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Rapport à la mort

Dans le document Le soin à la lumière d'Emmanuel Levinas (Page 42-47)

1. Mise en contexte sur le soin

1.2 Quand la posture curative devient le soin

1.2.5 Rapport à la mort

Dans le même ordre d’idées, le rapport que nous entretenons avec la mort influence également la manière de concevoir le soin. Contrairement à ce que certains prétendent et à ce que nous pourrions facilement croire, la mort, ou plutôt toute pensée sur la mort, est plus qu’une simple coquille vide. Bien entendu, il est vrai d’affirmer que la mort, en tant que rupture définitive, a ceci de particulier, qu’on ne sait absolument rien à son sujet. Expérimenter en toute conscience sa propre mort est chose impossible. C’est précisément ce que souligne Jankélévitch en mentionnant que la « mort-propre est l’événement dorénavant qui, une fois réduit au pur fait d’advenir, c’est-à-dire à la quoddité vide de l’advenue, étrangle tout savoir dès l’origine. Ainsi la mort joue à cache-cache avec la conscience : où je suis, la mort n’est pas; et quand la mort est là, c’est moi qui n’y suis plus. »55 Néanmoins, bien que l’événement mortel vécu à la première personne soit hors de portée de la conscience, et, conséquemment, de tout savoir – ce qui rendrait légitime l’affirmation que la mort n’est qu’une coquille vide – n’en demeure pas moins que l’épreuve de la mort d’un proche, c’est-à-dire de la mort à la troisième personne, permet une certaine forme d’expérimentation de cette finitude naturelle. Bien que cet événement mortel soit perçu par certains comme « un moins que rien » pour reprendre les termes d’Edgard Morin, n’empêche qu’une réflexion et un vécu sur cette fatalité humaine est envisageable. Outre le fait indéniable qu’elle caractérise la nature humaine comme dans l’affirmation que tous les hommes sont mortels, laquelle permet de conclure de la mortalité de Socrate, la mort est à la fois tragique et mystérieuse.

Ces deux caractéristiques rendent la mort fascinante et d’un grand intérêt. D’une part, elle nous impressionne à chaque fois qu’elle se manifeste. Nous sommes démunis et vulnérables lorsqu’il y a de la mortalité. Elle arrive de nulle part. Elle nous surprend un peu comme si nous ne savions plus que nous étions des êtres mortels. Pourtant, l’histoire nous démontre fort bien notre finitude humaine et l’impossibilité d’y échapper.

La mortalité des mortels a beau être inlassablement confirmée, inépuisablement vérifiée par des millions de morts individuels, toutes les vies, depuis que le monde est monde, ont beau se terminer inévitablement et invariablement par le triomphe de la mort, on dirait que cela ne suffit pas; que cette invincibilité n’est pas encore assez probante; qu’une mortalité si abondamment

prouvée et surprouvée a besoin de quelque preuve supplémentaire […] la mort effective de quelqu’un, comme toute effectivité, nous apporte toujours un élément d’inédit et d’imprévu.56

La tragédie de la perte d’un être cher assomme comme si l’idée d’y échapper était réaliste et envisageable en dépit de la vérité sans cesse confirmée de notre finitude. C’est une expérience à laquelle nous avons beau tout faire pour nous protéger, elle finit, tôt ou tard, par nous rattraper.

D’autre part, la mort est mystérieuse. Bien qu’on puisse la définir en termes scientifiques en tant qu’arrêt de l’activité cérébrale, le phénomène biologique létal, à proprement parler, ne reflète pas entièrement la représentation que nous pouvons avoir de la mort. Il y a une part de mystère dans la mortalité. Un mystère qui dépasse le champ médical et qui se manifeste essentiellement dans les rites et les récits religieux, voire philosophiques. Déjà à l’époque de la Grèce antique, Platon séparait le corps et l’âme dans ses explications au sujet de l’immortalité de cette dernière. De surcroît, chez les hommes primitifs, la mort faisait l’objet de croyances relatives à la survie et à l’immortalité. Les sépultures préhistoriques témoignent de ce rapport mystérieux à la mort. De nos jours, les rites funéraires, bien que dilués du caractère religieux relativement à autrefois, sont vécus comme des occasions de se rapporter à la mort dans son orientation métaphysique.

