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La frontière politique elle-même

C’est “sur le terrain” concret et vivant des symboles que le “sens” d’un phénomène social doit être cherché.

5.2 La rationalisation émotionnelle de la division imposée

5.3.2 La frontière politique elle-même

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Dans la zone frontalière les habitants ont l’habitude de faire référence à la frontière en l’appelant “La Frontière” (EN : the border) sans préciser ce qu’elle sépare. La simplicité de l’utilisation, ainsi que sa fréquence nous fait connaître le rôle que joue une frontière dans la vie quotidienne d’une population. Les habitants se rendent compte de ce que signifie habiter dans une zone frontalière, une signification enracinée dans la mémoire collective de cette population frontalière. La frontière qui séparait le nord de l’Irlande de la République et qui était protégée par de jeunes hommes de Manchester que le destin avait malheureusement muni de

mitrailleuses, avait une très grande importance dans la vie de la population de l’Irlande du Nord, au-delà même de ce qui fait une frontière dans des circonstances “normales”, comme nous pouvons le constater avec la citation de Marcel Mauss avec son regard particulier porté sur le rythme de l’animal humain. Comme élément de la vie et de l’expérience, l'expérience quotidienne de franchir cette frontière a laissé des traces sur ceux qui l’ont entrepris, un fait très commun, que j’ai appris lors des entretiens. Dans ce cas, il serait approprié de citer l’une des personnes que j’ai interrogée, Evan :

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EN:

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That fuckin’ check point, aye, I remember it. I used to pass the same stretch of road every day going to my work, and it’d be the same lads asking me the same questions day-in day- out - ‘Where ye from? Where ye going? What business have ye there?’... And once a week , of a Wednesday morn, I swear they’d stop me systematically to search the car - and I mean search it like, pullin’ every last stitch out of it by the end - just to make me late for work over the road. And if I starting comin’ early, they’d change their day, the shites. And ye know, that was normal - used to happen to my gran-da too, every bloody week. And back then it was the B Specials manning the post, not even the British Army. Imagine, the humiliation - that was a neighbour of his, who he’d see often about the town, but when they

met on the border, it was like he didn’t know the prick, asking him those same questions, though he knew rightly where he lived and where he was going, so he did.

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FR:

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Je me rappelle bien de ce putain point de contrôle. Chaque jour, je devais

parcourir le même chemin pour aller au travail, c’était toujours les mêmes mecs qui me posaient chaque fois les mêmes questions. “D’où viens-tu ?” Où tu vas? Pourquoi faire? Et une fois par semaine, le mercredi matins, je vous jure qu’ils m’arrêtaient systématiquement pour fouiller ma voiture, j’entends par “fouiller” inspecter les moindres recoins, et tout ça, pour que je sois en retard au travail. Et même si j’arrivais en avance, ils changeaient leur jour de fouille, les connards. Et tu sais, c’était tout à fait normal, mon grand-père, lui aussi, est passé par là, chaque semaine de merde. Mais autrefois, c’était les agents de la Police spéciale de l’Ulster, “les B-Specials” qui surveillaient les points de contrôle, et même pas les forces armées britanniques. Figure- toi, quelle humiliation c’était de côtoyer ces gens, de les rencontrer souvent dans la ville, mais dès qu’il s’agissait de se retrouver à la frontière, ils faisaient semblant de ne pas nous connaître, ces imbéciles, en posant toujours les mêmes questions, même s’ils savaient très bien où chacun d'entre nous vivait et où il allait.

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L’emploi du terme “ au-delà de la route” serait dans ce cas bien intuitif, car cela renvoie au sens de proximité, de familiarité, malgré le fait que ce “au-delà de la route” fut soumis à une autre juridiction politique. C’est précisément ce facteur, mais aussi l’existence du réseau des frontières officieuses, qui ont déterminé notre définition de l’Irlande du Nord comme une zone culturelle et géographique et non pas politique. Au cours de ces entretiens, nous avons pu constater une connexion profonde entre le passé et le présent vis-à-vis de la frontière. Très justement, ceci est concerné surtout avec l’existence d’une cumulation d’expériences vécues et d’histoires entendues qui participent tout de même à la construction d’un unique phénomène, une partie de sédiments qui participe à la sédimentation dont est faite la mémoire collective

comme nous l’avons développé dans la première partie de cette thèse. Encore, c’est l’image du fleuve, ou bien plus spécifiquement des ruisseaux qui sont des porteurs de ces éléments

d’expériences vécues envers quelque chose de plus large qu’est le fleuve. Nous pouvons constater que ce sont bel et bien ces ruisseaux qui amènent des personnes vers ou loin de la violence. Voilà bien la différentialité dont a parlé Bertaux242. En particulier, dans le cas des histoires de familles, comme l’histoire d’Evan ayant beaucoup en commun avec celle de son grand-père, il s’agit du même genre de complexification de temps que nous avons cité en parlant de la poésie de Paul Muldoon ci-dessus.

