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U NE RECHERCHE SITUEE

CONTEXTUELS ? ANNIE LECHENET

U NE RECHERCHE SITUEE

Elaborer des connaissances contextuelles, c’est dire que notre recherche est elle aussi située dans ce monde, notamment par rapport à la question toujours vive de la « sanctuarisation de l’école », question qui concerne principalement la compréhension des conduites violentes dans l’école.

Un certain nombre de responsables politiques et de penseurs de l’école essaient de façon récurrente de construire une « sanctuarisation » des établissements scolaires (d’Emile Durkheim, 1922, à Manuel Valls en 20139), sur

le double modèle explicitement formulé par Durkheim des sanctuaires religieux et des « franchises » des universités médiévales10. Les divers projets politiques de

sanctuarisation expriment une volonté de situer l’école hors du « monde », ou de la société environnante, pour la préserver, ses pratiques et ses membres, surtout les élèves mais aussi les personnels, d’un certain nombre de phénomènes sociaux jugés dangereux pour la formation du futur citoyen et pour l’éducation des enfants, que ces phénomènes sociaux soient des inégalités, des cultures, et surtout des violences.

Ainsi Philippe Meirieu déclare-t-il, le 19 octobre 2013, sur RTL :

« L'école requiert des rituels particuliers qui doivent permettre à l'enfant d'être au

calme, d'être tranquille. On ne fait pas rentrer n'importe qui, n'importe quoi à l'école et on ne brutalise pas l'enfant pendant ce temps qui est dévolu à l'Apprendre. »

Lelièvre et Lec (2013) font remonter à Durkheim une conception plus radicale de la volonté de sanctuarisation de l’école :

« C'est pourquoi, [pour Durkheim] l'École doit avoir un espace-temps spécifique,

avec des règles spécifiques, « hors du monde » et protégé de lui, de ses vicissitudes et de ses violences. Cela implique « l'exterritorialité ».

9 L’instruction adressée le 19 octobre 2013 par le ministre de l’Intérieur Manuel Valls au Préfet de

Police et à tous les Préfets des départements instaure une sanctuarisation des établissements scolaires qui s’étend à toutes les activités «placées sous l’autorité de l’institution scolaire ». Au-delà de l’enceinte scolaire, l’interdiction de l’intervention des forces de police et de gendarmerie concerne le temps péri-scolaire, les activités organisées pour l’accueil collectif des mineurs, le domaine sportif et culturel. Les transports scolaires, les sorties et voyages scolaires, les cantines extérieures, les établissements d’accueil de la petite enfance, les garderies, les conservatoires, les colonies de vacances, ou encore les centres de loisirs sont également visés. Il s’agit de défendre avec force l’enfant étranger menacé d’expulsion à l’École et autour de l’École.

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"L'idée de la sanctuarisation vient de Durkheim. Pour le philosophe, c'est d'abord parce qu'elle remplace l'Eglise que cette institution est pensée comme un sanctuaire et que ceux qui y enseignent forment un clergé." Claude Lelièvre, interrogé par Marilyn Baumard, Le Monde.fr, 19 octobre 2013.

« Etre au calme, être tranquille », « ne pas être brutalisé », « être protégé du monde, de ses vicissitudes et de ses violences » – la question des violences, qui existeraient dans la société ou le monde environnants, est bien la préoccupation sous-jacente, mais centrale, à cette volonté de sanctuarisation de l’école.

Et inversement c’est parfois en termes de « désanctuarisation » que l’on déplore la présence de violences à l’école (Yade 2011), laissant entendre ou affirmant sans ambages que c’est du dehors, de la société environnante, qu’y entreraient un certain nombre de violences11. La sanctuarisation ne concerne donc

pas seulement le statut moral de l’école (Durkheim), comme si d’ailleurs une telle sanctuarisation pouvait s’instituer par volonté politique, mais aussi son statut social : ce qui se passe dans l’école dépend-il, au moins en partie, de ce qui se passe dans la société ?

