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I.5 Prise de décision comme objet d’étude

I.5.1 Recherches sur la prise de décision

Les recherches portant sur la prise de décision se caractérisent par une multiplicité des thèmes investigués et une grande diversité des logiques d’interprétation (Desreumaux et Romelaer, 2001). Après un bref aperçu de ces recherches, leurs limites sont identifiées.

I.5.1.1 Panorama

Depuis les travaux de Simon (1945), de nombreuses recherches théoriques et empiriques se sont articulées autour de l’objet « prise de décision ». Ces recherches assurent que la prise de décision est un élément fondamental des processus organisationnels (Laroche, 1995). Cet objet d’analyse revêtant de nombreuses facettes, la littérature sur la prise de décision se caractérise par la multiplicité de ses thèmes investigués (Desreumaux et Romelaer, 2001), comme le montre le tableau 6. Un certain nombre de recherches empiriques a donc été mené, apportant des contributions diverses autour de l’objet « prise de décision ». Indéniablement, ces recherches sont multidisciplinaires et revêtent un caractère fragmenté. Il semble ainsi difficile d’en proposer une synthèse (cf. Desreumaux et Romelaer, 2001). Ivanaj et Bayad (2005), à partir de l’analyse des recherches empiriques portant sur les processus de décision stratégique, proposent de caractériser et de différencier ces travaux selon les dimensions suivantes :

 Les recherches se distinguent au regard du paradigme théorique prédominant sur lequel elles se fondent. Les trois paradigmes prédominants sont ceux de la rationalité / rationalité limitée, des politiques et du pouvoir, et enfin, des processus anarchiques.  La perspective théorique globale pour l’analyse du processus de décision peut concerner

la perspective organisationnelle (dont les modèles de référence sont issus des théories rationnelles, sociopolitiques, etc.) ou la perspective individuelle (fondée sur les théories cognitive et psychologique de la prise de décision individuelle ou en groupe).

 La définition elle-même du processus de décision peut varier. Elle réfère soit à une séquence d’événements développés, soit à une catégorie de concepts.

 La recherche peut être à visée descriptive ou à visée explicative. Les thèmes visés s’articulent autour de la modélisation du processus, la caractérisation du processus, la

catégorisation du processus, l’explication du processus, l’explication des résultats du processus, ou encore, l’explication des résultats économiques.

 Les recherches se distinguent au regard des variables de recherche investiguées, soit leur nature et les interrelations supposées ou étudiées entre elles.

Tableau 6 Quelques thèmes traités par la littérature sur la décision dans les organisations

Thèmes Contenus

Modalités de formation des choix

Le choix est considéré comme un élément central de la prise de décision. Inventaire des processus selon lesquels le choix peut être arrêté et de leurs combinaisons possibles. Exemple : voir une typologie courante, issue de Thompson, croisant les degrés d’accord des participants à la décision quant aux buts poursuivis et aux moyens de les atteindre (décision par calcul, négociation, jugement, inspiration) et les observations menées par des auteurs comme Mintzberg & al. (1976) ; Hickson & al. (1986), etc.

Efficacité de la

prise de décision Cette question pose le problème de la définition des critères pertinents d’appréciation de l’efficacité d’une décision. On peut rattacher à ce thème les travaux d’inspiration psychologique sur les différents types de biais dans l’usage de l’information (ex : Tversky et Kahneman, 1981), la transposition des deux types d’erreurs en analyse statistique (exemple d’erreur de type II : accepter un projet d’investissement sur la base d’un calcul de taux de rentabilité dont les données sont non fiables), les recherches sur les situations de crise.

Définition du problème décisionnel

Analyse des facteurs qui déterminent la perception de la nécessité de décider et la catégorisation des situations décisionnelles par les acteurs (opportunités, menaces, catégorisation des problèmes par nature : technologiques, organisationnels, relatifs aux activités, etc.). Étude de la formation de l’agenda décisionnel, dans ses dimensions organisationnelles (notamment : rôles des systèmes d’information) et politiques. Élaboration des

solutions

Construction des solutions selon un mode calcul ou un mode « inspiration » ; rôle de l’intuition ; prédétermination des solutions par les positions et les types de fonctions assumées par les participants à la procédure ; modalités d’intégration des informations nouvelles en cours de traitement des problèmes (exemple : application d’une logique bayesienne)

Participation à la

décision Question générale des phénomènes de pouvoir et des formes d’influence que les acteurs peuvent exercer sur la prise de décision ; vertus respectives des décisions individuelles et de groupe, des démarches centralisées ou décentralisées ; rôles et formes du leadership.

Aspects temporels Durée du processus de décision, vertus et limites de la vitesse de la prise de décision ; traitement et perception du temps selon différentes cultures sociétales ; logique intertemporelle des décisions.

Mise en œuvre de

la décision Analyse des tactiques de mise en œuvre (planifiées et incrémentales), des phénomènes d’escalade ; emprunts à la littérature en management de projets. Rôle des facteurs

environnementaux et institutionnels

Effets des caractéristiques de l’environnement de tâche (notamment ses degrés de complexité, d’incertitude, d’instabilité) sur les caractéristiques des processus décisionnels. Analyse de l’organisation comme système institutionnalisé, soumis à un ensemble de normes déterminant les critères de performance sur la base desquels les actions de l’organisation seront évaluées et contraignant la façon même dont les décisions seront prises.

