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Partie II. Le jeu d’acteur dans le cadre de créations dites « de plateau » ne prenant pas pour

Chapitre 1. L’acteur dépecé du personnage

3. Jeu d’acteur et temporalité

Une des principales caractéristiques de l’écriture de plateau réside dans le rapport qu’elle entretient avec le temps présent. En effet, plutôt que de miser sur un texte déjà écrit, provenant d’une temporalité passée, les écrivains de plateau préfèrent la création envisagée sous le signe du présent et de la rencontre entre les différents participants à la création. Les écrivains écrivent à partir de la scène plutôt que de laisser le texte dicter ses lois à la scène. « La vraie différence tient dans le fait que le texte provient de la scène, et non du livre. Il ne s’agit pas forcément d’improvisations, bien au contraire : les mots s’inscrivent en une construction essentiellement mûrie dans l’espace et le temps du plateau, à partir de tout ce qui en fait la matière, à commencer par celles des acteurs. »83 nous dit Bruno Tackels. Ainsi, le caractère hic

et nunc de la représentation devient une donnée fondamentale.

Afin d’explorer l’influence de cette temporalité singulière sur le jeu d’acteur, nous nous pencherons sur la construction du personnage en contradiction avec l’évènement au présent, à la présence de l’acteur, et enfin au rapport entre temps de création et temps de la représentation.

Dans les créations de textes dramatiques, le personnage théâtral pré-existe à son interprétation par un acteur. A la présence de l’acteur s’oppose la dimension d’antériorité du

82 Pippo Delbono, Mon théâtre, conçu et réalisé par Myriam Bloedé et Claudia PalazoloLe temps du théâtre / Actes Sud, 2004, p. 71

44 personnage. Ainsi, bien que l’acteur s’attache à rendre le personnage présent à la scène, il navigue entre ce personnage, cet Autre qui appartient à un ailleurs et lui qui est dans un présent absolu, celui de la représentation. Il semble donc qu’il y ait à priori un fossé entre la notion de personnage et l’acteur. « En construisant à rebours la vie du personnage, à la recherche de cohérence et de motivation, en le transformant en une mécanique cartésienne (une cause pour chaque effet), on le prive finalement de toute l'humanité dont la vivante présence de l'acteur est l'interprète. »84 nous dit Stéphane Olivier. Le spectacle Capital Confiance de la compagnie belge Transquinquennal, dont fait partie Stéphane Olivier, et qui a donné des représentations à Montréal en mars 2012, fait état d’un fort ancrage du jeu d’acteur dans le présent. Plutôt que de représenter des personnages, les acteurs entraient en scène soit de façon à ce que la personne prenne le pas sur le personnage, soit dans une qualité de personnages-créatures scéniques. Le premier acteur à entrer en scène n’a vraisemblablement pas de personnage et c’est en qualité d’acteur qu’il s’adresse à nous, faisant une sorte d’autopsie du public du soir, s’adressant à nous, dans une temporalité liant scène et salle : le présent de l’acte théâtral. « Le nouveau concept du ‘’temps partagé’’ considère donc le temps structuré esthétiquement et le temps du réel vécu comme un seul et même gâteau réparti entre acteurs et spectateurs. »85 écrit Hans-Thies Lehmann. Les créatures de Capital Confiance nous parlent de la crise sur un mode tantôt drôle, tantôt sarcastique, tantôt mathématique,… L’acteur participe à la mise en scène d’un propos, de questionnements relatifs à un thème tandis qu’un personnage s’attache au déroulement d’une fable ; telle pourrait être une des distinctions du jeu d’acteur dans l’une et l’autre pratique, de plateau et de texte. Les personnages n’ayant ici aucune vie extérieure, on propose même au spectateur la possibilité d’interrompre la représentation en appuyant sur un bouton où il est écrit « Appuyer pour interrompre la représentation ». Ce sont ici bien plus les acteurs que des personnages qui sont alors interrompus (et ce définitivement, le spectacle ne reprendra pas de la soirée).

Les acteurs de Playtime, nourris du thème de l’éros, n’ont pas construit de personnage mais des parcours scéniques à partir de leur intimité, de leurs envies. La relation de l’acteur à son rôle est ici très étroite et ainsi, ces deux entités évoluent dans une même temporalité, le rôle ne pouvant se détacher de l’acteur qui l’a fait naître. Ainsi, lorsque l’acteur sort, son personnage, sa créature s’en va avec lui. D’autre part, il est beaucoup moins facile d’envisager une reprise d’une création de plateau, de ce fait même que les acteurs y prenant part en sont l’essence et que de nouveaux participants induiraient un autre spectacle.

Au personnage envisagé comme une entité antérieure (et postérieure) à la représentation, l’acteur prend part à la représentation qui a une durée limitée dans une dynamique allant vers la fin du spectacle. L’acteur prenant part à des créations de plateau fait naître un personnage qui ne

84 Stéphane Olivier, « Critique de la construction ‘’à rebours’’ du personnage » (p. 42-45), in Etudes théâtrales, n° 26, 2003, p. 44

45 préexiste ni ne survit au temps de la représentation. Si bien souvent, il n’y a pas de texte établit à postériori de la création et de la représentation, le personnage ne survit pas non plus sur le papier.