Le travail d’un chercheur est de trouver des liens de signification entre les éléments du terrain. Ceci est le cas en ce qui concerne les ressources narratives auxquelles nous accédons (des poésies, des chansons, etc), ainsi que les imaginaires et leurs représentations, expressions, puis les paroles de nos interlocuteurs. Bien que ces liens ne soient pas évidents, voire

inconscients peut-être même pour l’interlocuteur, c’est justement là où le chercheur devient véritablement un “trouveur”. Ici, dans les paroles d’Evan, nous avons un lien probablement inconscient entre sa temporalité et celle de son grand-père ; bien évidemment ils vivent des choses tout à fait différentes, voire incomparables. Par exemple, les B-Specials qu’a évoqués Evan, formaient un régime policier très particulier. Uniquement protestante, ce fut une réserve qui fut établie pour aider les forces de sécurité britanniques pour contrôler l’Ulster. Ils étaient réputés pour être très mal formés, mal disciplinés et utilisant leur position pour d’éventuels abus de pouvoir. En effet, ils ont été dissous en 1970 suite à la “Hunt Report”243 ; leur présence dans le conflit nord-irlandais a globalement contribué à accroître l’intensité du conflit. Nous pouvons penser aux B-Specials comme étant des éléments constitutifs du système du Streit ayant gouverné les interactions des communautés en Irlande du Nord, pour faire référence à la notion de Simmel que nous avons citée dans notre chapitre sur la violence dans la première partie de cette thèse. Pour faire encore référence à Michel Foucault, c’était avant tout le regard, ici celui du voisin, qui portait désormais les symboles et habits du régime du pouvoir, ou encore de la biopolitique en Irlande du Nord à cette époque244. Comme nous le montre à bien

Bertaux, Daniel, Op. Cit. 242

Le rapport a identifié de multiples abus de pouvoir, et recommande la dissolution des B-Specials. Voir : 243

Baron Hunt, Report of The Advisory Committee on Police in Northern Ireland, Belfast: Her Majesty's Stationery Office, 1969. Consulté le 10 February 2015 – via cain.ulst.ac.uk.

Nous retrouvons l’idée du regard comme outil disciplinaire dans l’ouvrage de Michel Foucault, 244

des égards Maffesoli, c’est par le regard des autres que nous nous construisons, et donc ceci a participé à la construction de l’identité catholique irlandaise du nord, justement par les

violences symboliques. Il est intéressant de noter que pour les interlocuteurs comme Evan, l’association des éléments vécus d’une manière complexe au plan temporel nous indique l’importance de la mémoire collective pour la construction de ces identités ; c’est même fondateur. Les B-Specials n’étaient pas des soldats britanniques, mais des voisins. Cependant ils participent à la même construction de récit dans l’esprit de notre interlocuteur, la même constellation de sens et signification.

Comme nous l’avons déjà rappelé, notre définition de “L’Irlande du Nord” est assez particulière. Ici il est important de souligner ce qui nous est apparu comme particulièrement intéressant à ce sujet, et notamment en ce qui concerne les frontières en Irlande. Il s’agit du fait d’accepter les divisions qui sont, si nous les examinons autrement, artificielles. Une ligne tracée à travers un ensemble d’histoires, de chansons, d’émotions et de récits de la mémoire collective, n’arrivera jamais à y jeter la division ou à y inhiber la manifestation de la générosité et de la solidarité qui est très présente parmi eux, tout au moins pour le moment. Cependant, cette ligne qu’est la frontière de 1922 a participé bien sûr à la construction des communautés, comme nous l’avons montré. Néanmoins, la plus grande divergence qui érige des barrières insurmontables se trouve souvent au sein des groupes, considérés comme homogènes ou réunis au moins par la mythologie ou par mémoire collective ; la communauté catholique nord-

irlandaise en soi n’est pas une chose homogène, et dans notre étude il est surtout important de regarder les différences existant dans cette communauté nous permettant de comprendre justement la “trajectoire” vers la radicalisation et la violence physique. Il existe aussi des frontières invisibles qui renforcent l’union à l’intérieur des sous-groupes, celles de

l’opportunité, de la communion, de la solidarité. Nous insistons sur le fait qu’en Irlande du Nord, la séparation politique entre six comtés du Nord et vingt-six du Sud, considérée ou pas comme légitime, détourne l’attention du réseau des frontières intérieures, divisant les

communautés, comme nous l’avons expliqué précédemment. Il faut signaler ici l’ensemble du travail qui prend de l’envergure dans l’interprétation et la description de ces phénomènes. Par exemple, Debbie Lisle, parmi d’autres, a mené des études sur “le rôle séparateur” des murs en Irlande du Nord en comparant les phénomènes similaires observés en Israël et en Palestine245.

