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Chapitre 2 : Méthodologie

1. Les racines de l’enquête

a)

Les congés payés à Toronto

“And the Nikes on my feet keep my cypher complete35.” Mon arrivée et mes premières expériences professionnelles au Canada sont fondamentales pour comprendre l’élaboration de ce projet de thèse et ma perspective sur les jeunesses racialisées en Amérique du Nord. Je suis arrivé à Toronto à l’automne 2012, en provenance d’une ville du sud de la France, après l’obtention d’un permis de travail dans le cadre du Programme Vacances Travail36 (PVT). Mon arrivée n’a pas été de tout repos. Alors que je pensais être suffisamment

compétent dans ma pratique de la langue anglaise, je découvrais progressivement que l’immersion dans un milieu anglophone nécessitait plus que quelques échanges quotidiens, plus ou moins fréquents, avec des étudiants européens de passage. J’avais beaucoup de mal à comprendre l’accent de Toronto dans les conversations ordinaires. J’avais aussi beaucoup de difficultés à saisir les subtilités des pratiques locales du marché de l’emploi pour obtenir des entretiens d’embauche. J’ai tenté avec peu de succès d’intégrer les programmes d’aide aux nouveaux arrivants dans la région pour mieux comprendre les attentes du marché du travail et savoir mettre en valeur mes compétences acquises ailleurs. Les premiers temps ont été vraiment frustrants, alors que je détenais une formation universitaire en gestion de projet et en intervention sociale avec plusieurs années d’expériences professionnelles. Je me retrouvais dans un passage à vide, tiraillé par mes propres incertitudes quant à mon choix de changer d’air. C’est au bord d’un terrain de football que j’ai obtenu ma première expérience professionnelle comme ouvrier sur un chantier de construction. J’ai rapidement quitté ce poste, car il n’était pas déclaré et mon employeur était un migrant sud-américain en situation irrégulière.

Cette plongée dans l’informalité du secteur de la construction m’a cependant incité à m’activer encore plus pour trouver un emploi. J’ai retrouvé assez vite un poste d’ouvrier sur les chantiers. Je devais néanmoins souvent faire face à une forme de paternalisme de la part de mon nouveau patron, persuadé de m’offrir une opportunité sans précédent en me sortant de ma condition de vie forcément misérable. J’avais beau tenter de lui expliquer que la précarité des conditions de

35 Nas, The world is yours (Q-tip remix), Illmatic (Columbia Records 1994).

36 « Le Programme Vacances Travail (PVT), appelé Working Holiday Visa (WHV) en anglais, permet aux jeunes âgés

de 18 à 35 ans de découvrir un pays en y voyageant pendant un ou deux ans, tout en étant autorisé à travailler pour financer ce voyage » (https://pvtistes.net/le-pvt/).

56 travail qu’il m’offrait était incomparable avec les avantages du contrat à durée indéterminée37 que

j’avais quitté, ces éléments résonnaient difficilement dans nos conversations. J’ai pourtant réellement songé à saisir ma chance dans ce domaine. J’allais au travail chaque matin en métro avec un certain confort dans la routine et j’appréciais ce sentiment de travail accompli à la fin de la journée. J’avais néanmoins beaucoup de mal à trouver ma place dans mon métissage et toute ma complexité dans ce nouvel environnement — comme homme racisé ayant vécu entre l’Afrique de l’Ouest et l’Europe — majoritairement composé d’hommes et de blancs. J’avais choisi de venir au Canada, et particulièrement à Toronto, à partir de ma perception de l’image de cette ville et de ce pays : une société post-raciale où tout est possible pour un jeune homme racisé. Je garde en mémoire cette vidéo de promotion symbolisant cette représentation à l’ambassade du Canada et dévoilant les paysages d’automne des grandes plaines, où l’on pouvait pêcher à la mouche en toute sérénité, entouré d’orignaux courant en liberté. Chaque jour au travail, les seules autres personnes racisées que je croisais, au-delà des usagers du métro et des quelques rares clients ou manœuvres sur les chantiers, étaient les ouvriers asiatiques qui géraient une casse proche de notre atelier. Je sentais aussi une distance avec les personnes noires que je rencontrais, puisque c’étaient majoritairement des Afro-Canadiens ou des Afro-Caribéens, loin des réalités ouest- africaines ou afro-européennes qui m’étaient familières. Cette période correspond à mes premières interrogations sur l’expérience des jeunes Canadiens racialisés. C’est aussi à partir de ce moment que mes conclusions de recherche de Master (Kapo 2012) ont trouvé un écho dans l’actualité canadienne et le traitement médiatique du phénomène de la radicalisation en janvier 2013 (voir chapitre précédent). Au bout de 5 mois de travail sur les chantiers, je me suis décidé à quitter cet emploi face à la faible rémunération et la dégradation des conditions de travail.