Les écritures de plateau et le théâtre postdramatique, plutôt que de mettre en scène une temporalité extérieure, privilégient un rapport au présent. La présence de l’acteur est alors davantage envisagée comme représentante et garante de cette temporalité unissant acteurs et spectateurs, comme nous l’avons évoqué plus haut. Le corps de l’acteur, dépecé de l’enveloppe fictive d’un personnage extérieur, se présente plus qu’il ne représente.

« Le corps devient centre de gravité, non pas comme porteur de sens, mais dans sa substance physique et son potentiel gestuel. Le signe central du théâtre, le corps de l’acteur refuse son rôle de signifiant. Le théâtre postdramatique se présente comme un théâtre de la corporalité autosuffisante, exposée dans ses intensités, dans sa ‘’présence’’ auratique et dans ses tensions internes ou transmises vers l’extérieur. »86

Ce refus de la référence extérieure semble affirmer un refus plus global de la temporalité passée et étrangère au temps théâtral, comme si le référentiel externe empêchait le présent de se déployer sensiblement sur la scène. Un acteur dépecé du personnage avec passé et futur semble nécessairement se rapprocher de la présence effective, celle de sa personne et de son corps au présent. L’acteur du théâtre postdramatique est peut-être cet acteur auquel on a supprimé le personnage, en même temps que l’action dramatique a été remise en cause. De même que le théâtre de la parole s’attache à mettre en scène l’énonciation au présent de la parole, une partie des écritures de plateau semblent se centrer sur l’être là corporel de l’acteur.

Enfin, nous allons nous intéresser au temps de création et au temps de la représentation. Généralement, les démarches d’écritures de plateau demandent un temps de création plus long que pour la mise en scène d’un texte. Cela car la création émanant de chacun des participants prend davantage de temps que lorsqu’un metteur en scène met en place sa mise en scène personnelle. Pour Playtime par exemple, le temps de création a commencé bien avant les répétitions de groupe. En effet, avant de réunir les cinq acteurs, Céline Bonnier a travaillé individuellement avec chacun des artistes afin de récupérer leurs désirs de dire intimes et leurs envies concernant le processus créatif, propre à chacun des artistes. Le matériau intime, difficilement contraignable à des contraintes d’horaires et de production courtes, a été travaillé bien avant la mise en scène proprement dite. Ainsi par exemple, dans le travail avec Gaëtan Nadeau, de nombreuses séances ont consisté en la mise en place d’une parole automatique. Il se soumettait à la parole automatique devant une caméra et devant Céline Bonnier, puis à la vision de la vidéo, tous les deux écrivaient ce que cela leur avait inspiré. Stéphane Crête, lors d’une rencontre avec le public parle du travail de Céline Bonnier comme d’un travail essentiellement

46 basé sur l’écoute et la réception. Comme elle le dit elle-même, Céline Bonnier n’est pas la metteur en scène mais un regard assembleur

Dans ce spectacle, la dimension performative se retrouve lors de scènes en partie improvisées chaque soir, comme c’est le cas pour le discours de Gaëtan Nadeau sur l’insaisissable. Sa partition est préétablie mais à l’intérieur, il se livre à un exercice d’improvisation. Ainsi, la temporalité présente est travaillée directement sur scène. Il est intéressant d’observer que l’ici et maintenant prévaut dans les écritures scéniques et qu’en même temps le temps de création et de travail préalable est très long, comme si pour acquérir une vraie présence au présent du plateau, il était nécessaire d’avoir un bagage d’autant plus conséquent dans le passé de la création. Un propos de Delbono peut nous éclairer à ce sujet : « Tout au long de l’année, un travail d’atelier se mène, sans autre but que lui-même. Le spectacle à produire n’est au fond qu’un temps de condensation, le résultat né d’un long processus souterrain. »87

Au sein même de la démarche créatrice, la temporalité présente semble primer. Céline Bonnier nous explique qu’il était nécessaire de préserver l’état créatif le plus longtemps possible, et ce jusque durant la représentation elle-même (comme nous le montre l’exemple de Gaëtan Nadeau, plus haut). Cette conception s’oppose à la fixation de la matière créative, notamment représentée dans la notion de répétitions. Lorsque nous avons rencontré Jean- Frédéric Messier, il insistait sur l’importance des « accidents » lors des improvisations et des répétitions, en tant que jaillissement privilégié du présent.

Ce premier chapitre centré autour de la ligne de partage entre le personnage et l’acteur, et donc entre le fictif et le réel, nous a mené à observer que dans les écritures scéniques, nous trouvons de plus en plus une ambiguïté entre les différents niveaux de réel et de fictif, ambiguïté qui se situe notamment à l’endroit du jeu d’acteur.