Lisle, Debbie, Op. Cit. 245

Dans le contexte de la complexité de ces clivages identitaires, il devient évident que la définition de l’Irlande du Nord comme une simple zone politique, étant sous la juridiction britannique, n’est qu’une abstraction. Même si l’on prend en considération l’Irlande du Nord dans la mesure où la violence était présente pendant la période des troubles, il est important de se rendre compte que ces violences s’étendaient au-delà des frontières du pays, et notamment en Angleterre. En ce qui concerne les zones frontalières, au Sud et au Nord, elles avaient une grande importance, en particulier pour l’IRA. Du point de vue conceptuel qui semble très clair, le désordre et la mauvaise compréhension de l’Histoire ont été identifiés auparavant par Ernest Renan comme une partie du processus d’oubli des abstractions, indispensable pour la

construction d’une nation. L’Irlande n’est pas une exception, malgré le fait d’être souvent vue comme une nation insulaire, et par conséquent un exemple rare d’une nation relativement cohérente dans sa composition ethnique. Comme nous l’avons montré, par contre ceci n’est pas le cas pour l’Irlande. Cette île a été le produit des cycles de migration et d’intégration - tout comme le reste de l’Europe. La création d’une nation, et donc d’un nationalisme, représente un nécessaire appauvrissement de l’ensemble des sédiments qui ont participé à l’ensemble de la mémoire collective, tout comme l’imposition d’une frontière participe surtout à une division arbitraire des territoires en privilégiant la géographie sur la topographie culturelle,

émotionnelle ou autre. L’Irlande du Nord et les zones frontalières prouvent la nécessité de rajouter des nuances à cette compréhension. Comme Michel Maffesoli le souligne dans ses nombreux ouvrages, nous existons et nous nous voyons nous-mêmes à travers le regard des autres. Chaque population se construit sur l’héritage des échanges et des mouvements. La division en nations c’est l’oubli de ces principes, l’abstraction de ce passé commun qui nous fait considérer nous-mêmes comme complètement différents, uniques, spéciaux, privilégiés, avec un destin particulier etc, enfin tout ce qui a marqué le nationalisme du vingtième siècle. Même en habitant une petite île comme l’Irlande, on trouve évidemment plusieurs couches de sédimentation constituées par tous ces gens arrivés au cours des siècles, il est donc ridicule de penser à une homogénéité ou à une uniformité parfaite. C’est surtout le cas en Irlande du Nord, où la situation reste complexe, et la division profonde entre les protestants et les catholiques. Cependant, nous ne pouvons pas considérer cette séparation comme une simple fantasmagorie élaborée à partir du début du vingtième siècle ; les graines de cette séparation ont été semées dans la terre par tous les éléments que nous avons évoqués, comme l’imposition de l’anglais, la destruction de la culture, ou encore l’imposition de la frontière ou encore la création du

classe dirigeante des propriétaires du sol (tous des protestants) qui sentaient le danger de la solidarité et d’autres divisions que celles religieuses, et surtout celles qui échappaient à leur contrôle, a contribué au renforcement de la division protestante-catholique en Irlande du

Nord246. Leur soutien à l’Ordre d’Orange est ici un fort indice ; l’Ordre d’Orange est quasiment mort après sa suppression en 1849. Avec la perspective d’indépendance, les élites de l’Irlande du Nord ont soutenu l’Ordre d’Orange pour en effet protéger leur place, et assurer la survie de l’union. La fantasmagorie d’une unité protestante ou encore catholique est une chose unique qui contribue également à maintenir plusieurs frontières invisibles dans la région de l’Irlande du Nord. De son côté, le clergé catholique a participé avec enthousiasme à l’homogénéisation de la communauté catholique, ainsi qu’à la tentative de suppression de la culture gaélique (celte). Comme l’a bien montré Padraigín Ní Uallacháin dans son livre A Hidden Ulster (“Un Ulster Caché”), le clergé catholique a principalement participé à la destruction d’une quantité inconnue de musiques en gaélique irlandais, ainsi qu’à la suppression de la langue elle-même. Comme elle le cite d’un évêque nord-irlandais, “Irish is a threat to the faith” (le gaélique irlandais c’est une menace pour la foi). La raison est fort simple et triste : pour 247éviter que des protestants évangéliques utilisent des exemplaires de la bible traduite en gaélique pour ainsi inciter la population dans les Gaelteachteanna (parties de l’irlande ù l’ion parle le gaélique) à se convertir en une forme de protestantisme ou une autre. La réponse de la part du clergé catholique a été en effet une tentative de raser les particularismes locaux de la culture, donc de participer d’une certaine manière à la colonisation britannique. Ces diverses tentatives n’ont pas pu par contre raser les nuances complètement, mais hélas nous faisons toujours référence à la communauté catholique là où l’on devrait peut-être faire référence à l’Oriel, Tír Chonnail, ou encore Dál Rialta.

