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2-1-Les points communs entre polyphonie romanesque et polyphonie musicale :

CHAPITRE III : La polyphonie dans la composition de l’œuvre Fascination

III- 2-1-Les points communs entre polyphonie romanesque et polyphonie musicale :

Selon Kundera, le contraire d‟une composition unilinéaire. Elle est l‟équivalent de la polyphonie musicale, si on suit son raisonnement dans L’art du roman et à propos de ce qu‟il appelle « la polyphonie romanesque »96, le modèle rigoureux de la fugue peut inciter le romancier à sortir de la construction linéaire du récit traditionnel. Il est tout à fait conscient que le terme « polyphonie romanesque » : « N‟est qu‟une métaphore qui peut inspirer au caractère linéaire du récit littéraire mais une métaphore qui peut inspirer une forme originale de construction.».97

De la même façon que Lévi-Strauss veut prouver que la fugue a récupéré les structures du mythe en proposant l‟applicabilité de l‟analyse structurale des mythes à la musique, la preuve de la narrativité de la musique serait donnée, dans les travaux musicologiques d‟inspiration narratologique, par la possibilité d‟utiliser les catégories de l‟analyse structurale des récits, notamment celles proposées par Greimas. En admettant qu‟elles soient pertinentes pour l‟analyse littéraire.

Aussi, pour reprendre l‟expression de Lévi-Strauss sur laquelle on reviendra tout à l‟heure, la fugue d‟un roman ne peut être « qu‟une fugue mise à plat ». Mais la succession de ces figures topiques transforme-t-elle pour autant l‟œuvre musicale en récit, comme les tenants de l‟analyse narratologique en musique font plus que le suggérer ?

96 Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 92. 97 Idem., Milan Kundera, L’art du roman, p.92.

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III-2-1-1-Le temps

Il nous semble capital de rappeler que la musique partage avec la littérature le déroulement dans le temps, mais avec un sens de la construction formelle que les romanciers peuvent lui envier. Pourquoi ? Parce qu‟elle est, au niveau de son fonctionnement syntaxique, jeu de formes. À la différence du langage, en effet, la syntaxe musicale ne gère pas une première articulation, pour parler comme Martinet, c‟est-à-dire la syntaxe d‟unités constituées d‟un signifiant et d‟un signifié. Elle gère ce qui est l‟analogue de l‟organisation phonologique du langage, une seconde articulation, celle des hauteurs définies par une échelle musicale et, dans la musique occidentale, les structures harmoniques qui en sont faites, selon les principes propres à chaque système, comme le cycle des quintes dans la musique tonale ou les règles sérielles dans la musique dodécaphonique.

Cela ne veut pas dire que la musique soit dépourvue d‟unités porteuses de contenu sémantique, bien au contraire, même si certains musiciens comme Stravinsky et Boulez, dans la tradition ouverte par Hanslick, l‟ont cru ou ont voulu le croire. Les chercheurs que nous avons cités et qui s‟inspirent de la narratologie, dont la sémantique musicale qui repose sur une perspective psychologique à la fois expérimentale et psychanalytique, ont abondamment prouvé l‟existence d‟une dimension sémantique en musique. Donc la prédominance du facteur temps à divers égards :

« Dans ce genre de musique [celle de Beethoven] et pour qui sait l‟écouter, toutes les mesures qui depuis le début du morceau ont précédé une mesure donnée, concourent à son effet. C‟est comme un mouvement continu, que rien n‟arrête ni dévie, de “pénétration” ou de “progression dans les profondeurs de l‟espace” ici dans les

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profondeurs du déploiement temporel puisqu‟il s‟agit de

cet art temporel qu‟est la musique ».98

La musique est devenue l‟art temporel, puisque toute vie organique se déroule dans le temps. Enfin :

« Le temps est indispensable pour faire connaissance avec une œuvre, surtout lorsqu‟il s‟agit de musiques sans

texte ni programme ». 99

Le musicologue André Boucourechliev estime que la musique est un langage qui s‟inscrit dans le Temps. Dans l‟introduction de son livre Le langage musical, il écrit :

« Avant d‟aborder le langage musical lui-même, ses mécanismes et son fonctionnement tout en s‟interrogeant sans cesse sur le traitement du temps comme fondateur de tout phénomène sonore, il faut rappeler certaines propriétés

fondamentales de la musique… »100

C‟est par le rythme (Boucourechliev cherche à le redéfinir) que la musique s‟inscrit dans le Temps :

