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Reconnaissance : la valorisation des quartiers populaires

A. LES ORIENTATIONS SUCCESSIVES DE LA POLITIQUE DE LA VILLE

1. Reconnaissance : la valorisation des quartiers populaires

La première ligne stratégique, historiquement dominante dans la politique de la ville, est celle qui cherche à valoriser les ressources des quartiers, en prenant appui sur le potentiel d’engagement civique de leurs habitants. Cette approche, qu’on trouvait déjà dans le programme fondateur Habitat et vie sociale (HVS), a été réaffirmée avec force au début des années 80, par la Commission nationale pour le développement social des quartiers (CNDSQ). Il s’agissait alors de « démocratiser la ville », mais aussi et peut-être surtout d’impliquer les habitants dans la gestion des services locaux (Dubedout, 1983). Cette approche valorisant les ressources des quartiers populaires n’était pas exempte d’ambiguïtés, ne serait-ce que parce que la réintroduction d’une certaine mixité sociale était considérée comme la condition de possibilité de la participation dans ces quartiers (Donzelot, Mével, 2001).

a) Les prémices d’un « empowerment » à la française ?

Les premières conventions HVS ont été le cadre d’expérimentations engagées dans une cinquantaine de quartiers qui articulaient réhabilitation de l’habitat social, développement de services collectifs et mobilisation des forces vives réunies dans les associations de quartier. L’une des innovations majeures ce premier programme était de faire de la participation des habitants un critère essentiel de sélection des projets et, par conséquent, d'attribution des subventions : « Ne seront retenues que les opérations pour

lesquelles la volonté d'agir de la municipalité et des gestionnaires est évidente, et seulement dans la mesure où ils acceptent une méthode d'élaboration concertée avec les habitants »2. Le contenu et la méthodologie de la concertation restaient toutefois assez vagues et les premières tentatives d’évaluation aboutissaient à un bilan critique sous cet angle (Figeat, 1981). Elles mettaient en avant les innovations rendues possibles par la déconcentration des

1 Depuis 1990, la France a connu pas moins de 18 responsables de la politique de la ville : 2 ministres en

charge de la ville, 7 ministres responsables de pôles d’activités intégrant la politique de la ville, 5 ministres délégués et 4 secrétaires d’État.

moyens financiers et le changement d’image de certains quartiers, mais déploraient que la participation ait été presque toujours « octroyée » à des habitants quin’en voyaient guère l’utilité (Blanc, 1999). Un ouvrage collectif, paru à cette époque, sous le titre Quand les

habitants prennent la parole, présentait différentes actions exemplaires en la matière, en les

qualifiant précisément « d’anti-HVS » (Mollet, 1981).

Cette critique a pris un tour plus officiel avec les travaux de la CNDSQ, dont la présidence était assurée par le maire de Grenoble, Hubert Dubedout, chantre de l'autogestion et de la démocratie participative. Il avait été lui-même l’instigateur des « Groupes d’action municipale » qui avaient essaimé dans toute la France au cours des années 1970, dont l’objectif était de démocratiser la gestion des villes en prenant appui sur le tissu associatif (Ducros et al., 1998). Considéré comme le texte fondateur de la politique de développement social des quartiers, son rapport (1983) se présentait comme un véritable manifeste pour une transformation démocratique de la gestion des villes, proposant de traiter les « causes

profondes de la dégradation physique et sociale de certains quartiers populaires en s’appuyant sur une mobilisation collective de tous ceux qui, à un titre ou à un autre, sont concernés par la vie de ces quartiers, à commencer par les habitants eux-mêmes ».

Parmi les modèles de participation évoqués par le rapport Dubedout figurait en bonne place l’opération expérimentale de gestion participative du quartier de l’Alma Gare, à Roubaix (Hatzfeld, 1986). Mais le cas de l’Alma Gare était assez exceptionnel, contrastant avec l’apathie générale des habitants observée dans la plupart des opérations HVS (Figeat, 1981). L’expérience se situait en fait dans le sillage des « luttes urbaines » (Castells, 1972) développées dans les années 1960 et 1970, animées par l’idéal d’autogestion populaire que ses partisans opposaient à la raison technocratique (Castells, 1973 ; Bachmann, Le Guennec, 1996). C’est l’héritage de ces « luttes » dont était porteur le rapport Dubedout.

