va manger et euh [eu] et qui jusqu’à s’en faire vomir ou qui au contraire va refuser de s’alimenter ou qui va euh s’automutiler ou euh [eu] / enfin ce genre de choses

Adjectifs évaluatifs Adjectifs objectifs

Fracasse Scolaire

Bien abîmés Physique

Faible Verbales Sociale Sexuelles Claires Inexistant

260

Dans cet extrait, il y a manifestement un équilibre entre les adjectifs dits évaluatifs et les autres dits objectifs. Néanmoins, lorsqu’on regarde les substantifs qu’ils désignent, un certain nombre d’expressions versent dans l’évaluation :

Expressions évaluatives Expressions objectives

Fracasses Relations sexuelles

Bien abîmés Ø

Seuil de frustration inexistant Ø Seuil de frustration très faible Ø

Normes sociales Ø

Difficultés scolaires Ø

Violences physiques Ø

Violences verbales Ø

Ici, tous les termes quasiment rentrent dans l’évaluation subjective dont seule l’informatrice est capable de déterminer et de définir ce sur quoi elle se fonde pour décliner ce que serait par exemple « un seuil de frustration inexistant » ou « une difficulté scolaire » ou des « violences physiques ». Et pourtant, à aucun moment elle ne prend le soin de décliner les valeurs et les normes à partir desquels elle construit son discours. Tout est fait dans un entretien à caractère professionnel pour faire croire à l’interlocuteur qu’il s’agit d’un discours protocolaire, procédurier, dénué d’une trop forte implication énonciative du locuteur, et pourtant, en regardant de près on ne peut que faire le constat d’une implication du sujet dans ce qu’il dit tant au niveau de la mise en mots de l’activité professionnelle que de la description des objets particuliers qui composent l’univers professionnel.

2) La place du « nous » dans le discours : pour une identité collective :

La subjectivité transparaît dans les discours par le marquage énonciatif du locuteur. Plus le sujet est impliqué dans ce qu’il dit, plus sa position d’énonciateur est forte, et plus le discours comporte des indices de subjectivité au sens de C. KERBRAT- ORECCHIONI.

L’analyse que nous venons de faire a permis de montrer chez la plupart des informateurs une référence identitaire importante au « nous » collectif ou à l’équipe à laquelle ils appartiennent. Cette référence va au-delà de la seule identification à l’institution ou à la communauté éducative spécialisée, elle se cristallise autour d’un langage commun. C’est ce que je me propose de décrire.

¾ Le sentiment d’appartenance dans le discours :

Je vais faire un nouveau détour par les informations récoltées dans les protocoles de stage, qui relèvent plus de formes de discours prescriptives que de discours qui mettent en mots la pratique professionnelle telle qu’elle peut être perçue par ses acteurs.

La question de la référence au collectif est particulièrement importante dans les attendus de stage. Ce collectif se matérialise autour de trois aspects essentiels :

- Le groupe comme lieu d’expérimentations éducatives (la loi, le cadre, la règle, l’affection etc.)

- L’institution comme lieu d’exercice de cette expérimentation - L’équipe comme lieu de garantie du bien fondé de cette

expérimentation