J’ai rapidement retrouvé du travail dans une petite compagnie située dans la même zone industrielle ; une sorte de « start-up » en design automobile. L’employeur était un entrepreneur canadien, originaire d’un petit village de Colombie-Britannique, ayant fait fortune dans le boom de l’informatique du début des années 90. Il avait embauché un couple de jeunes architectes du nord-ouest de la France, également en PVT et fraichement sortis de l’école. J’étais par ailleurs la seule personne racisée de cette petite équipe. Dans un premier temps, les conditions étaient nettement plus stables que mon poste précédent. Je travaillais dans un atelier et je n’avais plus à

37 Dans le contexte français, « [le] contrat de travail à durée indéterminée (CDI) est la forme normale et générale de la

relation de travail. Par définition, il ne prévoit pas la date à laquelle il prend fin. Il peut être rompu sur décision unilatérale soit de l’employeur (licenciement pour motif personnel ou pour motif économique, mise à la retraite), soit du salarié (démission, départ à la retraite), ou encore pour une cause extérieure aux parties (ex : cas de force majeure) » (https://travail-emploi.gouv.fr/droit-du-travail/les-contrats-de-travail/article/le-contrat-de-travail-a-duree-indeterminee- cdi).

me rendre sur des chantiers extérieurs par des températures négatives. L’environnement de travail était bilingue, ce qui facilitait la communication sur certains aspects. D’un autre côté, au fil du temps, le manque d’expérience des jeunes architectes dans le domaine, mais aussi du chef d’entreprise, a commencé à se faire ressentir par la multiplication des retards et des petites erreurs dans la production. L’organisation au sein de l’équipe de travail s’est rigidifiée. L’horizontalité, prônée au départ pour entretenir de bonnes relations de travail à tous les niveaux, s’est de plus en plus hiérarchisée et les réunions de crise se succédaient. La « coolitude38 » de la

start-up s’était envolée. J’ai été subitement remercié face à mes demandes insistantes et répétées, sans grand succès, de clarifications des objectifs et d’amélioration des conditions de travail, dans un contexte ayant tendance à pointer des manquements au niveau de ma productivité en évitant soigneusement d’évoquer ceux des autres paliers. Il est difficile de mesurer avec précision les effets de la racialisation dans le déroulement et le dénouement de cette expérience, mais je ressentais néanmoins un traitement différencié dans mon rapport au couple d’architectes français — des jeunes blancs issus de la classe moyenne — et à l’entrepreneur canadien — un homme blanc dans la fin de la cinquantaine d’une classe privilégiée — avec des nuances dans les deux cas, à partir de mon statut d’ouvrier racialisé. Ma propre expérience à Toronto m’incitait à poser les bases d’une réflexion plus large sur celles des « Autres » — les jeunes racialisé.e.s dans l’espace urbain — dans les villes contemporaines canadiennes.

Au-delà des implications de la perte de mon emploi, cette expérience et cette période m’ont permis d’affiner la structure d’un projet de recherche, largement favorisé par le contexte social et politique du moment. Le dépôt du projet de loi sur la Charte des valeurs québécoises a lieu à l’automne 2013. Mon parcours antérieur d’intervenant social au sein des quartiers populaires français se retrouvait à l’intersection des enjeux contemporains des espaces urbains au Canada, dans la tension entre diversité, multiculturalisme et interculturalisme, mais aussi racisme ordinaire, islamophobie et stigmatisation. Les débats publics sur les contextes québécois et montréalais, qui n’avait pas encore atteint l’urgence et les proportions prises par la suite avec le départ des jeunes Montréalais.e.s vers la Syrie, laissaient planer un amalgame, de la perspective de Toronto, entre une forme de « Québec bashing » (Bernard Barbeau 2014), d’autosatisfaction pour « le reste du

Canada » majoritairement anglophone et les profils menaçants pour les « valeurs occidentales »

(Bilge 2012). Paradoxalement, certains éléments de langage de ce débat m’étaient étrangement familiers par rapport aux discours de la laïcité et des valeurs de la République (Laborde 2009)

38 Mathilde Ramadier (2017) évoque la « coolitude » dans un essai autobiographique pour faire référence au discours

attractif et alléchant des nouveaux modes organisationnels dans les entreprises du type « start-up », mais dissimulant également une forme d’exploitation du salarié reposant sur sa propre adhésion au modèle.

