• Aucun résultat trouvé

Les pratiques et les imaginaires urbains des jeunes racialisé.e.s

Chapitre 1 : La recherche scientifique sur les jeunes Montréalais.e.s racialisé.e.s

3. Les pratiques et les imaginaires urbains des jeunes racialisé.e.s

Au début des années 90, Philomena Essed (1991) travaille sur les expériences ordinaires et quotidiennes de racisme, de discrimination et de stigmatisation vécues par des femmes noires aux États-Unis et aux Pays-Bas. Ses travaux lui permettent de développer l’échelle des micro- interactions du quotidien entre acteurs sociaux pour l’intégrer dans les théories critiques de la race. Ma thèse place la perspective des jeunes racialisé.e.s à l’avant-scène, de manière similaire à l’approche et aux conclusions d’Essed, stipulant l’invisibilisation des effets de la matrice de domination (Essed 1991 ; voir également Collins 1990) et articulant les dimensions intersectionnelles de genre, race et classe. Miles et Brown (2003) définissent le racisme comme une idéologie attribuant des signifiants à certaines caractéristiques phénotypiques et/ou génétiques des êtres humains de manière à produire un système de catégorisation et d’attributs spécifiques (discriminants) pour les individus affectés par ces catégories. Ce processus de production de significations favorise la création d’une hiérarchie entre les groupes sociaux et l’établissement de critères déterminant l’inclusion ou l’exclusion d’individus. La racialisation fait spécifiquement référence à ce processus de différenciation en fonction de critères distincts entre les individus et les groupes. Poiret, Hoffmann et Audebert (2011) précisent l’intérêt de ce concept : « La racialisation se réfère aux pratiques et aux représentations racistes qui, selon les

46

origines communes ; mais aussi sur celle du lignage biologique supposé, indépendamment des caractéristiques phénotypiques exhibées par ceux qui en sont la cible, comme dans le cas du principe de la goutte de sang aux États-Unis ou des imputations de judéité en Europe. Dans un cas comme dans l’autre, la racialisation est fondée en nature, elle relève de l’hérédité et non de l’héritage, et elle s’inscrit toujours dans des rapports de domination/subordination contraignant la vie quotidienne des individus. » (Poiret,

Hoffmann et Audebert 2011, 11).

Pour Colette Guillaumin (in De Rudder 1998), la « racisation » désigne « l’attribution ou la

revendication d’appartenance à un ensemble particulier d’individus, définis par un ensemble syncrétique et indissociable de caractéristiques naturelles et culturelles, physiologiques et psychologiques, biologiques et mentales ». Pour Véronique de Rudder (1998), la « racialisation »

est « une forme particulière de racisation et correspond au procès idéologique de zoologisation

du règne humain », tandis que Omi et Winant (2014, 111) définissent le processus comme “the extension of racial meaning to a previously racially unclassified relationship, social practice, or group.” Dans cette thèse, la notion de racisation fait principalement référence à un processus

d’autodétermination subjective32, « les personnes racisées, utilisant cette catégorie dans le cadre

de leurs nouvelles actions sociales » (Bensiali-Hadaud 2020, 13), soit pour revendiquer une

différence, de la dignité ou accéder à l’équité. La racialisation, qui correspond à la perspective priorisée, met l’accent sur une assignation objectivante :

« Même si le processus de racialisation peut comprendre un mouvement de retournement

du stigmate qui amène les dominés à revendiquer et à retravailler la catégorie qui est au cœur de leur domination, d’un point de vue historique, elle commence toujours par une imputation catégorielle imposée par le groupe dominant. » (Poiret, Hoffmann et

Audebert 2011, 11).

La racialisation demeure un concept théorique à consolider (Garner et Selod 2015). Cette notion fait néanmoins référence aux processus de stigmatisation, de catégorisation et de hiérarchisation régissant les rapports sociaux entre les acteurs, ainsi que la perspective déterministe qui les sous- tend. En effet, Miles et Brown (2003, 100) mobilisent la racialisation comme synonyme d’une forme de catégorisation raciale, soit un processus de délimitation des frontières entre les différents groupes sociaux et la désignation de certains individus comme appartenant à ces groupes en

32 Je sollicite la notion de racisation pour évoquer trois aspects dans cette thèse : mon point de vue situé, lorsqu’elle

est mobilisée par les participant.e.s à la recherche et lors de mes observations au Collège de Maisonneuve qui découlent de mes échanges avec les étudiant.e.s.

