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3- A la recherche de la structure musicale de fascination

CHAPITRE III : La polyphonie dans la composition de l’œuvre Fascination

III- 3- A la recherche de la structure musicale de fascination

Dans le cas précis sur lequel est centrée notre recherche, le roman Fascination de l’auteur Rachid Boudjedra, comment peuvent fonctionner dans une même œuvre ces deux formes d’expression ? Sous quels modes, selon quelles modalités, directes ou indirectes, la musique peut-elle être présente dans notre œuvre littéraire?

III-3-1 La composition musicale dans le texte littéraire :

L’approche des textes consacrés à la musique, nous aidera à mieux cerner les relations complexes qu’entretiennent le domaine littéraire et le domaine musical. Le vaste domaine des fictions inspirées par la musique qui, lorsqu’elles se réclament de modèles structurels musicaux, offrent une piste de lecture stimulante au critique, est tenu cependant de ne pas céder à la tentation du rapprochement analogique gratuit et de garder à l’esprit de la

153 Ibid., pp. 95 et 104.

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dimension métaphorique de tout parallèle compositionnel. Les rapports de la musique et de la littérature au XXe étaient envisagés de manière diachronique, à travers les différents mouvements - tels l’impressionnisme, l’expressionnisme, le futurisme, le dadaïsme - qui furent, par leur dimension pluridisciplinaire, le lieu de rencontres entre compositeurs et écrivains.

Cette approche permet, du point de vue de la poétique, de réfléchir à l’évolution des formes musico-littéraires, aux fictions littéraires inspirées par l’art sonore et à certaines notions, telle l’« œuvre ouverte », qui sont au centre des préoccupations de la modernité musicale et de la modernité littéraire.

Pour ce, nous nous sommes d’abord appuyés sur les travaux de comparatistes qui offrent une ouverture sur les littératures musicales modernes et contemporaines.

Françoise Escal fait référence à une hypothèse de Claude Levi-Strauss, dans un ouvrage où elle envisage tour à tour la musique comme « imaginaire de la littérature » et la littérature comme « imaginaire de la musique », pour expliquer que la littérature des temps modernes soit « grande consommatrice » (selon ses propres termes) de titres musicaux154. Nous avons eu recours aux termes exacts de l’explication de Lévi-Strauss :

« Or, il semble bien que le moment où musique et mythologie ont commencé d‟apparaître comme des images retournées l‟une de l‟autre, coïncide avec l‟invention de la fugue, c‟est à dire une forme de composition qui, je l‟ai plusieurs fois montré [...], existe pleinement constituée dans les mythes où, depuis toujours, la musique eût pu aller la chercher. Que se passe-t-il donc à l‟époque où elle la découvre ? Cette époque correspond aux temps modernes où les formes de la pensée mythique relâchent leur mainmise au profit du savoir scientifique naissant, et cèdent le pas à de nouveaux modes d‟expression littéraire.

154 Op.cit.,Françoise Escal, Contrepoints : Musique et littérature, Paris, Méridiens Klincksieck, 1990.

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Avec l‟invention de la fugue et d‟autres formes de composition à la suite, la musique assume les structures de la pensée mythique au moment où le récit littéraire, de mythique devenu romanesque, les évacue. Il fallait donc que le mythe mourût en tant que tel pour que sa forme s‟en échappât comme l‟âme quittant le corps, et allât demander à la musique le moyen d‟une réincarnation. En somme, tout se passe comme si la musique et la littérature s‟étaient partagé l‟héritage du mythe, En devenant moderne avec Frescobaldi puis Bach, la musique a recueilli sa forme, tandis que le roman, né à peu près en même temps, s‟emparait des résidus déformalisés du mythe, et désormais émancipé des servitudes de la symétrie, trouvait le moyen de se produire comme récit libre. On comprend mieux ainsi les caractères complémentaires de la musique et de la littérature romanesque depuis le XVIIè ou le XVIIIè siècle jusqu‟à nos jours : l‟une faite de constructions formelles toujours en mal de sens, l‟autre faite d‟un sens tendant vers la pluralité, mais se désagrégeant lui-même par le dedans à mesure qu‟il prolifère au dehors, en raison du manque de plus en plus évident d‟une charpente interne à quoi le nouveau roman tente de remédier par un étaiement externe,

mais qui n‟a plus rien à supporter. » .155

Lévi-Strauss révèle ici de manière assez convaincante l’existence et les origines d’une complémentarité entre la musique et le roman, qui ne peut manquer de conforter dans la poursuite de ses travaux celui qui se livre à une étude comparative sur ce terrain.