Or l’école en général a toujours été articulée à une société donnée (Prost 1968), dont elle sert plus ou moins les besoins, suivant d’ailleurs les rapports sociaux et les luttes de cette société – en France, depuis les travaux de Bourdieu, la sociologie de l’éducation le montre très précisément (Bourdieu 1970, Mabilon- Bonfils 2001, Dubet 2002, Laval et al. 2011).

C’est pour cette raison entre autres que nous adoptons dans cette recherche un point de vue très différent de celui du discours de la sanctuarisation de l’école, dans ses deux composantes : d’une part, dans l’enquête de terrain, nous considérons des conduites en tant qu’elles appartiennent à l’école elle-même, en tant que réalités spécifiques à l’école et s’y développant selon des causalités propres à l’école ; et d’autre part, les établissements scolaires ne flottant pas hors de tout lieu et de tout temps, l’école n’étant pas isolée de la société, et ne pouvant l’être, comprendre non seulement les enjeux de l’école, mais aussi les conduites

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Ainsi, à la question : « Vous estimez que la fin de l'autorité à l'école a fait entrer dans les établissements la violence, la drogue, le racket, la publicité, les strings et les iPhone... » (sic), Rama Yade répond : « Une série de professeurs ont fait ce constat : en devenant le reflet de la société, l'école a été désanctuarisée. Elle est devenue un lieu ordinaire qui n'est à l'abri d'aucun des maux de la société. […] Il faut d'abord sortir l'école des lieux de violence. Je trouve aberrant qu'on ait créé des écoles au sein des quartiers les plus violents, c'est le cas de certaines ZEP (zones d'éducation prioritaire)". Et de s'interroger : "Comment a-t-on pu imaginer que l'école pouvait survivre quand l'environnement est violent ? Puisque l'école est ouverte désormais, l'environnement violent entre dans l'école, d'où le racket, les menaces, les intimidations, même les viols. […] Il faut sortir ces enfants-là et ces écoles des quartiers défavorisés et les mettre ailleurs dans un endroit serein ; il faut les mettre dans des internats, il faut sauver ces gamins de la pression sociale de l'environnement, que ce soit la famille quand elle est déstructurée ou que ce soit le quartier quand il est violent. » Interview à Nord Eclair, 20 décembre 2011, http://www.Nordeclair.fr/France-Monde/France/2011/, consulté le 20 décembre 2012.

qui y ont lieu et les relations qui s’y construisent ne peut se faire sans un repérage d’un certain nombre d’éléments que nous nommons « contextuels ».

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UELS ELEMENTS DE CONTEXTE AVONS

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NOUS ETUDIE

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Précisons que nous n’avons pas étudié ici les mécanismes et les médiations par lesquels certains phénomènes sociaux informent réellement l’école – de telles questions excèdent grandement le cadre de cette recherche, puisqu’il s’agit pour nous de tenter de comprendre un certain nombre de conduites et relations entre les élèves des établissements scolaires du 2nd degré. Dans cette première partie consacrée aux « Eclairages contextuels » de notre étude, nous cherchons seulement et précisément à éclairer quelques éléments de la société environnante, passée et présente, qui, de l’extérieur de l’école, la questionnent, lui demandent réponse, et de ce fait, et seulement en ce sens ici, peuvent en informer les pratiques.

Indirectement, mais cependant profondément, trois pratiques sociales de la visibilité participent non seulement des réponses qui seront apportées à des phénomènes déjà repérés, mais aussi de la constitution des phénomènes eux- mêmes, dans la mesure où elles amènent les différents groupes d’acteurs à se positionner par rapport à elles. Il s’agit d’une part de la constitution de connaissances scientifiques diffusées, d’autre part de la mise sur agenda public et du développement de politiques publiques à divers niveaux – ces deux types de constitution de discours, scientifiques et politiques, accompagnés de pratiques en termes de politiques publiques, sont à leur tour construits dans la représentation médiatique – et l’on remarquera les correspondances très nettes entre ces trois pratiques sociales de la visibilité, en termes de calendriers et en termes d’appréhension et de désignation des violences à l’école. Ces calendriers sont d’ailleurs, bien logiquement, congruent avec celui que nous avons dégagé sur le plan scientifique : à partir d’une situation dans laquelle l’objet « violences de genre entre élèves » ne peut se lire qu’à travers le recoupement de différents champs de recherche qui ne se rencontrent pas (jusqu’au milieu des années 2000), on assiste à la constitution progressive d’un questionnement sur des violences dans les espaces et les relations scolaires qui sont de plus en plus précisément caractérisées comme « sexistes », « homophobes », et de plus en plus comme « liées au genre ».