La vision de la participation qu’il développait faisait finalement écho à la notion anglo-saxonne d’empowerment, que l’on peut traduire comme un processus de « capacitation » collective des habitants à des fins d’émancipation (Jouve et al., 2006). Bien que courantes dans les politiques urbaines d’autres pays, à commencer par les États-Unis (Donzelot et al., 2003 ; Kirszbaum, 2003 ; Bacqué 2005), cette approche a cependant été introduite en France sur un mode relativement édulcoré par la Commission nationale pour le développement social des quartiers. C’est qu’à la différence des luttes des années 70, où prévalait une forte « demande » de participation des associations, dont les classes moyennes étaient le fer de lance, il s’agissait cette fois d’une « offre » institutionnelle de participation, en réponse à une demande supposément évanescente dans les quartiers populaires (Donzelot, Mével, 2001 ; Carrel, 2004). Prétendre qu’il ne subsistait que des individus démunis dans des « banlieues délaissées » (Mollet, 1986), revenait à diminuer d’emblée l’existence de « ressources » internes à ces quartiers en portant sur eux un regard quelque peu misérabiliste. C’est cette vision qui deviendra par la suite largement dominante (voir par exemple le rapport Delarue, 1991).

b) Des quartiers « laboratoires » où s’inventent des solidarités

À défaut d’avoir véritablement insufflé un nouvel esprit démocratique dans les quartiers, la période du DSQ a vu éclore tout un champ d’activités ouvrant un espace pour l’implication des habitants dans la consolidation du « lien social ». Il ne s’agit plus alors de « réparer » des individus victimes d’exclusion, mais de les inviter à réparer eux-mêmes le tissu social (Doytcheva, 2007). Dans cette perspective, un rapport de la CNDSQ sur « la

présence active des habitants » esquissait une critique du travail social traditionnel1, lequel entretiendrait la passivité et l’isolement, pour faire au contraire l’apologie des potentialités collectives qu’il s’agissait de mettre en valeur : « Une action sociale qui ne serait conduite

qu’en termes d’assistance ou de multiplication des aides individuelles risquerait en fait de renforcer cette dislocation des solidarités. (…) Il serait insuffisant et erroné de n’aborder la vie sociale de ces ensembles que sous l’angle de la négativité. Le développement n’est pas seulement la lutte contre tel ou tel manque ou handicap collectif ; il est aussi promotion et valorisation des potentialités détenues par la population. (...) Il existe plusieurs formes de développement. Il peut être exogène et déstructurant. Il peut être endogène et fondé sur la valorisation des ressources et des potentialités locales. C’est à la stimulation de celle-ci et non à l’assistance que doit tendre l’effort de solidarité nationale qui se porte sur ces quartiers » (CNDSQ, 1982).

L’action culturelle allait devenir l’un des terrains de prédilection de cette démarche de valorisation du potentiel des habitants, ce qui passait par une reconnaissance de la légitimité de leurs pratiques culturelles comme alternative à la culture légitime (CNDSQ, 1986). Les initiatives sur l’« histoire » des quartiers et la « mémoire » de leurs habitants s’inscrivaient aussi dans ce registre visant à réhabiliter leur image en même temps que leur quartier se réhabilitait2. Dans cette quête du lien social, tout ce qui peut contribuer plus largement à valoriser l’initiative des habitants et l’image du quartier est à encourager, y compris les événements collectifs de type « fêtes de quartier ».

L’importance attachée au lien social a trouvé des justifications théoriques dans des analyses centrées sur l’exclusion sociale, interprétée comme une conséquence des mutations du système productif et de la condition salariale3. Pour certains, il valait mieux assurer la réintégration sociale des « exclus » à travers des fonctions socialement utiles, aptes à compenser les effets destructeurs du chômage de masse sur l’estime de soi et la civilité, que s’en remettre au paradigme de l’emploi salarié classique (Perret, Roustang, 1993 ; Eme, 1994). Ne s’inscrivant ni dans l’économie marchande, ni dans le cadre du secteur public, ces fonctions d’utilité sociale doivent conforter les solidarités primaires en cultivant des liens de réciprocité entre habitants (Laville, 1994). Ce registre « solidaire » s’est concrétisé de multiples façons, à travers les jardins collectifs, crèches parentales, restaurants associatifs et autres « lieux de vie » soutenus par la politique de la ville, avant de connaître un important développement dans le cadre des « métiers la ville » (Heurgon, Stathopoulos, 1999 ; Brévan, Picard, 2000).

S’il peut servir de « sas » temporaire avant la réintégration des individus dans la sphère de l’emploi marchand, ce champ d’activités relevant du « tiers secteur » ou de l’« économie solidaire », a également été envisagé comme un moyen de combler de façon plus durable les défaillances du service public incapable de répondre à toutes les demandes sociales (Laville, 1998). Il s'agit alors de favoriser la prise en charge par les habitants eux- mêmes de services que les organismes publics ne parviennent pas à assurer eux-mêmes. L’une des plus expérimentations les plus emblématique – et durable – est celle des « régies de quartier » auxquelles est déléguée une partie de l’entretien des immeubles et des espaces extérieurs des ensembles HLM (Plan urbain, 1994). D’autres expérimentations ont fleuri, à

