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Racines mythologiques : la figure emblématique de Cú Chulainn, image majeure des images archétypales du héros en Irlande du Nord

C’est “sur le terrain” concret et vivant des symboles que le “sens” d’un phénomène social doit être cherché.

6.2 Racines mythologiques : la figure emblématique de Cú Chulainn, image majeure des images archétypales du héros en Irlande du Nord

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À plusieurs reprises dans cette thèse, nous avons évoqué le nom de Cú Chulainn en tant que figure emblématique. Une figure emblématique qui est aussi d’une certaine manière un point fixe à partir duquel toute autre image archétypale du héros découle. Ceci est l’assertion de cette thèse, car nous ne trouverons nulle part ailleurs cette idée. Néanmoins, nous la trouvons juste. En cette figure de Cú Chulainn, nous trouvons en effet bel et bien quasiment tous les éléments symboliques propres au héros, très proche de l’archétype, l’ontologie fondamentale du héros, rendue spécifique en Irlande du Nord. Pour évoquer à nouveau Durand, nous pouvons dire que Cú Chulainn en tant que figure emblématique et symbolique, puis possédant et réunissant, à bien des égards, le “sens spirituel”, “un centre de force invisible”, fait émerger le sens du mot héros propre à l’Irlande du Nord267. Dans notre partie épistémologique268, nous avons déjà raconté l’histoire particulière de l’origine de Cú Chullainn ; c’est en tuant un chien de garde qu’il a pris le nom à la fois du chien et de son

propriétaire Cú (le chien) et Chulainn (le propriétaire du chien). Ce qui est important en cela c’est la manière dont il représente d’une certaine manière une renaissance symbolique ; c’est-à-dire qu’en tuant le chien, Setanta le jeune, est devenu Cú Chulainn, le guerrier, enraciné dans la terre même de ce territoire de la mémoire collective qu’est notre terrain.

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Durand, Gilbert, L’Imagination Symbolique, PUF, Paris, 2008, pp 66. 267

Chapitre 0, pp 30. 268

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Fig. 26. Image de Cú Chulainn: https://en.wikipedia.org/wiki/File:Cuinbattle.jpg

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Plus intéressant encore, peut-être, que l’épisode avec le chien de garde et Chulainn, il s’agit des parents de Cú Chulainn. Comme avec toute bonne mythologie épique, de Héraclès à Siegfried, Cú Chulainn est doté du sang divin. Dans son cas, c’est Lugh Lámfadh qui est le père, le même dieu qui, dans la tradition celte de Gaul, a donné son nom à la ville de Lyon, Lugdunum. Lugh est une figure fascinante dans la tradition mythologique irlandaise, et nous pouvons - peut-être - le qualifier lui-même de héros, dans la mesure où il a été un féroce guerrier. D’origine humaine dans les récits, il a été un lien important entre les divers peuples de l’Irlande antique. Dieu pour les Milésiens (les Celtes d’origine ibérique, devenus les Gaëls, puis les Irlandais modernes), il a été auparavant un guerrier des Tuatha Dé Danann, peuple réputé pour avoir été doté de pouvoirs magiques, d’après les mythologies milésiennes. Comme nous l’avons montré dans le chapitre cinq269, on donne son essence divine, son sang magique à Deichteine, il est devenu père de Setanta, désormais Cú Chulainn. Ce dernier, même si Deichteine n’était pas tout à fait d’accord, ou tout au moins conscient de sa liaison divine ; tout comme Zeus avec la naissance de Héraclès, Lugh s’est

transformé pour tromper la mortelle dont il a eu envie. Ceci est une toute autre histoire, mais ce qui importe est la fusion magique de deux peuples de l’Irlande antique qui a donné naissance au plus grand des héros, Cú Chulainn.