C’est bien sur une pensée sur la mort-en-général, plus précisément sur l’image de la mort, auquel il s’agit de porter attention. Elle permettra de mettre en évidence son influence sur la représentation du soin.

Un examen de cette image ne peut passer à côté des travaux de Philippe Ariès qui, dans L’homme devant la mort, en vient à détailler différentes relations que l’homme a entretenues avec sa finitude au cours des derniers siècles. En ce qui regarde ces relations, il dénote un renversement important quant à notre attitude actuelle envers la mort en comparaison à l’époque du Moyen-Âge où elle était accueillie et acceptée. Pour Ariès, nous sommes passés d’une époque où la mort était apprivoisée à une ère où elle est dorénavant interdite.

56 Ibid., p. 13.

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Dans les faits, la société actuelle a expulsé la mort de son quotidien de sorte que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour la repousser, par un certain dégoût à son égard, venant même à minimiser l’importance de la perte et à masquer le deuil qui s’ensuit généralement.

Autrefois, la mort d’un individu paralysait la société. Les rassemblements à l’église, les cérémonies publiques, les nombreuses visites témoignaient d’un changement de rythme au sein de la communauté. Il y avait un temps pour chaque chose et, par voie de conséquence, l’épreuve qu’est la mortalité n’y échappait pas.

De nos jours, la mort est devenue taboue. Elle n’altère plus le rythme de vie du corps social. Aussitôt le décès constaté, l’administration de l’établissement de santé s’empresse d’aviser l’unité en question du nom du prochain usager qui occupera la chambre du défunt en prenant soin de souligner que l’urgence est au maximum de ses capacités. Qui plus est, les proches endeuillés se font dévisager par le personnel médical lorsqu’ils demeurent plus de deux heures au chevet de la dépouille. Pire encore, lorsque la réaction suivant le décès dépasse ce qui est généralement observé au sein de l’unité. Les pleurs sans fin et les chagrins résonnants déstabilisent le personnel, lequel a l’habitude à ce que les proches soient en mesure de se contrôler.

Ensuite, les journées pour se remettre de la perte sont écourtées. Le retour au travail se fait rapidement soit par empêchement professionnel, soit par peur d’être jugé. S’il arrive que le deuil persiste sur une longue période, le spectre de la maladie mentale et d’un deuil pathologique se fait aussitôt sentir. Mais plus encore, le deuil doit demeurer privé. Les mots d’Ariès sont clairs à ce sujet : « Il est évident que la suppression du deuil n’est pas due à la frivolité des survivants, mais à une contrainte impitoyable de la société; celle-ci refuse de participer à l’émotion de l’endeuillé : une manière de refuser, en fait, la présence de la mort, même si on admet en principe sa réalité. »57 L’effacement précoce du deuil est un symptôme des valeurs phares de notre société que sont la jeunesse, la productivité et le rendement. Une certaine forme de pression sociale se fait sentir auprès des endeuillés et de

la population en générale en ce qui a trait à leur vécu, mais aussi à leur représentation de la mort.

À noter que mourir seul à l’hôpital n’est pas un fait isolé. La mort solitaire est de plus en plus d’actualité au sein des établissements de santé, lesquels, pourtant, regorgent de personnel telle une fourmilière. Le mourant vit ses derniers instants abandonné dans une chambre sans âme. Ses visites se résument à l’administration d’analgésiques par l’infirmière qui ne reviendra qu’à la prochaine dose prévue. N’étant pas l’objet de traitements très spécialisés, le personnel soignant ne voit pas l’intérêt d’augmenter leur présence auprès du mourant. Le temps qui lui est consacré se restreint au fur et à mesure que son état général dépérit. La disposition et l’aménagement des chambres sont pensés strictement en fonction du personnel médical et de leur travail. Les familles ont peine à ne pas se sentir de trop tellement les chambres sont étroites et que l’environnement n’est pas disposé à accueillir des visiteurs. L’espace et les installations pour veiller au chevet du mourant sont considérablement réduits, ce qui tend à raccourcir la durée et la fréquence des visites. La mort à l’hôpital témoigne d’une rupture qui s’est dressée entre l’homme et sa finitude mortelle en comparaison à l’époque où les gens mourraient à domicile en compagnie de leurs proches.