L’étude de Viviane Albenga, « La construction du problème des violences de genre entre élèves en France […] », traite de la mise sur agenda et de l’élaboration de politiques publiques dès le début des années 2000, mais, à partir de 2003, selon des modalités divergentes entre deux courants d’interprétation : l’un impute ces violences plutôt au « supposé sexisme extraordinaire des hommes issus des anciennes colonies françaises d’Afrique », l’autre prend en compte un caractère structurel des violences de genre, découlant de rapports de domination masculine.

Dans « l’état de l’art » on montrait comment les violences de genre entre élèves sont « un objet scientifique émergent » : A partir d’une situation dans laquelle l’objet « violences de genre entre élèves » ne peut se lire qu’à travers le recoupement de différents champs de recherche qui ne se rencontrent pas (jusqu’au milieu des années 2000), on assiste à la constitution progressive d’un questionnement sur des violences dans les espaces et les relations scolaires qui sont de plus en plus précisément caractérisées comme « sexistes », « homophobes », et de plus en plus comme « liées au genre ».

C’est dans ce deuxième courant que Viviane Albenga situe, par son étude très approfondie, de démarche ethnographique, les politiques publiques précurseures et exemplaires mises en place par le Conseil Général de Seine Saint- Denis, à travers l’Observatoire des violences faites aux femmes, notamment ses actions de prévention des violences chez les jeunes scolarisés. Elle propose de dégager le sens de ces actions en termes de politisations, l’une qualifiée de « républicaine », l’autre en termes de « co-responsabilité des filles et des garçons » - le cadre de référence de ces deux approches demeurant cependant le couple hétérosexuel.

Il est frappant de constater que dans son étude du « Traitement médiatique des violences à l’école : quelle place pour les violences de genre entre pairs ? » Audrey Arnoult met en évidence les mêmes chronologies : d’une part la temporalité relativement ancienne des politiques publiques (années 1990, « pic » des années 2003-2004, réapparition récente de la lutte contre les violences sexistes et l’homophobie), d’autre part la temporalité plus récente des conceptualisations scientifiques des violences liées au genre. À travers l’étude rigoureuse de trois quotidiens nationaux entre 1995 et 2012, elle montre « la mise en discours d’un sujet qui n’est pas encore construit – que ce soit scientifiquement ou politiquement », mais sans se prêter à l’illusion selon laquelle les discours médiatiques seraient « le reflet d’une réalité dont le sens serait unique et stable ». Bien au contraire, son « approche constructiviste des discours de presse » montre

comment, les médias étant « des acteurs sociaux qui participent à la construction et à l’élaboration des représentations qui circulent ensuite dans l’espace public », « la mise en visibilité des violences de genre à l’école coïncide en partie avec les moments-clé de la construction politique du problème », et suit même certaines de ses logiques, les inscrivant assez systématiquement « dans le cadre social de la banlieue et renvo[yant] donc implicitement aux jeunes qui y habitent. ». Cette mise en visibilité suit d’autre part « l’évolution des désignations de la violence scolaire dans le champ scientifique ».