fonction de caractéristiques (supposément) inhérentes et/ou biologiques (principalement phénotypiques). De manière générale, la racialisation fait donc référence au traitement différencié de l’altérité — l’Autre ou les Autres — à partir de critères biologiques, culturels, linguistiques ou religieux, réels ou imaginés (Bilge et Forcier 2017). Dans cette thèse, la notion de racialisation désigne les processus de différenciation entre individus et groupes, à partir de critères réels ou imaginés, imbriqués dans la matrice de domination (Collins 1990) et produits par les interactions quotidiennes et ordinaires.

b)

Les pratiques urbaines

Dès les années 80, Jean Rémy et Liliane Voyé (1981, 15) interrogent autant la violence des jeunes « qui dégradent des équipements collectifs – parcs, cabines téléphoniques… —, ou qui

traversent bruyamment les villes sur des motos sophistiquées » que « celle des citoyens qui cherchent à assurer par eux-mêmes leur sécurité en s’organisant autour de la légitime défense ».

J’ai montré dans les parties précédentes que les différents champs de production culturels, scientifiques, journalistiques et politiques négligent les effets du racisme, de la stigmatisation, de la discrimination et de certaines formes de violence dans l’expérience ordinaire des jeunes racialisé.e.s. L’exploration et l’analyse de leurs pratiques urbaines quotidiennes se révèlent une entrée appropriée pour saisir les effets des processus de racialisation dans leurs expériences quotidiennes et ordinaires à Montréal. Les travaux de Simone (2006) montrent par exemple que les pratiques urbaines transgressives des jeunes dans des espaces informels, comme certains lieux spécifiques de Douala et de Johannesburg, participent à la production de la ville. Mais, c’est surtout la contribution d’Asef Bayat (2013) qui apporte de nouveaux éclairages sur les pratiques urbaines — et transgressives — des jeunes dans les villes ordinaires du Moyen-Orient, au-delà de leur image de classe dangereuse. Bayat illustre leur agentivité dans un contexte d’incertitude et de précarité croissantes en milieu urbain avec ce qu’il a nommé “the quiet encroachment of the

ordinary”, que l’on pourrait traduire par « l’empiètement tranquille de l’ordinaire ». Cette notion fait

référence à la progression discrète, mais soutenue et clairement envahissante des individus des classes populaires en quête de survie et d’épanouissement dans les espaces des classes privilégiées dominantes ou des institutions publiques. Les expériences ordinaires de ces individus

48 sont caractérisées par des modalités d’engagement et de mobilisation sourdes, éparses et prolongées, avec certaines actions collectives sporadiques, mais aussi des luttes ouvertes et flottantes sans idéologie claire ni représentation ou organisation structurées :

“In addition, these struggles are seen not necessarily as defensive merely in the realm of

resistance, but cumulatively encroaching, meaning that the actors tend to expand their space by winning new positions to move on. By doing so, they establish new norms and practices on the ground.” (Bayat 2013, 46).

La perspective de Bayat conforte mes observations sur les pratiques urbaines des jeunes Montréalais.e.s racialisé.e.s. Par exemple, dans les portraits de Shantelle et de Chad que je présente en introduction, on voit émerger, à partir des liens forts caractérisant leur famille, un usage de l’humour permettant d’apaiser les tensions et les frustrations de certaines situations conflictuelles ordinaires, ou encore un soutien qui pousse la sœur à rappeler à son frère qu’il est entouré et à amener sa famille à se déplacer à l’école pour rencontrer le professeur lorsque le conflit a été verbalisé. Les sollicitations de Chad auprès de ses camarades de classe pour l’épauler sont tout aussi importantes à noter. De la même manière, Koffi n’a pas accepté de payer l’amende de 100 $ pour défaut de permis, sans ciller. Il s’est saisi d’un avocat pour se défendre à la cour municipale en contestant l’infraction. Koffi a préféré payer le triple de l’amende, soit 300 $ en frais d’avocat, parce qu’il avait « la haine33 » et qu’il refusait de laisser passer cette injustice. Ces petites résistances ordinaires dans la vie quotidienne des jeunes hommes et femmes des communautés racialisées — au sein de la famille, à l’école, au travail, dans la rue ou dans les espaces publics, ou encore dans leurs temps libres — contribuent, tranquillement, mais sûrement, par leur fréquence et leur répétition, à grappiller une forme d’amélioration de leurs conditions de vie et à redéfinir les limites de leur place au sein de la société, pas à pas.

