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i. Le rapport des conditions de félicité aux trois aspects de l'acte de parole

II. LES CONDITIONS DES ACTES DE PAROLE

II.1. i. Le rapport des conditions de félicité aux trois aspects de l'acte de parole

§ 21. Présentation raisonnée d'une classification des échecs.

Au début de HTD, Austin procède à une classification des échecs des performatifs qui lui permet d'établir autant de conditions de réussite de ces mêmes performatifs. Une caractéristique insigne en est qu'elles ne se rapportent jamais explicitement à la question de la vérité, qui, on le verra, sera presque évacuée de la réussite des énoncés – nous avons déjà dit qu'elle deviendra une dimension d'évaluation de certains actes de parole réussis. On se focalise généralement sur cette absence, car elle marquait une véritable révolution dans la philosophie analytique des années 1950. On ne remarque alors pas que, si Austin s'est ingénié à identifier des conditions de félicité pour des performatifs, il n'a pas vraiment précisé si elles s'appliquaient – et comment – à des actes de paroles dotés des trois niveaux locutionnaire, locutionnaire et perlocutionnaire. Il est bien certain que ces mêmes conditions de félicités doivent conditionner d'une certaine façon tous les énoncés, puisque les performatifs ne sont qu'une classe particulière d'énoncés permettant d'identifier aisément un aspect qui est présent chez tous, l'aspect illocutionnaire, et qui permet de les requalifier tous comme actes de parole. Mais Austin ne précise pas, ou de manière très allusive, comment s'opère le déplacement : il l'opère généralement sans donner aucune précision223. Et la seule chose certaine que l'on puisse déduire de ses propos, c'est que les infélicités qui concernent les performatifs, concernent aussi, pour certaines, les énoncés constatifs. On peut alors en déduire qu'il faut généraliser les conditions de félicités à tous les actes de parole. Mais celles-ci concernent-elles toutes la dimension qui reprend à son compte la dimension performative ? Peut-on dire

que c'est l'aspect illocutionnaire qui a des conditions de félicité (et pas les niveaux locutionnaire et perlocutionnaire) ? Pour mieux le voir, il convient d'étudier en détail les différents échecs des performatifs retenus par Austin.

Ces différents échecs, là encore, il faut le noter, ne seront appréhendés qu'en fonction de la perspective adoptée sur l'acte de parole. Les échecs des actes de parole seront toujours relatifs à la manière dont on les décrit, en ce sens qu'ils ne seront des échecs qu'en fonction des objectifs visés (là encore, l'effondrement de la distinction entre descriptif et normatif s'impose) : autrement dit, dire qu'un acte de parole échoue, cela ne veut pas dire qu'il ne fasse rien, ou qu'il n'ait pas d'effets. C'est simplement dire qu'il ne réussit pas ce qu'il aurait dû faire dans la perspective adoptée. Comme le note Austin, si on n'a pas réussi à se marier, au moins a-t-on réussi à commettre l'acte de bigamie224. Mais l'un n'est que le négatif de l'autre, et chacun est un accomplissement réussi ou raté selon la perspective qu'on adopte sur l'acte. D'autre part, on prend en compte des degrés différents de ratage pour dire qu'un acte est raté, selon la perspective adoptée. Dans certains cas, un acte de mariage à la suite duquel le mari part vivre seul en Amazonie pendant le reste de sa vie est réussi si la seule chose qui importe est de compter le nombre de mariages dans une commune. Mais si ce qui intéresse la description est de savoir combien de mariage sont réussis, au sens où ils sont heureux, alors celui-ci ne sera pas comptabilisé comme tel. Il y a donc des degrés divers selon lesquels un acte peut être dit raté, et il ne faut ainsi pas oublier, au risque d'hypostasier des distinctions qui ne sont que de circonstance (mais non moins valables), que les différents échecs étudiés par Austin, s'ils correspondent bien au non-respect de règles, n'ont pas tous le même statut, car ils ne sont pas tous considérés sous la même perspective : ce n'est pas la même chose de dire d'une promesse qu'elle n'est pas faite et de dire qu'elle n'est pas sincère ; un échec sous une perspective n'en est pas forcément un sous l'autre. Ils peuvent donc se cumuler sans problème tout en étant des façons très différentes de ne pas être heureux225 : tout simplement parce qu'ils ne se cumulent pas linéairement, mais correspondent à des niveaux différents226. Cela nous amène à considérer que les règles énumérées n'ont elles-mêmes pas toutes le même statut.

