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Mercantilisme, équilibre européen et police

Chapitre 1 La gouvernementalité en occident : de l'Antiquité au libéralisme

1.2 Généalogie de la gouvernementalité : la raison d'État, première forme de

1.2.3 Mercantilisme, équilibre européen et police

Bien qu’on associe généralement le mercantilisme à une théorie économique ayant eu cours environ du XVIe siècle jusqu’au XVIIIe siècle, Foucault estime pour sa part que cette doctrine ne se résume pas à cela :

Le mercantilisme n’est pas une doctrine économique. C’est bien plus, c’est bien autre chose qu’une doctrine économique. C’est une certaine organisation de la production et des circuits commerciaux selon le principe que, premièrement, l’État doit s’enrichir par l’accumulation monétaire, deuxièmement, il doit se renforcer par l’accroissement de la population, troisièmement, il doit se trouver et se maintenir dans un état de concurrence permanent avec les puissances étrangères69.

Il est important ici de préciser que l’économie politique (que l’on appelle aujourd’hui science économique) ne naquit qu’au XVIIIe siècle dans une logique de limitation des pouvoirs du souverain. Rappelons aussi que la raison d'État a émergé suite à une rupture autant épistémologique (de l’interprétation des signes à la découverte des principes) que technologique (l’appropriation du pastorat) par rapport à la souveraineté médiévale. À partir de ce moment, les deux types de mécanismes de pouvoir — les disciplines dans un premier temps et les dispositifs de sécurité par la suite — auraient été employés

68 FOUCAULT, Michel, Sécurité, territoire, population, p.278.

graduellement dans un contexte politique70. Il ne faut donc pas s’étonner de ce « bien plus » à une époque où le disciplinaire a eu tendance à prendre de plus en plus d’importance71. Puisque les ambitions de la raison d’État auraient dépassé largement le cadre de l’économie stricto sensu, elle aurait eu à s’adjoindre des institutions lui permettant d’atteindre ses objectifs autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de ses frontières.

Cette redéfinition du rôle du gouvernement aurait aussi eu certaines conséquences sur la politique extérieure des États. De la logique impériale (tous les peuples sous un seul empire chrétien), les États modernes, devenus des fins en soi, auraient graduellement transité vers ce qui est communément appelé aujourd'hui la politique de « l'équilibre européen » inaugurée lors du Traité de Westphalie au milieu du XVIIe siècle. Ce traité, selon Foucault, reconnaîtrait que « l'Empire n'est pas la vocation ultime de tous les États »72. Pour l’éviter, les États ont redéfini leur politique extérieure de manière à nuire aux États trop puissants, notamment grâce aux politiques d'alliances : du modèle des anciennes alliances reposant, entre autres, sur la religion, les États européens auraient revu leurs ententes de manière à créer un équilibre des puissances. Pour s'assurer du maintien de cet équilibre, il leur aurait fallu intervenir à l'intérieur de leurs frontières afin d'accroître la puissance de l'État de manière à maintenir cet équilibre dynamique73.

70 Foucault précise qu’il n’existe pas quelque chose tel que l’âge disciplinaire ou l’âge du dispositif. Les

technologies de gouvernement étant toutes très vieilles et fonctionnant de manière coordonnée, c’est le développement des techniques et les différents problèmes auxquels feront face les gouvernants à une époque donnée qui changeront la dominante. À ce sujet, voir : FOUCAULT, Michel, Sécurité, territoire, population, p.8-10.

71 Alan Hunt, grâce à une étude des législations somptuaires au Moyen Âge, démontre que ces règles

fortement ancrées dans la morale et l’économie (conçue comme étant une affaire de famille) ont été traduites en termes économiques par les mercantilistes sous la forme du protectionnisme. À ce sujet, voir : HUNT, Alan,

Foucault and political reason : Liberalism, neo-liberalism and rationalities of gouvernment, Governing the city, University of

Chicago Press, Chicago, 1996, p.183-184.

72 Ibid, p.299.

73 « La limitation de l'objectif international du gouvernement selon la raison d'État, cette limitation dans les

rapports internationaux a pour corrélatif l'illimitation dans l'exercice de l'État de police. » FOUCAULT, Michel,

La police est l'autre technologie politique indissociable de l'État moderne74. Bien que sa définition change selon les auteurs consultés (De Lamare, Turquet de Mayerne, Von Justi75), il existe certains traits semblables. Ainsi, chez Von Justi (que Foucault présente comme étant le penseur le plus important de la police), celle-ci doit être distinguée de la politique. En effet, la seconde a une fonction essentiellement négative, celle de combattre les ennemis de l'État qui se trouvent l'intérieur ou à l'extérieur de ses frontières. En ce qui a trait à la police, son rôle est positif puisqu’il consiste à accroître la force de l'État. Concrètement, elle doit faire concorder la félicité des citoyens avec la splendeur de l'État. Cet objectif sera atteint en faisant tout pour que les sujets dépassent le simple stade de la survie, en agissant de sorte qu’ils fassent « mieux » que simplement vivre. En effet, on commence alors à comprendre la puissance de l’État va de pair avec la vigueur de la population. Pour ce faire, la police touchera tous les aspects de la vie. Elle aura à sa charge : les rapports entre les hommes (le commerce, le respect de la hiérarchie, la production) et la manière dont ils vivent (la maladie, la mortalité, les naissances, les accidents)76. Afin de répondre à un objectif aussi ambitieux, Foucault identifie deux techniques : le règlement et la statistique. L'objet de la police, son champ de compétence, ce n’est plus seulement l'homo legalis de la souveraineté conçu essentiellement dans son rapport à la loi, mais une masse d'individus à organiser aussi minutieusement que possible. Foucault insiste sur le fait que la police n’est pas seulement une simple utopie de la part de quelques administrateurs du XVIIe et du XVIIIe siècle. Il s'agirait, au contraire, d'une discipline à part entière qui aurait été enseignée dans les universités allemandes sous le nom de Polizeiwissenschaft puis exportée dans toute l'Europe continentale.

74 Le concept de « police » est utilisé par Foucault dans son sens archaïque dont on trouve encore la trace

dans l’expression anglaise policy : « Ce qu'on appellera jusqu'à la fin de l'Ancien Régime la police, ce n'est pas, ou pas seulement, l'institution policière; c'est l'ensemble des mécanismes par lesquels sont assurés l'ordre, la croissance canalisée des richesses et les conditions de maintien de la santé “en général” ». Michel Foucault, Dits et

écrits II, La politique de la santé au XVIIIe siècle, p.17.

75 FOUCAULT, Michel, Sécurité, territoire, population, p.321.

Notons que la filiation de l’État moderne et du pastorat chrétien se fait tout particulièrement sentir dans le cadre de la police. En effet, à l’instar du pastorat, qui le faisait à une échelle réduite grâce à une série de techniques comme la pratique de la confession, le mécanisme disciplinaire caractéristique des institutions de police fonctionnerait au moyen de « toute une série de techniques adjacentes, policières, médicales, psychologiques, qui relèvent de la surveillance, du diagnostic, de la transformation éventuelle des individus »77. De plus, dans les deux cas, le sujet se voit inséré dans une relation asymétrique pour une longue durée : infinie dans le cas du pastorat et d’une durée variable dans le cas des disciplines, bien qu’au final cette prise en charge s’étende sur toute une vie dans la mesure où elle est relayée d’une institution à l’autre — l’éducation, le travail, la prison, l’armée... Cependant, la nature de cette connaissance nouvelle, la manière de la produire et l’effet sur les individus l’en distinguent.