Dans notre rapport à une mort interdite, nous assistons, à présent, à un nouveau phénomène, celui d’une mort perçue comme laide et dégoûtante. Le temps précédant le décès apparaît comme interminable. Elle effraie puisque le corps physique du mourant en agonie est tout sauf esthétique. La cachexie, les embarras respiratoires, les râles, les draps souillés, l’odeur nauséabonde qui se dégage de la chambre et les escarres sont tous des éléments qui façonnent l’image d’une mort laide, voire indigne pour plusieurs. De toute évidence, la détérioration de l’état physique qui vient dans le dernier terme de la mort n’a rien de joli. Malheureusement, cette image est si frappante que nous en venons à oublier que le mourant est serein et confortable. Comme cette représentation est peu appréciable, nous cherchons à l’éviter ou du moins à la repousser. Elle s’écarte des idéaux d’une belle mort, celle d’arrêter de respirer dans son sommeil.

En d’autres mots, la relation que nous entretenons à l’égard de notre finitude humaine est celle d’un sentiment de dégoût et d’impatience. Autant il y a une forte

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reconnaissance de l’essor technologique et scientifique puisqu’elle permet de prolonger la vie, autant le désir d’y mettre fin rapidement apparaît lorsque la réalité de la mort apparaît. Comme elle est dé-maîtrise, nous cherchons à la maîtriser. Tout comme la maladie, la mort devient un ennemi à combattre. « La mort, elle, est l’universel malheur et la maladie diffuse. »58 La technique permet d’éradiquer les maux de l’organisme. Par elle, nous cherchons aussi à retarder cette mort répugnante au risque de la déjouer au point d’en venir à croire d’avoir une certaine incidence sur la nature humaine. « La technique grignote le domaine de la mort jusqu’à l’illusion de la supprimer. La zone de mort inversée est aussi celle de la plus forte croyance dans l’efficacité de la technique et de son pouvoir de transformer l’homme et la nature. »59 À l’image de la santé comme absence de maladie, la représentation moderne de la mortalité est celle d’une mort à isoler et à écarter du quotidien. Or, la médecine moderne, par ses objectifs curatifs, sa technicité et ses spécialisations, n’a jamais été aussi bien outillée pour parvenir à cette fin. Conséquemment, la requête de soin se traduit par une demande d’interventions spécialisées et d’actes thérapeutiques en mesure de repousser la maladie et la réalité de la mort.

1.2.6 Conclusion

En résumé, le soin, au sein de la population et du corps médical, est assimilé aux actions mécaniques et aux traitements, c’est-à-dire à l’aspect extérieur de l’agir soignant. L’assimilation est mise en évidence dans des documents légaux, professionnels et ministériels où la signification du soin est circonscrite aux interventions biomédicales des intervenants en santé. Par ailleurs, cette compréhension est influencée, d’une part, par la représentation que nous nous faisons de la santé et, d’autre part, par la relation que nous entretenons à l’égard de la mort. En effet, l’évolution technologique et scientifique a transformé le processus thérapeutique menant ainsi à considérer la santé comme l’absence de maladie. Aussi, la mort se caractérise, de nos jours, par des qualificatifs peu élogieux. Elle est extrêmement négative et sombre d’où l’intérêt des pratiques thérapeutiques, seuls moyens de repousser cet événement mortel.

58 Vladimir JANKÉLÉVITCH, Op. cit., p. 49. 59 Philippe ARIÈS, Op. cit., p. 589.

Dans le document Le soin à la lumière d'Emmanuel Levinas (Page 42-47)

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