58 dans mon expérience des quartiers populaires français. Mes observations de terrain contrastaient néanmoins largement avec les approches dominantes. De manière très similaire, la conversation sur les populations racialisées en France minimisait le racisme, la stigmatisation, la discrimination et certaines formes de violence. Je pense notamment à la trajectoire d’une jeune femme rencontrée lors d’un atelier de production audiovisuelle. Très impliquée dans les actions locales, elle était à l’initiative de plusieurs projets du centre social dans le quartier où je travaillais. Dans ses questionnements liés à sa construction identitaire, elle avait progressivement choisi de porter le voile. D’une part, cela lui permettait d’envisager un départ du domicile, malgré la pression de sa famille, et d’autre part, cette option lui offrait l’opportunité de s’affirmer dans des espaces publics comme l’université, malgré la pression sociale, dans la tension entre le marqueur de sa pratique religieuse et une forme de protection de son intimité. Cela ne l’avait pas empêché de rejoindre par la suite l’équipe de football féminine que j’entrainais dans le championnat local. Je pense aussi à un autre jeune homme du même quartier qui n’avait jamais réussi à faire valider sa formation d’opticien en raison du refus systématique de ses demandes de stage. Les professionnels locaux de ce lucratif secteur étaient alertés par deux indicateurs selon ce jeune homme : son nom à consonance arabe et son lieu de résidence situé dans un quartier prioritaire de la Politique de la ville en France, anciennement considéré comme une « Zone Urbaine

Sensible39 ».

Au carrefour de ces expériences entre la France et le Canada, ma sensibilité pour les trajectoires et les récits de vie des habitants des quartiers populaires, particulièrement ceux des populations racialisées, m’a poussé vers la construction de mon enquête sur les jeunes montréalais.e.s. L’intersectionnalité a favorisé une proximité et un engagement auprès de ces communautés en consolidant ma posture épistémologique.

39 Voir Mustafa Dikeç (2007) pour une analyse sociohistorique de la Politique de la ville en France, caractérisée par

b)

Intersectionnalités : Race, classe et genre dans la ville ordinaire

L’émergence de l’intersectionnalité est étroitement liée à la réflexion et aux luttes antiracistes et postcoloniales féministes, qui cherchaient un cadre et une grille de lecture théorique et politique permettant l’analyse de l’imbrication des différents processus de genrification, racialisation ou ethnicisation (Combahee 1982). Jusque-là, différents courants théoriques évoluaient en parallèle et à l’intérieur de frontières disciplinaires peu poreuses. Les courants féministes antiracistes et postcoloniaux tentaient, d’une part, de rendre visible les injustices et les inégalités liées au genre dans les différents discours antiracistes et postcoloniaux, et, d’autre part, de confronter les discours hégémoniques féministes majoritairement blancs, occidentaux et des classes moyennes40. La juriste Kimberlé Crenshaw (1989) introduit pour la première fois le terme dans un

article combinant la théorie féministe noire à la théorie critique de la race. Sa contribution s’inscrit dans la longue tradition du black feminism, interrogeant le statut particulier des femmes noires aux États-Unis et le double processus d’invisibilisation qu’elles subissent. À la fois en tant que

femmes dans la théorie féministe classique, mais aussi en tant que noires malgré le rôle qu’elles

jouent dans les luttes émancipatrices (Hull, Bell-Scott et Smith 1982 ; Collins 1990).