Source : Butler, 1996 (cité par Desreumaux et Romelaer, 2001, p. 65)

En définitive, les recherches sur l’objet « prise de décision » se caractérisent par une grande diversité des logiques d’interprétation. L’accumulation des connaissances provient d’études de cas, d’expériences de laboratoire, d’exercices de simulation et d’enquêtes comparatives. De plus, l’orientation de ces recherches est soit descriptive (visant à restituer ce qui se

produit dans des contextes donnés), soit prescriptive ou normative (visant à développer ou à tester une théorie particulière de la décision). Finalement, les termes ou les langages utilisés dans les études du processus de décision s’appuient sur ceux issus de la psychologie individuelle, de la sociologie des organisations, des sciences politiques ou encore, de la théorie de l’information (Desreumaux et Romelaer, 2001).

I.5.1.2 Limites des recherches sur la prise de décision

Bien que des progrès considérables aient été réalisés dans le domaine de recherche relatif aux décisions stratégiques, ceux-ci restent relativement modestes. De nombreux auteurs regrettent que la connaissance des processus de décision stratégique soit limitée et qu’elle soit principalement basée sur des études (normatives ou descriptives) et hypothèses non testées (cf. Papadakis et al., 1998). L’un des reproches qui est adressé à ces études « tient à l’étroitesse relative des observations empiriques qui les fondent » (Desreumaux, 1993, p. 55). En outre, les résultats des recherches sont caractérisés par un certain nombre de contradictions (Rajagopalan et al., 1993). Ainsi, malgré les apports considérables des recherches théoriques et empiriques, certains aspects importants de la prise de décision restent inexpliqués. Entre autres, trois limites sont identifiées dans la littérature : la réification, la déshumanisation, l’isolation (Langley et al., 1995).

La première limite discutée dans la littérature est le caractère restrictif du concept lui-même de décision, soit la réification (Langley et al., 1995). En effet, dans les théories classiques de la décision, il est supposé que la décision existe et qu’elle peut être analysée. Les décisions sont généralement définies comme des événements discrets, caractérisés par un moment et un lieu (Laroche, 1995). Cependant, de nombreux auteurs critiquent cette vision, qui tend à restreindre la définition de la décision. Notamment, Laroche (1995) privilégie la conceptualisation de la prise de décision en tant que phénomène de représentations sociales. Ou encore, Langley et al. (1995) affirment que la décision est en réalité un construit artificiel, et soulignent le caractère ambigu de la décision et des activités qui lui sont généralement associées.

La deuxième limite concerne la déshumanisation, soit la prémisse que les décisions se développent dans un modèle séquentiel insensible aux différences individuelles, à l’émotion et à l’imagination humaine (Langley et al., 1995). Force est de constater que la notion

d’intuition n’est que rarement appréhendée dans les recherches portant sur la prise de décision, et d’une manière générale, peu de recherches en stratégie ne portent sur les décideurs eux-mêmes (Cossette, 2004). Les forces humaines semblent ainsi trop souvent ignorées des recherches portant sur la prise de décision (Langley et al., 1995), alors que la personne même du décideur devrait être placée au cœur de ces recherches. Comme le précisent Langley et al. (1995, p. 264), « le décideur individuel joue un rôle central comme créateur, acteur et porteur, et les processus de décision sont souvent conduits par les forces de l’affect, de la perspicacité et de l’inspiration des décideurs qui agissent collectivement ». La troisième limite est liée à l’isolation, en d’autres termes, « la supposition que les processus décisionnels peuvent être isolés les uns des autres et de la réalité collective qu’est l’organisation » (Langley et al., 1995, p. 264). En effet, de nombreuses recherches prétendent, implicitement ou explicitement, que des processus décisionnels distincts peuvent être identifiés et que ceux-ci peuvent être décrits relativement indépendamment de leur contexte organisationnel. Or, dans les organisations, de nombreuses décisions sont inter- reliées, et ce, malgré leur caractère supposément indépendant (Langley et al., 1995). Une décision est seulement une étape dans une longue séquence de décisions et d’actions (Chakravarthy et White, 2002). Trois types de liens, pouvant exister entre les décisions, sont distingués dans la littérature : 1) les liens séquentiels, qui concernent le même enjeu à des moments différents ; 2) les liens latéraux, qui impliquent les interrelations entre différents enjeux à considérer simultanément ; 3) les liens précursifs, qui transcendent différents enjeux à différents moments (cf. Langley et al., 1995). Ces liens sont illustrés dans la figure 10.

Comme le précisent Desreumaux et Romelaer (2001, p. 63), « une décision donnée est contrainte par les résultats des décisions antérieures et affectera à son tour les décisions ultérieures par la performance qu’il sera possible de lui attribuer. Elle peut impliquer des décisions complémentaires et être elle-même affectée par d’autres décisions concurrentes qui se prennent dans une composante ou à un autre niveau quelconque de l’organisation ». Langley et al. (1995) affirment ainsi que le comportement décisionnel dans une organisation devrait être compris en termes de réseaux complexes d’activités, soit des ensembles interconnectés d’enjeux, qui évoluent dynamiquement au fil du temps. Ce constat est par ailleurs en accord avec la conception moderne et complexe de la résolution de problèmes, telle que préconisée par Flood (1995) et présentée dans le chapitre précédent.

Enjeu 1 Enjeu 2 D im en si on s tr at ég iq ue Dimension temporelle Liens précursifs :

Une décision à propos d'un enjeu affecte les décisions futures sur d'autres enjeux (par exemple, dans ce cas, A change la direction de B)

Liens latéraux : Des décisions concourrantes sont liées, car elles partagent

des ressources ou un contexte commun Liens séquentiels :

Les décisions sur le même enjeu sont interreliées au

cours du temps

Figure 10 Types de liens existant entre les décisions (source : Langley et al., 1995, p. 270)