Il est aussi intéressant de noter que Lugh a été bien généreux avec son nom ; tout comme à la ville de Lugdunum, il l’a donné à une région d’Irlande du Nord (comme elle est définie dans cette thèse et non pas politiquement). Elle s’appelle Lugh, tout simplement, le comté de Lú (gaélique irlandais moderne) de nos jours. C’est important, dans l’histoire de Cú Chulainn, de noter que ce lieu est à la fois le lieu de Dún Dealgan, forteresse de Chulainn, et également de Cúailnge, là où le

Táin Bó Cúailnge a eu lieu, la guerre mythologique qui a défini les frontières de l’Uladh, l’Irlande

du Nord comme nous la pensons. C’est sa participation à cette guerre qui a positionné Cú Chulainn comme le plus grand guerrier dans la mythologie (ou bien, l’histoire si l’on voulait…). Pour rappel, il a défendu l'Uladh tout seul contre la reine Méabh et ses armées venues du Sud pour voler le taureau brun de Cúailnge. Il est important de comprendre qu’au moment où ce récit a été écrit (200 av. J-C), les vaches et surtout les taureaux étaient considérés comme la forme de richesse la plus importante. L’origine de l’histoire du Táin bo Cúailnge est donc une histoire d’avarice entre les amoraux. La reine Méabh de Connacht, mariée avec le roi de Connaught, a voulu se conforter en sachant qu’elle était la plus riche des deux. Ils ont fait le compte de toutes leurs possessions, et il s’est avéré que le mari, roi de Leinster avait un taureau magnifique et fameux Finnbhennach.

Chapitre 5, p177. 269

Furieuse, Méabh a ressenti le besoin d’être à égalité avec son mari. Elle a ainsi envoyé des messagers chez un bétail seigneur de l’Uladh Dáire mac Fiachna pour lui demander de lui prêter Donn Cúailnge, le taureau brun de Cúailnge. Cette bête était la seule sur l’île capable d’être aussi grande et importante que celle de son mari. Le roi de l’Uladh était d’accord, mais cette nuit, alors que tout le monde était saoul après la fête, les messagers de Méabh ont dit, d’une façon très fière, que cela était une bonne chose que le roi de l’Uladh ait été d’accord pour prêter l’animal quelque temps à Méabh, car d’une manière ou d’une autre les armées de Connaught et de Leinster l’auraient pris. Enragés, les hommes de guerre d’Uladh ont expulsé les messagers de la reine Méabh avec plus qu’une simple gueule de bois. Bien évidemment, ceci a déclenché toute une guerre pour prendre la bête, et c’est ici que Cú Chulainn a défendu l’Uladh. Tous les hommes capables de faire la guerre en Uladh ont été endormis par la magie de la reine Méabh. Seul Cú Chulainn a été capable d’intervenir contre les envahisseurs, car il était alors encore assez jeune ; la définition d’un homme capable de faire la guerre en Irlande antique est un homme capable de faire pousser sa barbe. Cú Chulainn n’était pas encore capable de faire pousser sa barbe, alors qu’il était capable de tout acte héroïque de combat. C’est dans ce combat épique que Cú Chulainn a pu défendre l’Uladh, et en le défendant l’Uladh est devenu une sorte de point fixe dans la mémoire collective de l’Irlande du Nord

concernant l’archétype du héros. Le fait qu’il ait défendu l’Uladh contre les envahisseurs (bien que ces envahisseurs soient irlandais) a fait de lui une véritable image archétypale du héros et symbole de la résistance.

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Fig. 27 : Image du Táin : les armées s’amassant (Louis De Broughy) : http:// antiquesandartireland.com/2012/05/ireland-art-tain/

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Il y a bel et bien d’autres incidents qui ont contribué à l’histoire de Cú Chulainn et qui ont contribué à son aspect héroïque, beaucoup trop pour en faire ici une liste. De toute façon, Lady Gregory, avec son livre Cú Chulainn de Muirthemne, a déjà mis en évidence d’une façon à la fois poétique et érudite, toutes les histoires de Cú Chulainn270. À chaque fois, Cú Chulainn a joué le rôle de l’Animus social, comme le définit Durand “l’image de l’animus, du “jeune premier” héros aux aventures multiples qui vient équilibrer la conscience collective”271. C’est d’ailleurs une facette importante à ajouter à notre élaboration du héros d’une manière générale. Dans la mythologie irlandaise et irlandaise du Nord, la tradition héroïque comme celle des Grecs ou encore la tradition germanique, dessine le rôle central des héros dans les récits. Non pas le rôle d’être des “bonnes personnes” morales comme nous l’avons vu dans beaucoup de films au récit moderne272 qui cherchent à nous présenter une image d’un héros moralement “parfait” - les exemples sont trop nombreux pour les nommer - mais des personnes de vertu, au sens de MacIntyre273, c’est-à-dire des personnes d’excellence. Dans les complexes systèmes de la dynamique du pouvoir, pour faire référence à l’ouvrage de Foucault, nous pouvons ainsi penser au rôle symbolique des héros contenu dans ceux qui redressent les déséquilibres dans une relation de pouvoir274. Encore, nous pouvons penser à son rôle symbolique dans le fonctionnement d’un système de Streit (Simmel), ou encore comme une violence symbolique par excellence (Maffesoli). Le figure de Cú Chulainn, poétique et occasionnellement très sanglant, est loin d’être “moralement parfait” mais qualifie pour la definition du héros nous avons elaboré ci-dessus. D’après notre analyse, c’est pour cela qu’il est si utile en tant que symbole organisatrice ou image archetypale, figure de la mémoire collective de l’Irlande du Nord, inspirant surtout pour des anciens combattants de l’IRA. Très justement, car ils ne croyant pas leurs actes d’avoir été moralement parfait, mais que - pour eux - ils ont été parfaitement