Suite à l'énumération des règles des performatifs, Austin, on l'a déjà entr'aperçu, distingue trois types d'infélicités correspondants, classés en deux catégories principales : les ratages (misfires) et les abus (abuses). Comme une première caractérisation, nous pouvons

224. Voir HTD, p. 17/50-51. 225. HTD, p. 15/50.

226. Ce n'est pas dire que les niveaux descriptifs des échecs recoupent forcément les niveaux descriptifs de l'action. En tout cas, ce n'est pas obligatoire : il y a de multiples façons de décrire un événement.

dire que les premiers sont des cas où l'acte n'est en fait pas réalisé : on ne peut pas dire, par exemple, qu'on a promis si la prome sse tentée rencontre un ratage. Les actes se réduisent à des tentatives. Les seconds sont plutôt des cas où l'acte tenté est réalisé, mais de façon abusive – dans des occasions où ils ne devraient pas l'être. Pour donner une comparaison éclairante, ils ressemblent au cas où vous payez avec de la fausse monnaie : vous accomplissez bel et bien l'acte de payer, mais vous ne payez pas vraiment ; en réalité, ou sous une autre perspective généralement considérée comme la plus importante, vous abusez de la procédure et de la crédulité des gens. Voici comment Austin distingue les deux catégories :

Lorsque l'énoncé rate, la procédure que nous avions l'intention d'évoquer est bâclée ou désavouée ; et notre acte (se marier, etc.) est nul et non avenu, ou sans effet, etc. Nous parlons de notre acte comme d'un acte prétendu, ou peut-être comme d'une tentative – ou encore nous employons une expression telle que « a rempli les formalités du mariage », par opposition à « s'est marié ». Dans les [autres] cas, en revanche, nous parlons de nos actes malheureux comme d'un acte « purement verbal » ou « creux », plutôt que « prétendu » ou « vide », et nous considérons qu'il n'est pas exécuté, ou non-consommé, plutôt que nul et non avenu ou sans effet. (HTD, p. 16/50 – trad. modifiée)

a) Dans le premier cas, il y a donc une mauvaise utilisation de la procédure appropriée du point de vue de la mise en œuvre de la procédure, comme si, par exemple, j'utilisais « Je vous prie de bien vouloir nettoyer les latrines » pour donner un ordre à mon subordonné dans un contexte militaire. C'est véritablement une mauvaise application des règles à suivre pour mener à bien l'action considérée : il en résulte que ce que j'ai fait ne vaut pas comme l'acte de parole que j'ai tenté de faire. Ce que j'ai fait, en effet, ne répond tout simplement pas à la définition procédurale de l'acte de parole tenté. Mais il y a différentes façons de ne pas répondre à la définition d'une procédure et donc d'échouer à faire un acte de parole. On peut d'abord (cas A1) vouloir faire quelque chose qui n'existe tout simplement pas, ou du moins qui ne s'étend pas jusqu'à l'endroit, ou au moment, où je veux l'utiliser. Il est ainsi improbable que dans le cadre domestique, un juge condamne un enfant à réparer les dégâts qu'il a commis, en assortissant cette peine d'un séjour exclusif dans sa chambre. Non pas que cette procédure de condamnation n'existe pas du tout, mais elle n'existe pas dans le cadre domestique : son extension est restreinte. (Notons immédiatement qu'on peut se demander si cela ne relève pas plutôt, ou aussi, d'une application de la procédure dans les mauvaises circonstances (cas A2) : ce jeu possible dans les interprétations a son importance). Ce type d'exemple est hautement probable dans les cas de distorsions culturelles, lorsque par exemple on veut embrasser une américaine pour simplement la saluer, alors que cette procédure est déplacée puisqu'elle fait figure aux États-Unis d'Amérique de geste intime.

Je peux aussi échouer à accomplir mon acte de parole si (cas A2), utilisant une procédure définie, je ne l'utilise pas dans les bonnes circonstances, avec les bonnes personnes, ou en n'étant pas mandaté pour le faire. Si par exemple je marie ma sœur avec mon beau-frère à l'église alors que je ne suis pas prêtre, il est clair que le mariage chrétien n'est pas célébré car j'ai usurpé l'autorité de celui qui est autorisé, par la procédure utilisée, à marier. Comme nous l'avons déjà vu, il en va de même avec l'affirmation : si je dis qu'il y a de l'or sur Pluton, mon énoncé n'est pas faux, il rate parce que je ne suis pas en position de dire ce que je dis (c'est redire que l'affirmation répond à une procédure qui a des conditions pragmatiques de réussite). De la même façon, si un spécialiste de la fission nucléaire en parle avec son bon ami le boucher, il est probable que celui-ci ne comprenne pas ce qu'il dit : le spécialiste n'en parle pas avec la bonne personne227. On verra que cette catégorie d'échec varie énormément selon les circonstances et que le jeu permis fait que certaines procédures seront admises à certaines occasions et refusées à d'autres. Le contexte jouera bien un rôle déterminant.