« Si la moindre différence - d‟harmonie, de durées, d‟intensités, de timbre, de registres (en tant qu‟indissociables) - crée une griffe, une petite ou une profonde blessure sur le temps, elle produit un rythme […] Ainsi le rythme est constitué par la combinaison incessante de tous ces évènements inscrits dans le temps. […] Se dessinent également les contours d‟un modèle de fonctionnement de la structure musicale. Ce modèle relève de deux échelles temporelles : celle du court terme qui régit les rapports sonores immédiats et celle du long terme

98 Cette idée est extraite du livre : Wilhelm Furtwängler, Musique et

Verbe, traduit de l‟allemand Won und Ton, Pluriel, Albin

Michel/Hachette, 1953, 1963, 1987, pp. 170, 171.

99 op.cit ., Milan Kundera, L’art du roman, p. 34. 12

100 André Boucourechliev, Le Langage musique, Paris, Fayard, 1993, p. 9.

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où s‟exercent les rapports de la structure dans la

forme.101 ».

Dans le chapitre intitulé Clauses du discours, Boucourechliev s‟intéresse au mécanisme de la répétition (un phénomène sur le quelle se portera notre attention dans l‟étude du texte boudjedrien) :

« Plus nuancées et subtiles sont les répétitions non textuelles. Tout se passe comme si elles prenaient elles-mêmes en charge cette modification qu‟engendre le

passage du temps. ».102

En littérature, Paul Ricœur se penche sur la notion de Temps dans le récit de fiction.103 Il prend en considération les travaux des principaux représentants de la linguistique de l‟énonciation qui se sont intéressés au texte de fiction : Emil Staiger, Kâte Hamburger, Benveniste, Harald Weinrich, Gtinther Miller, Gérard Genette, Mikhaïl Bakhtine104. Dans le chapitre intitulé Les jeux avec le temps, il étudie la distinction opérée par Harald Weinrich entre le temps phénoménologique et le temps verbal. Quoique très fructueuse, cette distinction appliquée de manière trop systématique empêche Weinrich de voir qu‟un certain usage des temps grammaticaux - en l‟occurrence ceux de la référence au passé - signale la mise en

intrigue par une sorte de neutralisation de la visée réaliste de la

mémoire. Selon Ricœur, c‟est une erreur que de couper les temps verbaux du temps dont l‟homme fait l‟expérience.

En s‟inscrivant en faux par rapport aux extensions de la théorie de Weinrich, Ricœur ouvre sa réflexion sur le vaste champ du temps comme expérience partagée par les personnages du récit et par le lecteur.

101 Idem., Le Langage musique, p.33- 34.

102 Idem., p 55.

103 Paul Ricœur, Temps et récit II: la configuration dans le récit de

fiction, Paris, Seuil, 1984.

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Ce constat engendre une réflexion de Ricœur sur une autre distinction, à son sens plus féconde, celle qui fut introduite par Gunther Miller puis reprise par Gérard Genette : il s‟agit de la distinction entre le temps du raconter ; ou temps mis à raconter et le

temps raconté, autrement dit d‟une distribution entre énonciation et

énoncé.

En ce sens nous déduisons que l‟élément du temps est partagé entre la polyphonie romanesque et la polyphonie musicale.

Alors que nous ne pourrons jamais vivre notre mort, ce moment que nous ne garderons pas en mémoire, la temporalité musicale nous offre une image ramassée du temps qui s‟écoule, mais une image que nous pouvons saisir, contempler et dominer. À l‟irréversibilité du temps vécu l‟œuvre musicale oppose le reflet en raccourci des événements qui, dans notre vie, se sont heurtés à lui, même si, en écoutant la seule musique, nous nous savons ni de quels événements ni de quels personnages il s‟agit. Au moment où la musique aide à vivre le temps retrouvé, la littérature fait vivre le temps vécu.

III-2-1-2 La fragmentation :

La fragmentation est un procédé qui existe dans la musique tout comme dans la littérature, qui donne une caractéristique subversive au texte, elle se fait par le truchement d‟une surabondance d‟images, d‟une accumulation de passages descriptifs qui visent à poétiser le récit tout en rendant cette violence de l‟espace. Faute de métrique et de vers, Boudjedra le surcharge d‟images multiples et agressives. Dans Fascination, nous retrouvons cette surcharge d‟images exprimées par l‟ekphrasis.