La perspective intersectionnelle s’est avérée déterminante dans la consolidation de mes réflexions et de mes conclusions de recherche dans les quartiers populaires entre la France et le Québec. La rencontre avec cette tradition théorique et épistémologique, mais également pratique, dans sa vocation transformative, a permis de mieux structurer ma recherche à plusieurs niveaux. Tout d’abord, l’approche intersectionnelle accorde une attention et une place particulières à l’intimité et à la proximité des participant.e.s de la recherche, dont chaque trajectoire est unique. Ensuite, cette perspective, mêlant production des savoirs et praxis dans les luttes des collectifs afroféministes, comme le Combahee River Collective (1982), trouvait un écho particulier dans mon propre itinéraire, entre recherche, intervention et engagement dans les quartiers populaires. Enfin, cette posture intersectionnelle permettait à mon travail et mes réflexions de franchir un palier interprétatif et analytique, en croisant les études sur le genre et sur les sexualités, plus particulièrement sur les enjeux liés à la masculinité.

Les théories de l’intersectionnalité ont décloisonné mon approche de l’expérience ordinaire dans les espaces urbains, me permettant de mieux articuler la pluralité des injustices et des inégalités

40 Voir les travaux de Chandra T. Mohanty (1988) et ceux de Gayatri Spivak (1988) qui créent un espace au courant

60 avec la déconstruction de l’idée selon laquelle “each discrimination has a single, direct and

independent effect on status, wherein the relative contribution of each is readily apparent”

(King 1988, 47), ou encore que l’une des variables est plus significative que les autres. Danièle Kergoat (2009) parle de la consubstantialité et de la coextensivité des rapports sociaux. Ces derniers ne peuvent pas être sériés dans le temps : ils se (re)produisent mutuellement41. Si la

perspective des femmes noires aux États-Unis, et plus largement des femmes de couleur, indépendamment du contexte territorial, devait être prise en compte grâce à une perspective théorique, c’est surtout un point de vue situé, tant au niveau politique que social, qui est recherché pour faire passer les expériences des personnes appartenant aux groupes marginalisés « des

marges au centre » (hooks 1984). En prenant en compte les spécificités des trajectoires de ces

individus, dans leur intimité et selon une posture favorisant la proximité et l’engagement, le travail de recherche permet de faire émerger les structures de pouvoir et d’oppression à partir de la comparaison et de la confrontation des différents cas.

Il faut néanmoins revenir sur certaines limites de la notion d’intersectionnalité (Davis 2008 ; Choo et Ferree 2010). Tout d’abord, le concept ne se présente pas sous la forme d’un corpus homogène. Il serait plus approprié de parler de la pluralité des intersectionnalités, tant la combinaison des variables et des logiques entrant en interaction ouvre des possibilités d’analyse. Ensuite, étroitement en lien avec cette première objection, il est question ici d’identifier clairement les filiations théoriques et épistémologiques pour situer son point de vue. Troisièmement, comme le précisent Bourque et Maillé,

« […] l’élaboration d’une analyse intersectionnelle pose un troisième défi dans le contexte

québécois, soit celui de composer avec une longue tradition d’analyses féministes limitées au paradigme du genre, c’est-à-dire élaborée exclusivement à partir des concepts binaires femme/homme et masculin/féminin, en l’absence d’une articulation féministe des catégories de race et de classe de la société québécoise » (2015, 3).

Cette spécificité met en lumière plusieurs fragilités qui dépassent largement le contexte québécois quant au recours au concept d’intersectionnalité. En effet, son émergence est redevable à la réflexion, à la théorisation et aux luttes émancipatrices des femmes noires aux États-Unis et plus largement des femmes racialisées au niveau global. Plusieurs études nous mettent en garde

41 Le Combahee River Collective écrit dans sa déclaration : « We believe that sexual politics under patriarchy is as

pervasive in Black women’s lives as are the politics of class and race. We also often find it difficult to separate race from class from sex oppression because in our lives they are most often experienced simultaneously »

contre les pratiques de “whitening”, de “mainstreaming” ou d’institutionnalisation (McCall 2005 ; Choo et Ferree 2010 ; Bilge 2014).

Cette ethnographie s’est donc largement construite sur les apports des théories de l’intersectionnalité dans un processus réflexif constant : entre la positionnalité de l’enquêteur dans sa relation avec les participant.e.s à la recherche, au niveau du sens et de l’utilité de la production des savoirs, enfin en ayant conscience de l’impact de la recherche et de sa vocation transformative auprès des populations racialisées. Les parties qui suivent — la présentation des sites de l’enquête de terrain et des outils de l’ethnographie, ainsi que les chapitres suivants — doivent être lues à la lumière de cette conscience épistémologique.

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