Nous arrivons donc à un paradoxe où la frontière d’un point de vue culturel est l’une des divisions artificiellement introduites entre les gens de toute croyance et communauté, mais en même temps, c’est bien leurs différences qui participent à l’entretien de ces frontières dans la vie quotidienne. Et comme nous l’avons montré, la frontière est, à bien des égards, ainsi que ces différences, enracinée dans la mémoire collective de ces populations. Nous pouvons constater en faisant référence aux éléments culturels propres à la communauté catholique, ou

L’origine de la division intracommunautaire est discutée dans English, Richard, Armed Struggle: The 246

History of the IRA, Oxford University Press, Oxford/New York, 2003, pp 13.

Ní Uallacháin, Padraigín, A Hidden Ulster, Four Courts Press, Dublin, 2003, pp 421. 247

encore aux diverses communautés catholiques en Irlande du Nord, que cela est bel et bien le cas. L’ouvrage de Padraigín Ní Uallacháin dans son livre A Hidden Ulster peut être compris, par exemple comme étant une archive en soi de tout un bassin des récits de la mémoire

collective, des choses particulières comme de la vie quotidienne ; c’est quand même au niveau de cette vie quotidienne que la culture se forme. Tout comme Maurice Halbwachs l’a expliqué dans “La mémoire collective chez les musiciens”, la musique peut servir comme récit ou support non-textuel de la mémoire collective spécifique à un cadre social. Le travail de Padraig ín Ní Uallacháin, qui est élaboré sans faire référence à Halbwachs248 (elle-même est

musicienne et non pas sociologue, historienne ou philosophe), peut être compris comme la sauvegarde d’un bassin complet d’un monde mnémonique lié à la tradition musicale de la région d’Oriel. Oriel, région de l’Ulster du Sud-Est 249, est aujourd'hui divisée par la frontière qui coupe Ard Mhacha, An Lú, et Muinichéan, désormais les comtés de Armagh, Louth et Monaghan. Comme nous voulons l’argumenter, l’existence de la frontière en soi, même si cette frontière a a été une zone de conflit particulièrement intense, n’a pas rasé les connections existant en Irlande du Nord dans cette communauté catholique sur les deux côtés de la frontière, Nord et Sud. La frontière a été détournée, comme le montre Ní Uallacháin, par la chanson, la poésie, et la musique.

Ces passages quotidiens comme ceux d’Evan cité ci-dessus on été marqués par des violences symboliques, et bien sûr par des violences physiques. D’après l’expérience, cela a été un élément traumatisant, mais suffisant pour accepter le côté artificiel de cette imposition à travers l’impact, un fardeau partagé par la population qui habitait près de ces frontières, et des deux côtés de celle-ci. Ce fait est remarquable dans les témoignages des personnes que nous avons interviewées, les jeunes comme les vieux, et qui surgit à plusieurs reprises. Cela pour citer Bernadette, qui a passé la plupart de sa vie à côté de la frontière entre Fermanagh et Monaghan.

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L’importance de la mémoire collective pour les musiciens est soulignée dans ‘Mémoire Collective chez 248

des musiciens’ in Halbwachs, Maurice, La Mémoire Collective, Albin Michel, Paris, 1997. Ní Uallacháin, Padraigín, Op. Cit., pp 109.

EN:

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The worst I ever had in all my years crossing the border... It was surely when, one night, I was being questioned by the guard on duty, when mortars started raining down around the place. I was coming back home from my brother’s house in Clones, and the bombs started going off all around the checkpoint. The thing is, I was just in shock. I was a student in Belfast at that time, at Queen’s, and we were used to that kind of thing - in Belfast. You’d hear an alarm, or even no alarm and you’d hear the bomb, and you’d just get down on your hunkers under a table and wait for what happened next. And after a while it just seemed so routine, almost normal. But out there - that was nearly my home - the few wee stretch of miles that stood between my mammy and daddy, and my brother. And to imagine bombs falling down on it, and me in the middle.... I know I was in shock, because I got out of the car and I stood up, watching it happen, before the British soldier shoved me back in the car and shouted at me to get out. Thinking about it, it feels like it was a long time before I started going, but... Och,