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Chapitre 1 La gouvernementalité en occident : de l'Antiquité au libéralisme

1.2 Généalogie de la gouvernementalité : la raison d'État, première forme de

1.2.2 La raison d'État

Pour illustrer le déplacement opéré par cette nouvelle rationalité politique, Foucault se tourne d'abord vers Giovanni Botero qui écrit au tournant du XVIIe siècle :

L'État est une ferme domination sur les peuples; et la raison d'État est la connaissance des moyens propres à fonder, conserver, et agrandir une telle domination et seigneurie. Il est bien vrai, pour parler absolument, qu'encore qu'elle s'entende aux trois susdites parties, il semble néanmoins qu'elle embrasse plus étroitement la conservation que les autres : et des autres l'étendue plus que la fondation63.

La raison d’État consisterait donc en une série des principes qui permettraient, non d'arriver à maintenir l'harmonie dans la cité afin de permettre aux hommes de pratiquer la vertu morale et de préparer les chrétiens à l'arrivée du Messie, mais de maintenir une domination sur le peuple, et ce, sans qu’une fin dans le temps soit prévue. L’autre élément essentiel de cette définition, la territorialité ou plutôt l'abandon de toute référence directe à un territoire, implique que, désormais, la raison d'État peut aussi bien opérer sur un territoire que sur le corps des sujets. Palazzo (1606) et Chemnitz (1647) auraient, eux aussi, adopté des définitions similaires64. Dans ces textes, nous dit Foucault, on ne trouve aucune référence à autre chose que l'État. En effet, ce dernier est à la fois le principe et l’objectif de la « ratio gouvernementale » naissante, c’est-à-dire qu’il serait ce que l’art de gouverner cherche à pérenniser et à accroître en plus d’être l’élément autour duquel se pense l’art de gouverner65.

63 BOTERO, Giovanni, La Ragion di Stato, Donzelli, Rome, 1997, p.7 dans FOUCAULT, Michel, Sécurité,

territoire, population, p.256.

64 Foucault précise qu’il n’y a pas passage d’un « État territorial » à un « État de population ». Il n’y aurait

pas une substitution, mais un déplacement d’accent. À ce sujet, voir : Sécurité, territoire, population, p.373.

65 FOUCAULT, Michel, Sécurité, territoire, population, p.294. Foucault ajoute que l’État est un principe

d’intelligibilité de l’art de gouverner. À partir de ce modèle seront pensés : les relations entre les individus, le rôle du souverain, la promulgation des lois et l’organisation de l’économie.

Avec la permanence des États surgit aussi la question de leur légitimité. Cette dernière reposerait dès lors non sur un principe transcendant, mais trouverait son assise dans le monde : le bonheur de tous. Cependant, cette félicité est indissociable de la splendeur de l’État et en est donc le corollaire. Il y a ainsi pleine et entière circularité de la légitimité de la raison d'État. La question : « Pourquoi les hommes obéiraient-ils à un gouvernement si la seule fin de ce gouvernement, c'est précisément lui-même? » trouve sa réponse dans l'intervention même de ce gouvernement. La nature humaine étant mauvaise : « Il faut donc toujours un gouvernement et de tout temps un gouvernement »66. Aussi étrange que cela puisse paraître, l'action arbitraire de celui-ci serait justifiée par le fait qu'elle constitue un rempart contre le chaos et l'arbitraire causé par l'absence de règles. On remarque alors que le salut, du point de vue des gouvernants, n’est plus pensé en fonction d’un au-delà, mais devient une affaire strictement temporelle sans que l’État renonce pour autant à son rôle pastoral.

On comprend alors pourquoi le coup d'État, qui semble être en contradiction flagrante avec l’idée d’un ordre légal établi par l’État moderne afin d’assurer le bonheur des citoyens, est essentiel à son fonctionnement. La raison d'État « jouerait » le jeu des lois seulement dans la mesure ou ces dernières lui permettent de servir les « intérêts supérieurs » de l'État, dirait-on aujourd'hui. Ici, Foucault, en continuité avec les travaux de Carl Schmitt dans Théologie politique sur les liens entre le droit et la théologie, tente explicitement de rattacher la notion de coup d'État avec le thème du salut dans le pastorat chrétien. En effet, l’État étant posé comme condition nécessaire au bonheur des peuples, l’emploi de la violence contre lui se trouverait justifié par la nécessité de conserver l’État. Ce serait ainsi que, suite à son couplage avec la raison d’État, le paradoxe du berger aurait

66 Ibid, p.265.

fait son entrée en politique. Cette justification du coup d'État « pour le bien de l'État » sera un élément capital de l'analyse des totalitarismes67.

L’arrimage entre la raison d'État et le pastorat se serait opéré à partir d’une réappropriation des thèmes de l'obéissance et de la vérité. Ainsi, on trouverait un écho du thème de l'obéissance dans l'articulation du concept de sédition chez Francis Bacon au XVIIe siècle. Essentiellement, Bacon, selon Foucault, avance que les troubles politiques peuvent être d'origine matérielle ou occasionnelle (lire accidentelle). Pour les causes matérielles, elles auraient deux origines : l'indigence (la faim) et le mécontentement (les rumeurs). Dans tous les cas, les séditions ont des causes qu'il est possible de prévenir. Le rôle du gouvernement, tel que conçu par Bacon, est donc de s'assurer que la richesse soit distribuée de façon à prévenir l'indigence (rôle dévolu l’économie) et à travailler l'opinion publique, et non pas l'image du Prince, de façon à ce qu'elle soit favorable au gouvernement68. La raison d'État ne se limiterait donc pas à inspirer la soumission, mais se fixerait pour objectif de la produire.

Or, pour produire cette obéissance, le souverain du XVIIe siècle ne pourrait plus seulement se contenter de connaître les lois, et de savoir à quel moment et avec quelle rigueur les faire respecter. Foucault avance qu’il doit désormais être au fait de l'état des lieux de l'État, c'est-à-dire de tous les éléments qui entrent en ligne de compte dans le calcul de la puissance de son royaume (population, ressources, armée, territoire). L’accroissement de l’intervention du pouvoir souverain aurait été impossible n’eut été la création de nouveaux outils d'investigation. Ce serait donc en investissant de nouveaux champs et en

67 Cette thèse n'est pas explicite chez Foucault (elle l'est un peu plus chez Arendt qui souligne l’écart

considérable qui existait entre la constitution soviétique et les pratiques juridiques réelles), mais Agamben défend, dans Homo sacer, l'idée selon laquelle les États totalitaires seraient en fait le produit de la perpétuation de l'état d'exception qui résulte du coup d'État. « Ainsi, dans le cas du nazisme, le camp n’apparaît pas au sein d’une juridiction nouvelle, puisqu’Hitler laisse subsister la constitution de Weimar en la doublant d’une structure seconde, juridiquement non formalisée, qui consiste en la généralisation de l’état d’exception. Le troisième Reich est analysable, selon Agamben, comme un état d’exception qui a duré douze ans. » GENEL, Katia, « Le biopouvoir chez Foucault et Agamben. », Methodos [En ligne], 4 | 2004, mis en ligne le 05 avril 2004, consulté le 3 décembre 2009.

mettant au point de nouvelles techniques et de nouveaux mécanismes que l’État moderne aurait assuré sa puissance et sa pérennité. En économie, cette recherche aurait abouti à la théorie mercantiliste, au niveau de la diplomatie, à la naissance de la doctrine de l'équilibre européen, et pour la population, à l'avènement de la police et de la statistique.