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Rapprochement entre les écritures contemporaines et l’écriture de plateau

Partie III. Le jeu d’acteur : vers un éclatement des frontières

Chapitre 1. De la porosité entre les différentes pratiques

1. Rapprochement entre les écritures contemporaines et l’écriture de plateau

Plutôt que de prétendre à l’imperméabilité entre l’écriture théâtrale contemporaine et l’écriture scénique, nous allons tenter de mettre en lumière quelques-uns des points autour desquels les deux pratiques peuvent se rejoindre et ainsi témoigner d’une dynamique de création de plus en plus commune. C’est principalement sous l’angle du personnage et du jeu d’acteur que nous allons ici nous attarder sur ce rapprochement.

56 écritures contemporaines a été le lieu de remises en cause et d’affaiblissements, on observe du côté des écritures scéniques un mouvement similaire concernant la relation de l’acteur au personnage. En effet, dans ces pratiques, le personnage s’efface au profit de la présence de l’acteur, dont la corporalité devient une donnée primordiale, dans une volonté de l’être-là, qui passe par le corps de l’acteur.

Le terme de figure pour parler des personnages contemporains induit l’idée de la présence physique, de l’apparition, comme nous l’avons vu avec Julie Sermon. Ainsi, nous pouvons mettre en parallèle cette approche avec la qualité de jeu de plus en plus courante dans les écritures de plateau, qui fait de l’acteur un corps au présent, avant d’être l’interprète d’un personnage. La figure transmet l’idée de l’ici et maintenant théâtral, de la même façon que l’acteur postdramatique se fait présence et apparition éphémère.

Par ailleurs, la notion de théâtre postdramatique d’Hans-Thies Lehmann englobe le domaine des écritures et de la scène en postulant qu’une partie du théâtre actuel se situe après le drame, et donc après les personnages agissants, ayant un projet dramatique à accomplir devant les spectateurs/lecteurs. Ainsi, personnages et acteurs se trouvent pris dans un temps éminemment présent. « l’une des principales caractéristiques du drame moderne et contemporain, d’Ibsen à Fosse et de Strindberg à Koltès, c’est le glissement progressif de la forme dramatique de ce statut primaire vers un statut secondaire. L’action de ne déroule plus dans un présent absolu, comme une course vers le dénouement (la catastrophe), mais consiste de plus en plus en un retour –réflexif, interrogatif – sur un drame passé et une catastrophe toujours déjà advenue. »99 Le théâtre de Rodrigo Garcia s’inscrit dans un théâtre de l’après, nous sommes après la catastrophe, après la possibilité d’action, dans une sorte de chaos indépassable. Les acteurs de Rodrigo Garcia auxquels « aucune qualité de présence n’est recherchée, le corps y est le plus naturel possible […] » semblent davantage des rescapés du monde, ceux qui restent après, une fois que plus rien n’est possible. On peut faire le parallèle entre ces personnages témoins impuissants et le sujet-rhapsodique de Sarrazac qui se situe davantage dans la narration, intervenant après l’action. De même que nous avons parlé de la fuite de l’action et du personnage privé de celle-ci, les acteurs de Garcia errent sur une scène où ils n’ont plus de grande action à mener, mais une succession de micro-actions mettant l’emphase sur la fuite d’un projet plus grand qu’eux.

En ce qui concerne le rapport de l’acteur au personnage, si nous avons vu que les écritures de plateau laissent une grande place à l’acteur comme entité privilégiée sur le personnage, les propos suivants de Ryngaert nous montrent que cette relation tend à trouver une résonnance dans les écritures contemporaines :

« Le pôle identitaire, la conscience, le noyau, le caractère (appelons cela désormais comme on voudra) ayant disparu ou étant à peine marqué, il est impossible d’envisager de

99

Jean-Pierre Sarrazac, « Le partage des voix » (p. 11-16), in Nouveaux territoires du dialogue, dir. Jean-Pierre Ryngaert, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, 2005, p. 12

57 construire un personnage ‘’en amont’’ selon les principes de la ‘’caractérisation extérieure’’, pour reprendre la terminologie stanislavskienne, en supposant qu’elle soit toujours utile. L’observation et l’imitation des êtres humains n’a plus de sens, en tout cas dans cette démarche globale. En revanche, quand cette disparition est effective, elle laisse la place largement vacante pour l’acteur, désormais exposé en première ligne, à travers sa propre identité, sans même les brefs retraits que lui offre le jeu épique. »100

Ainsi, la mise à nu de l’acteur semble être le fait notamment de la remise en cause de la fiction et de l’illusion théâtrale, au profit d’une approche plus performative de la représentation. Par exemple, l’acteur novarinien est un bon exemple de cet acteur qui participe à la mise en scène d’un texte dramatique, mais qui fait du jeu le lieu d’une performativité dans laquelle son implication de créateur est grande et qui à travers le travail corporel s’expose davantage qu’il expose un personnage.

Du côté de la structure des pièces de théâtre contemporaines, on observe parfois dans la mise en page du texte même des dispositions presque architecturales et visuelles qui donnent au texte une autre dimension : celle de la mise en espace et de la mise en scène. Certaines pièces de Noëlle Renaude comme Promenades101 par exemple disposent le texte de telle sorte qu’il

préfigure déjà une certaine approche de la scène, ou une suggestion pour le moins. L’écriture théâtrale se rapproche des considérations de la mise en scène. Lorsque l’on parle de la pièce- paysage102 ou de textes-matériaux, la perspective du travail scénique semble déjà induite. La dramaturgie d’Heiner Müller par exemple, fait du texte une matière à travailler au présent, dans un respect qui ne s’attache pas au texte mais au contexte et au propos, comme si le texte n’était qu’une première base qu’il revient au metteur en scène d’organiser, de retravailler, de couper,… selon sa propre démarche. L’idée de texte matériau, même lorsqu’il préexiste à la mise en scène, va dans le sens d’une dynamique de recherche de plateau, qui fera du texte un élément parmi d’autres.

A partir de ces observations, nous avons donc tenté de voir comment l’écriture théâtrale et l’écriture scénique pouvaient se rejoindre à différents endroits. Nous pouvons donc penser que ces deux pratiques vont tendre de plus en plus à s’influencer et à être travaillées par des préoccupations et des questionnements similaires, en dépit de la multitude des démarches artistiques contemporaines.