nécessaire, peu import leur justification morale. C’est difficile, voir impossible, de justifier des attentas ou actes de violence de l’IRA sur un plan moral ou éthique conventionnelle, et ceci est loin d’être notre but ici. Ce qu’il faut retenir c’est que des combattants, des acteurs de l’IRA se croyait

Gregory, Lady Augusta, Cú Chulainn of Muirthemne, Colin Smythe, Gerrards Cross, 1990. 270

Durand, Gilbert, Op. Cit., pp 69. 271

Certains récits postmodernes ont bel et bien, par contre, incorporé l’ombre du héros, ce que nous pouvons 272

appeler la part du diable, ou simplement son humanité essentielle. Nous pouvons citer ici, en exemple de ce “retour à l’archaïque”, Game of Thrones, où toute la cruauté, la violence, et la sexualité des héros sont bien mises en évidence.

MacIntyre, Alistair, Op. Cit. 273

Ici nous entendons le terme “pouvoir” dans le sens de Foucault. Voir : Foucault, Michel, ‘The Subject and 274

Power’ in Herbert Dreyfus, & Paul Rabinow eds., translated by Paul Rabinow, Michel Foucault: Beyond

justifié pas tout un ensemble d’elements culturelles et réels, dont les récits de la mémoire collective. Dans le measure où ils se sont identifiés avec Cú Chulainn ou l’image archetypale du héros ceci a été car ils se croyait réellement de participer dans une tradition héroïque, d’être des ages du ré- equilibre comme nous l’avons montré ci-dessus.

Si nous pensons, donc, à la mythologie comme un “lieu commun”, comme la pense Durand, le rôle du héros est donc de maintenir une sorte d’équilibre275. Nous avons déjà défini, dans notre partie épistémologique, que nous considérons le territoire de la mémoire collective comme étant un lieu, dans la mesure où cela fait un lien de signification entre les divers membres d’une

communauté - “le lieu fait le lien”276. Ce territoire de la mémoire collective qui pour nous est un lieu l’est donc doublement, par son enracinement dans le vécu phénoménologique comme dans le mythe comme lieu. Comme l’a expliqué Durand,

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Le “lieu commun” où se constituent ces regards en se croisant, le noyau le mieux partagé de la compréhension, c’est le mythe. […] C’est, je le rappelle, un récit (semo mythicus) sans démonstration ni but, descriptif - d’où la nécessité des “redondances” - et qui veut montrer comment des forces diversifiées s’organisent en un univers mental “systématique” ! - veut dire qu’un objet, une entité n’existe, ne se réalise que par des tensions de sous- systèmes antagonistes277.

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C’est bien justement ce système de sous-systèmes - “ces regards en se croisant” qui est constitutif de l’identité dont nous parlons. Le rôle du héros, d’après notre analyse, est de faire partie de la structuration des univers mentaux “systématiques” qui forment ces lieux communs de la compréhension. Bien évidemment, en ce qui concerne la mythologie, la mémoire collective est fondatrice. Nous pouvons constater, lors de nos investigations de terrain en Irlande du Nord, qu’en ce qui concerne la violence, la radicalisation, et l’engagement dans la longue durée qu’il n’y a pas “d’image archétypale” plus importante ou chère aux militants de l’IRA que celle de Cú Chulainn.

Cette notion se retrouve chez Durand. Voir : Durand, Gilbert, Introduction à la mythodologie, Albin 275

Michel, Paris, 1996., pp 215. Chapitre 0, pp 34.

276

Durand, Gilbert, Op. Cit., pp 190/191. 277