Dans le chapitre intitulé Une symphonie commerciale, Françoise Escal étudie la fonction de la référence à la Cinquième symphonie de Beethoven dans le roman de Balzac César Birotteau. Il est maintenant communément admis que cette symphonie a pour thématique le Destin. Ainsi, Beethoven lui-même aurait dit à propos des quatre premières notes constituant la cellule rythmique sur

155 Claude Levi-Strauss, L’homme nu, in Mythologiques IV, Finale, Plon, 1971, pp. 583- 584.

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laquelle tout est construit : “So pocht das Schicksal an die Pforte.”,qui veut dire en français « le destin est prés de nous » Selon F. Escal, César Birotteau et la 5è symphonie ont une thématique commune : pour Balzac, les premières années de la Restauration sont, selon les termes de F. Escal, « le matériel romanesque qui joue comme moteur des passions et agent du destin. » Dans César

Birotteau, la 5è éclate à deux moments du récit (à la fin du bal et lors

de la réhabilitation finale de Birotteau). Ainsi, “la figure musicale dans le roman devient un élément rhétorique d‟amplification.” Et Françoise Escal poursuit en disant que la Cinquième a une fonction d‟écho, de rappel, qui structure le roman puisque les deux incises de cette symphonie terminent symétriquement les deux grandes parties du roman, à savoir « César à son apogée » et « César aux prises avec le malheur ». Elle conclut en résumant le mécanisme d‟intégration de la musique dans le roman de la sorte :

« De Beethoven à Balzac, le signifiant sonore qui s‟est transmué en matière linguistique, en message verbal écrit, recouvre quelque chose de son origine perdue, quand le thème littéraire qu‟il est devenu (unité de contenu), auquel il a donné lieu dans le roman, est employé musicalement: disposé, composé comme signifiant à la

surface de l‟énoncé … ».156

Dans une autre étude portant sur le roman Consuelo de Georges Sand, elle estime que la musique est présente à trois niveaux distincts :

1 - le roman raconte la vie de musiciens “réels” ou inventés comme Haydn ou le Porpora.

2 - le récit emprunte certaines de ses formes à la musique. 3 - il y a un discours sur la musique (l’œuvre a une portée didactique)

156 Contrepoints, op. cit., p. 64.

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Pour Françoise Escal, Consuelo est par conséquent “un roman musical”. Les caractéristiques qu‟elle résume, nous trouverons certaines d‟entre elles dans l‟œuvre de Boudjedra. Sont-ils “musicaux” pour autant ? Il nous appartiendra de le dire.

Pour l’instant, nous nous limiterons à constater que les critiques se sont maintes fois intéressés à l’influence de la musique dans la littérature.157

C’est notamment le cas des linguistes. Françoise Escal elle-même, dont le propos n’est pourtant pas à proprement parler “linguistique”, utilise des termes comme “surface de l’énoncé”, “signifiant”, etc.

On le voit: les relations entre la littérature et la musique sont loin d‟être simples. Elles ne sauraient se restreindre aux affinités électives entre musique et poésie. En effet, la littérature intègre la thématique musicale et peut vraisemblablement s‟inspirer des formes de la musique, d‟autre part l‟inspiration musicale puise à l‟occasion ses sources dans la littérature.

Nous essaierons de montrer qu‟inversement, une lecture adéquate à la composition du texte boudjedrien requiert une part de perception sonore de ce réseau d‟échos des motifs que Barthes nomme la signiflance du texte, Genette sa diction.

Enfin, d‟après Dahlhaus, dans la relation entre le motif et ses variations (ou ses variantes), cette relation formelle, compositionnelle, s‟impose plus à la perception que le matériau initial, concret, qui formait le motif, l‟anticipation d‟un motif musical dans une zone tonale (ou thématique) précédant celle dans laquelle il apparaîtra est chose courante en musique. Anticipations et rappels sont fréquemment usités (souvent assortis d‟un tronquage de

157 Signalons l‟existence d‟un article de Horst Petri intitulé :

Strukturparatlelen et de Forin - dans la littérature et la musique, un

commentaire qui, paradoxalement, vaut plus pour les exemples d‟œuvres littéraires qu‟il donne, que pour une véritable confrontation des formes. In : La littérature et musique, un manuel à la théorie et à la pratique d'une région frontalière komparatistischen, Berlin, Erich Schmidt, 1984.

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la cellule, du motif ou du thème) dans le développement de l‟allegro

de sonate.

Or, précisément, nous montrerons que dans Fascination de Boudjedra, l‟imbrication des plages temporelles (et partant des intrigues) les plus diverses participe d‟une écriture romanesque préoccupée avant tout de la composition, c‟est-à-dire la forme - par rapport au contenu de sens des divers motifs tel qu‟il le déclare :

« En ce qui concerne la technique, c’est-à-dire comment j’écris, c’est très essentiel car je suis particulièrement fasciné par la forme. Et si le systématisme des piétinements, des digressions et des ratages de la narration peut décourager plus d’un lecteur, cette forme effilochée mime en quelque sorte les difficultés de la Société à se dire, à se constituer dans sa parole. Elle laisse pressentir à quel point cette Société était devenue inénarrable pour elle-même. Fasciné par la technique, par le formalisme que j’ai trouvé très bien structuré chez les Français du Nouveau Roman, je voulais un peu cette

technicité, ce formalisme, chez moi. ».158

On tentera de démonter que l‟écriture de Fascination est, en ce sens, une écriture de type “musical”.

III-3-1 La fugue comme modéle de composition musicale