Le ratage de l'acte de parole peut encore avoir des raisons plus techniques (cas B1) si on m'empêche de le mener à bien ou si je ne parviens pas à le réaliser correctement. Je veux faire une déclaration d'amour à ma tendre amie mais au moment fatidique, je me trompe de mots et je déclare : « je te hais ». Tout allait bien... jusque là. Je n'ai pas su mener à bien la procédure de la déclaration d'amour – par trac, crainte ou peut-être par ignorance. En tout cas, je n'ai pas utilisé les « bons outils » et la procédure a raté pour des raisons techniques (ou psychanalytiques)228.

Enfin, l'acte peut encore rater si je ne réalise pas la procédure jusqu'à son terme. Il peut arriver, par exemple, que, maire, je sois en train de marier le couple devant moi dans les formes requises lorsqu'un jaloux omet de se taire et émet une objection au mariage prétextant la vie dissolue de la mariée pour réclamer la paternité de ses enfants. Dans ce cas, un accroc un intervient dans la réalisation du mariage. La procédure est avortée et je n'ai pas réussi à marier le couple : on m'en a empêché, en ce sens qu'on ne m'a pas permis de mener à son

227. Il ne s'agit naturellement pas ici de porter un quelconque jugement de valeur, mais simplement de reconnaître des compétences distinctes amenant à maîtriser un vocabulaire spécifique et des procédures linguistiques particulières, qui ne sont pas partagés. Voir P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. cit.

228. C'est en analysant un exemple de lapsus que Austin souligne encore l'aspect de la phénoménologie linguistique consistant à découvrir des distinctions fines et notamment les différentes façons dont un acte peut rater. Le lapsus est une infélicité particulière parmi d'autres, qui a des conditions précises : « En imaginant des cas avec clarté et précision, nous devrions être capables de décider en quels termes précis décrire, par exemple, l'action de Miss Plimson qui écrit avec beaucoup de soin “dairy” [= crèmerie] au lieu de “diary” [= journal intime] sur son beau cahier tout neuf ; nous devrions être capable de distinguer entre l'erreur pure et simple et l'inadvertance pure et simple. », in « A Plea for Excuses », art. cit., p. 198/162.

terme la procédure complète du mariage. Ce n'est pas que la procédure était mal faite, mais je n'ai pas pu la faire complètement. C'est une autre façon dont toute action peut rater : elle peut ne pas s'accomplir complètement, ou totalement. Dans ce cas, on dit bien qu'elle n'est pas réussie. Il en va de même pour les actes de paroles : si je ne fais pas complètement tout ce qu'il convient de faire pour les accomplir, alors je ne les accomplis pas seulement mal, je ne réussis pas à les accomplir.

On remarque immédiatement que les frontières entre les différentes catégories tracées sont floues et peuvent facilement se traverser et se recouper, de telle sorte qu'un acte de parole, lorsqu'il échoue, peut très bien échouer de deux manières différentes. On verra que, comme l'identification d'un échec est relative à un mode de description donné ayant certains objectifs, son classement différera selon le contexte d'identification et qu'il peut échouer sur deux plans différents, même si le droit et les cours de justice ont tendance tout à la fois à rendre étanches ces frontières en établissant des limites plus strictes que ce qui est admis d'ordinaire, et à accroître les risques d'échecs en rigidifiant leur conditions de succès.

b) Dans les second cas (les infélicités en rapport avec ce que le locuteur croit, pense, désire : cas G), c'est aussi une mauvaise utilisation de la procédure appropriée, mais une mauvaise utilisation au sens quasi-juridique du terme229. Je n'aurais pas dû utiliser cette procédure. Non pas que je l'ai mal réalisée – au contraire, le plus souvent elle est d'un point de vue technique correctement utilisée. Mais je l'ai utilisée alors que je n'en avais pas le droit. Dans quoi se tient le fait d'utiliser à bon droit la procédure ? En réalité, chaque procédure fixe ses propres conditions légitimes d'utilisation, mais on remarque que, pour Austin, ce type d'infélicité réside dans l'usage que je fais d'une procédure sans que j'aie les pensées correspondantes (cas G1), ni que j'adopte les comportement subséquents (cas G2). Je promets ainsi de tondre la pelouse alors que je n'en ai pas la moindre intention (ou alors que je ne tondrai pas la pelouse). Je t'ordonne de te laver les mains alors que je n'attache aucune importance à l'état de tes mains et ne vérifierai pas si tu auras obéi. Il s'agit donc d'une problématique plus générale de la sincérité : je tiens sincèrement à faire l'acte que je fais, sinon je ne le fais pas de manière juste – mais Austin va réserver le nom de « sincérité » pour une sorte seulement de ces échecs, car il tient justement à distinguer entre l'insincérité présente et les comportements subséquents : l'acte serait ainsi raté d'une certaine façon si je n'ai pas les pensées ou les émotions correspondantes et même si j'agis correctement