Selon Bayat (in Herrera et Bayat 2010, 31), être « jeune » dans une ville contemporaine constitue de surcroît une condition urbaine intrinsèque : “It is in modern cities that ‘young persons’ turn into

‘youth’ by experiencing and developing a particular consciousness about being young, about youthfulness.” Cette urbanité particulière de la jeunesse, ce qu’il appelle "youthfulness", s’incarne

dans l’accès à l’éducation, le statut social, les attentes spécifiques de ce segment de la population et éventuellement une conscience sociale critique. Les villes contemporaines, en tant que pôles de diversité, de créativité et d’anonymat, offrent de nouvelles opportunités aux jeunes, des options et des modèles alternatifs leur permettant d’explorer leur subjectivité (Herrera et Bayat 2010, 31).

Certains lieux, comme les parcs, les centres communautaires, culturels ou commerciaux, ou tout simplement un coin de rue, constituent les arènes où s’expriment ces jeunes ou cette "youthfulness".

c)

Les imaginaires urbains

« L’imaginaire constitue alors une source d’interprétation des réalités changeantes qui

nous permet de saisir le sens que les jeunes construisent de façon créatrice à travers les représentations qu’ils se font de leur place sociale dans la vie urbaine » (Boudreault et

Parazelli 2004, 2).

Dans un ouvrage collectif sur les imaginaires urbains des villes modernes, Alev Çinar et Thomas Bender (2007, xi) explorent la ville comme un champ d’expérience, tout autant que les modalités d’imagination de l’espace physique et social dans la production de la culture urbaine. Ils s’intéressent aux structures des citadins dans l’imaginaire urbain collectif à partir d’un vaste échantillon de pratiques urbaines quotidiennes de différentes villes du monde. Çinar et Bender (2007, xiii) interrogent directement le processus de (re)production sociale de la nation et de la ville alimentant leur réification et leur naturalisation en tant qu’objet dans le temps et dans l’espace. Ils avancent que : “[…] a city is produced and sustained, that is, located, in such narratives that

proliferate through the daily travels, transactions, and interactions of its dwellers, thereby shaping the collective imaginary” (Çinar et Bender 2007, xiv). Dans une conception très proche, l’ouvrage

de Dillabough et Kennelly (2010) interroge les expériences de jeunes Canadien.ne.s marginalisé.e.s dans une comparaison entre Vancouver et Toronto. Leur contribution poursuit deux objectifs : 1) construire une image ethnographique détaillée du quotidien et des expériences contemporaines des jeunes des villes globales ; 2) comprendre les façons dont ces expériences quotidiennes affectent leurs imaginaires urbains et plus précisément leurs perceptions de la ville. Dans le champ des études urbaines, l’intérêt pour les images de la ville remonte aux années 60. Les travaux de Kevin Lynch (1960) et de Raymond Ledrut (1970) sont les premiers ouvrages significatifs. Lynch explore plus particulièrement l’impact du cadre bâti dans l’espace urbain sur les représentations spatiales des individus et la façon dont le paysage structure leurs perceptions de la ville. Ledrut offre une lecture des perceptions de la ville à partir de deux grands modèles

50 interprétatifs : le modèle fonctionnaliste ou pratique et le modèle hédoniste ou vitaliste, se référant davantage à l’histoire, aux mythes, ainsi qu’au vécu des sujets. La contribution de Dillabough et Kennelly (2010), dans la continuité de ces travaux classiques, met en lumière la complémentarité de la relation entre les pratiques et les imaginaires urbains pour aborder l’expérience quotidienne des jeunes dans les villes canadiennes contemporaines. Les travaux de Jean-Luc Roques (2004, 2005) présentent également un intérêt similaire au niveau des caractéristiques de l’urbanité des jeunes des « petites villes » en France.

D’un point de vue analytique, la prise en compte des imaginaires urbains, ou de l’imagination géographique des individus, selon David Harvey (2005b), apporte de nouveaux éclairages dans leur parcours biographique et sur leur relation avec les lieux et les espaces. Cette approche complémentaire avec l’attention portée au processus de racialisation et aux pratiques urbaines a pour ambition de développer de nouvelles perspectives sur les jeunes Montréalais.e.s racialisé.e.s.

Les récits des jeunes Montréalais.e.s racialisé.e.s dans les espaces ordinaires de la vie quotidienne, façonnant réciproquement leurs représentations sociales et spatiales de la ville contemporaine, sont évoqués ici comme des aventures ordinaires, afin de marquer la tension entre l’altérité de cette population et la quotidienneté de leurs pratiques et de leurs imaginaires urbains dans le contexte de la ville de Montréal.

Documents relatifs