Avec « Les violences de genre entre pairs en milieu scolaire avant la mixité (1945-1975) », Fanny Gallot s’interroge en historienne sur la question de savoir si la notion de violence de genre, malgré son caractère évidemment anachronique, ne pourrait néanmoins s’appliquer aux conduites violentes que l’on remarque entre élèves de même sexe avant l’instauration de la mixité sexuée. Elle réalise pour ce faire une étude d’analyses et de débats de cette période, notamment de ceux qui furent publiés dans la revue L’école des parents et des éducateurs. S’appuyant sur une conceptualisation de la violence de genre comme « mécanisme social qui contribue à maintenir la subordination des femmes envers les hommes » (Jaspard 2005), elle nous montre qu’en effet « les stéréotypes de genre existent avant et après la mise en place de la mixité et conduisent quelquefois à la marginalisation de celle ou de celui qui n’y correspondent pas tout à fait, ou insuffisamment ». Cette étude permet donc d’interroger le rapport entre violences liées au genre et mixité sexuée, car si celle-ci est un facteur de ces violences, elle n’en est pas le seul.

Enfin, en termes de contexte culturel, les représentations du masculin et du féminin semblent particulièrement déterminantes. En lien apparemment direct, mais pourtant avec des médiations qui lui sont propres, la culture des jeunes informe en effet leur vie à l’école – notamment les jeux vidéo, particulièrement significatifs pour la question de la construction de représentations et normes d’attitude et de conduites genrées.

Loin des « paniques morales » et des préjugés habituels considérant ces jeux comme « des sources d’aliénation et d’abrutissement », les deux études de Fanny Lignon et Mehdi Derfoufi abordent cette question de façon particulièrement originale, nous « alertant sur la nécessité de prendre en compte les spécificités pour lesquelles les jeunes s’intéressent tant aux jeux vidéo . » Appuyés sur une grande connaissance de ces jeux, ainsi qu’une enquête réalisée auprès des élèves de quatre collèges, trois lycées généraux et trois lycées professionnels pour connaître non seulement les jeux que filles et garçons fréquentent mais aussi leur « vécu vidéoludique » (« À quoi jouent les jeunes filles et garçons des collèges et lycées ? », par Fanny Lignon), ils s’interrogent sur les principaux stéréotypes de

genre et sur la pratique de jeu des jeunes filles et garçons, avec une partie précisément consacrée à l’étude d’un jeu de guerre particulièrement joué par les garçons (Fanny Lignon et Mehdi Derfoufi, « Jeux vidéo et stéréotypes : jouer avec, s’en jouer, les déjouer »). La mise en évidence de stéréotypes genrés à la limite du « caricatural » débouche pourtant sur des conclusions remarquablement nuancées et ouvertes : ainsi par exemple « Call of Duty propose à la fois des voies d'expérimentation du modèle dominant de masculinité, tout en permettant des « marges de manœuvre » inclusives ».

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EFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Bourdieu, Pierre et Passeron, Jean-Claude. (1970), La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement. Paris : Editions de Minuit. Dubet, François (2002), Le déclin de l’institution, Paris : Seuil.

Durkheim, Emile (1985 [1922]). Education et sociologie. Paris : PUF.

Baumard Marylin (2013), « la sanctuarisation de l’école, héritage historique », Le Monde.fr, 19 octobre 2013.

Jaspard, Maryse (2005), « Les violences de genre envers les femmes : une reconnaissance difficile », in Maruani, Margaret (dir.), Femmes, genre et société, l’état des savoirs. Paris : La Découverte.

Laval, Christian, Vergne, Francis, Clément, Pierre, Dreux, Guy. (2011). La nouvelle école capitaliste. Paris : La Découverte.

Lelièvre Claude et Lec Francis (2005), Les Profs, l’École et la Sexualité. Paris : Odile Jacob

Lelièvre Claude et Lec Francis (2007), Histoires vraies des violences à l’école, Paris : Fayard.

Mabilon-Bonfils, Béatrice et Saadoun Laurent. (2011). Sociologie politique de l’école. Paris : PUF.

Prost, Antoine (1968). L'Enseignement en France (1800-1967., Paris, A. Colin, coll. « U ».

LES VIOLENCES DE GENRE ENTRE PAIRS EN MILIEU