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Le rapprochement de la figure masculine

2.1 La mise en image de l’intérêt profane et sacré pour la famille

2.1.1 Le rapprochement de la figure masculine

Lors du chapitre précédent, nous avons fait mention d’un processus de réhabilitation du mariage et de la famille passant notamment par une imagerie familiale religieuse, grâce au sujet de la Sainte Famille. Pour ce faire, il fallait reconsidérer les positions des figures masculines et féminines puisque l’attention se concentrait principalement sur la Vierge et

l’Enfant, au détriment de Joseph. Nous avons évoqué la nécessité de valoriser ce dernier, et allons à présent le constater dans les compositions picturales vénitiennes.

Dans le Repos pendant la fuite en Égypte (Figure 9), daté de 1511-1512, Titien représente Joseph, Marie et Jésus apparaissant au premier plan, dans un écrin verdoyant. Entrée en 1878 dans les collections du Marquis de Bath et dérobée en 1995, cette œuvre fut finalement retrouvée en 2002 et devait, après restauration, réintégrer le château de Longleat, en Angleterre. La figure de Joseph fait partie intégrante de la composition : positionné au premier plan, il est situé aux côtés de Marie. Si Joseph et Marie sont physiquement représentés sur le même plan, l’unité familiale fait encore défaut. Ils sont en effet séparés par le tronc d’arbre vertical qui vient scinder la famille en deux groupes : Joseph est à gauche de la composition, la tête inclinée et le regard vers le sol, tandis que Marie et l’Enfant Jésus, enlacés, sont à droite. Cependant, cet écart n’est plus nécessairement négatif pour Joseph car il pourrait découler des rôles de l’homme et de la femme en tant que parents : le père, en charge des besoins de la famille, ne materne pas les enfants, une tâche qui incombe à la mère. Le léger retrait de Joseph pourrait ainsi le désigner en tant que paterfamilias, nourricier et protecteur de sa famille. Le fait que Titien représente Marie courbée pour enlacer l’enfant permet à Joseph de les dominer par sa posture droite, ce qui renforce l’idée d’une ascendance paternelle et protectrice. Dans Le repos pendant la fuite en Égypte (Figure 5) peint par Véronèse en 1572 et aujourd’hui conservé à la National Gallery of Canada à Ottawa, on retrouve la même division en deux groupes : Joseph, une gourde à la main, pose un regard bienveillant et attentionné sur son épouse qui va ou vient d’allaiter.

Figure 9. Titien, Le repos pendant la fuite en Égypte, 1511-1512, Panneau, 46,3 x 61,5 cm, Warminster, Longleat House, collection du marquis de Bath.

Figure 10. Paris Bordone, Le repos pendant la fuite en Égypte, 1520-1530, Huile sur toile, 49 x 68,9 cm, The Courtauld Gallery, Londres.

Occupé à subvenir aux besoins essentiels en eau de sa famille, nous pourrions imaginer que c’est lui qui a déposé les morceaux de pains à l’intention de Marie. Toujours figuré comme un homme d’un certain âge, sa carrure semble néanmoins robuste : il ne s’agit plus d’un signe de vieillesse et de faiblesse, mais plutôt de sagesse et de maturité. Le rôle donné à Joseph dans ces représentations picturales permet au personnage de faire partie de la cellule restreinte formée par Marie et Jésus et, même s’il demeure physiquement en marge du couple mère-fils, il est présent en tant que père et époux, responsable de la vie de famille.

D’autres artistes parviennent à dépeindre un idéal d’amour familial, qui s’incarne par exemple dans la version du Repos pendant la fuite en Égypte de Paris Bordone (Figure 10). Réalisée entre 1520 et 1530, cette huile sur toile illustre une parfaite unité familiale. Exposée à la Courtauld Gallery de Londres, elle représente la Sainte Famille se reposant et se restaurant au cœur d’un paysage montagneux et verdoyant. Nous pouvons y voir Jésus, figuré par un bébé nu, s’échappant de l’étreinte maternelle pour aller vers son père. Situé entre ses deux parents, il est cette fois-ci plus proche de son père, vers lequel il penche son visage, touchant sa barbe de sa main gauche, tandis que la droite lui permet de prendre appui sur son épaule. Tenant une pomme dans sa main droite, symbole de rédemption et de salut, Joseph tourne son visage vers son fils pour le regarder. Dans ce moment d’intimité familial, il incarne le chef de famille dont la responsabilité de nourrir sa famille est symbolisée par le panier de vivres à ses côtés. Loin d’être en retrait ou ridiculisé, Joseph est nimbé et reçoit toute l’attention de son fils, une façon peut-être d’insister sur la filiation père-fils. Visuellement, une certaine unité transparait dans le groupe formé par les trois personnages qui ne sont nullement divisés, l’espace creux entre Marie et Joseph étant comblé par l’enfant et symbolisant le lien unitaire qu’il représente entre ses parents. La structure triangulaire illustre une proximité relationnelle

similaire entre les trois personnages (Payan 2006 : 131). Cette œuvre permet de comprendre l’image que souhaitait diffuser l’Église, celle d’une famille unie et aimante mais au sein de laquelle chacun a un rôle attribué. Elle illustre également parfaitement la redéfinition de la place de Joseph dans cette structure familiale sacrée, qui, rappelons-le, commence à changer dès la fin du 14e siècle et ce jusqu’au 17e siècle.

Ainsi que nous l’avons dit au chapitre précédent, l’idéal de la famille dépeint dans ces compositions picturales est véhiculé par l’Église. Dans l’entreprise de christianisation de la famille, le père constitue la « pierre angulaire » (Delumeau 2000 : 145) et redéfinir les rapports entre les membres permet de constituer l’image d’une famille conjugale destinée à inspirer les fidèles. Cependant, en dépit de la réhabilitation de la figure de Joseph en tant que chef de famille, nous pouvons constater que la Vierge Marie demeure la figure principale des compositions, attirant l’attention du spectateur par sa position dans l’espace, formant un duo inséparable avec l’Enfant Jésus, leur étreinte mettant visuellement de côté Joseph.

À l’image de la Sainte Famille, la société vénitienne va élaborer une imagerie familiale à travers des portraits s’émancipant du religieux. Ils attestent de l’importance accordée à la famille au sein de la République : à la différence du portrait de la famille Cuccina ou de la famille Vendramin que nous avons abordé au chapitre précédent, les artistes se concentrent sur la représentation de la famille nucléaire uniquement. À l’image de la Sainte Famille, nous allons donc voir comment le sexe féminin est inclus dans les portraits profanes.