229. C'est Oswald Ducrot qui qualifie souvent l'acte réalisé par l'aspect illocutionnaire de « transformation juridique », par exemple in Dire et ne pas dire, op. cit., p. 93. Mais nous restreignons énormément la portée qu'il donne au terme et la faisons jouer, non pas au niveau des conséquences de l'acte, mais au niveau des conditions de sa réalisation.

conséquemment à sa réalisation. Pensons ainsi au cas du mari qui dit qu'il accepte de prendre sa fiancée pour épouse alors qu'il ne l'aime pas. Si, par différents moyens, nous nous rendons compte qu'il ne l'aime pas, même s'il respecte tous les engagements du mariage, nous dirons, non pas peut-être que le mariage a raté, mais que c'est un faux mariage, voire un « mariage blanc ». Nous dirons qu'il ne s'agit pas d'un mariage réel car les sentiments qui conduisent à cette procédure n'y sont pas. Considéré d'une certaine façon, le mariage est certes réussi et accompli, mais vu sous un autre angle, ou en prenant en compte d'autres paramètres, le mariage n'est pas un vrai mariage : il lui manque quelque chose. De la même façon, si je t'affirme qu'il y a du chocolat à la maison, alors que je sais pertinemment qu'il n'y en pas, alors je réalise bel et bien l'affirmation, mais ce faisant, je te mens, même si on va bien vérifier s'il y a du chocolat à la maison. Là encore, mon acte de parole échoue d'une certaine manière. Par contre, si je me marie avec la femme que j'aime mais que je commence à la tromper le soir même du mariage, le mariage est malheureux en ce second sens que je ne me comporte pas comme un mari doit se comporter : je n'adopte pas les comportements auxquels m'engage la réalisation de l'acte de mariage (cas G2). Si après avoir promis de tondre la pelouse, je prends le premier vol pour La Réunion, il est tout aussi probable que ma promesse soit malheureuse dans ce deuxième sens, puisque je n'adopte pas le comportement qu'il convient d'adopter après avoir fait une promesse – à savoir, la réaliser.

Cependant, on comprend bien que cette deuxième catégorie d'échecs se distingue clairement de la première en ce que ces échecs n'empêchent pas vraiment la réalisation de l'acte. Ils dérivent plus de l'évaluation, subséquente à la réalisation de la procédure, de l'esprit dans lequel elle a été réalisée et des engagements auxquels elle conduit. L'échec ne réside pas tant dans la réalisation technique de l'acte que dans la manière dont il est fait : je fais l'acte mais sans vouloir m'engager comme il le demande. En ce sens, c'est une rupture dans la confiance que chacun accorde à l'autre quand il utilise le langage – c'est une sorte de rupture du contrat linguistique et de la dimension d'engagement spécifique de l'acte de parole réalisé. On avait vu que l'engagement à travers et dans mon usage de la parole était ce qui, au niveau illocutionnaire, garantissait l'objectivité : on ne pouvait pas douter que je faisais tel ou tel acte illocutionnaire car, en adoptant la procédure correspondante dans les circonstances présentes, je m'engageais à agir comme le requérait la procédure. Or agir comme le requérait la procédure nécessitait essentiellement d'être sincère dans son usage, donc de ne pas faire subir à la procédure les échecs de type G. Si je romps cette sincérité, je remets en cause l'objectivité de ce que je fais et sa validité vacille. Je ne suis plus garant de l'acte réalisé. Il s'agit donc ici d'une catégorie d'échecs qui remettent en cause le rapport immédiat de confiance que chacun a

dans l'usage qu'autrui fait du langage. Ce n'est pas qu'autrui ne sache pas comment utiliser le langage, c'est qu'il l'utilise à de mauvaise fins.

Mais on voit aussi que c'est une rupture d'une confiance qui est première et qui fonde l'échange linguistique normal – puisqu'elle est une des conditions de la réussite de l'échange linguistique. Comme le dit Austin dans « Other Minds » : « croire autrui, à l'autorité et au témoignage, est une part essentielle de l'acte de communication, acte que sans cesse nous accomplissons tous. Il s'agit là d'une part irréductible de notre expérience que, par exemple, faire des promesses, ou participer à des jeux de compétitions, ou même percevoir des tâches de couleur. Nous pouvons trouver certains avantages à de tels actes, et élaborer toutes sortes de règles pour les mener à bien “ rationnellement ” [...] Mais rien ne “ justifie ” que nous les fassions ainsi.230 » C'est dire que la mise au jour de cette catégorie d'échec ne vise pas à fonder une position sceptique considérant qu'il faudrait toujours douter de la manière dont