1 Sur ce thème, voir également Donzelot et Roman (1998).

2 Le travail sur la mémoire connaîtra par la suite un renouveau évident dans le contexte d’opérations de

requalification urbaine. Mais l’objectif a évolué : il s’agit moins de valoriser le quartier que de faire accepter par les habitants des changements qui leur sont imposés, voire d’étouffer les tensions ou les luttes sociales que ceux-ci pourraient générer (Foret, 2007).

partir des années 80, dans l’optique d’une « co-production » des services publics avec les habitants dans des domaines comme l’école (APU, 1983), la justice (Dourlens, Vidal-Naquet, 1993) ou la santé (Joubert et al., 1993). Cette profusion d’initiatives valorisant la créativité des habitants participaient toutes, à un degré ou un autre, d’une conception des quartiers comme des territoires « où se réinvente la ville » (Ten, 1985), c'est-à-dire comme des « laboratoires » pour l’expérimentation de nouveaux modes de gestion des services urbains dont les effets et la pérennité ont été variables.

c) Un éloge sous condition des quartiers ethniques

La politique de Développement social des quartiers a bénéficié du renfort de chercheurs qui ont fourni les armes théoriques justifiant l’entreprise de confortation de l’identité « populaire » des quartiers (Laé, 1991 ; Simon, 1992 ; Bacqué, Sintomer, 2002), en insistant sur la dimension communautaire des mécanismes d’intégration sociale, certains poussant l’argument jusqu’à faire « l’éloge du ghetto » (Genestier, 1990). Il s’agissait surtout de rappeler l’existence et l’importance des solidarités de proximité dans les quartiers populaires, qu’il s’agisse des faubourgs ouvriers hier ou des grands ensembles HLM aujourd’hui, dans lesquels les proximités sont à la fois sociales et ethniques. La mise en avant de cette dernière dimension revenait à importer dans le débat français le modèle théorisé par les sociologues de l'école de Chicago (Grafmeyer, Joseph, 1990), dans lequel le quartier est envisagé comme une première « porte d’entrée » vers la société d’installation dans laquelle les immigrants puisent différentes ressources communautaires avant d’entamer un parcours conduisant à leur assimilation (Burgess, 1925). Les structures communautaires ou associatives du quartier ont alors à gérer l'adaptation des immigrants, tout en maintenant un équilibre entre leur passé et leur devenir (Remy, 1990). Mais pour qu’il y ait un devenir hors du quartier ethnique, encore faut-il que celui-ci ne soit pas espace trop fortement contraint par les discriminations ou les logiques d’attribution des bailleurs sociaux (Boumaza, 1996 ; Simon, 1996).

Si elles lui sont parfois postérieures, ces thèses étaient en cohérence avec la politique de DSQ en ce qu’elle semblait reconnaître et accepter ces « lieux de différences » que sont les quartiers, selon une expression du rapport Dubedout. Dans une société « multiraciale », écrivait la CNDSQ, on pouvait accepter « la constitution de groupements

librement choisis sur la base d’affinités, d’un consensus sur le mode de vie (...). Il n’est pas exclu, d’ailleurs que certains quartiers trouvent ainsi leur identité à travers une dominante ethnique, à l’image de certains quartiers populaires du passé, composés de migrants d’une même région. (...) Le refus de tenir compte de cette réalité est stérile, voire dangereux. Les institutions doivent assumer la réalité populaire de ces quartiers ». Une condition était

toutefois posée, celle de limiter ces groupements à deux ou trois immeubles au maximum. Jouant la transparence, la commission reconnaissait que cette question avait été âprement débattue en son sein.

Signe de ces tiraillements, le rapport Dubedout n’était pas hostile à la limitation volontariste des flux d’immigrés dans certains quartiers, mais à titre seulement transitoire et toujours dans des cas jugés exceptionnels. La volonté était également exprimée de « stopper

la ségrégation », en instaurant une politique de répartition spatiale des immigrés (et d’autres

populations en difficulté) dans l’ensemble des agglomérations afin d’éviter leur orientation exclusive vers certaines communes. Le tout au nom de la nécessaire « mixité sociale » qui permettrait de ressusciter des forces vives dans les quartiers – c'est-à-dire d’y faire revenir les classes moyennes qui y résidaient autrefois. Ainsi, la politique de DSQ était-elle marquée par un balancement : d’un côté, elle prétendait s’appuyer sur les potentialités de ces quartiers, tout en leur déniant, de l’autre, les qualités susceptibles de constituer ces mêmes

quartiers en forces collectives (Bacqué, Denjean, 2006). D’aucuns y ont vu « l’aporie

constitutive » de cette politique, lui interdisant de s’engager résolument dans la voie du

« développement communautaire »1 (Donzelot, Mével, 2001).