• Aucun résultat trouvé

1 – Les désillusions de juin 1848 : la révolution et l'esprit républicain liés au Mal

A – Baudelaire socialiste

Charles Baudelaire fut, avant d’adhérer, partiellement, aux thèses contre-révolutionnaires et réactionnaires de Joseph de Maistre, un socialiste, voire même un républicain. S’il nous est très difficile, aujourd’hui, de définir le contenu qu’avaient ces termes alors, nous pouvons préciser que le poète fut proche du socialisme utopique de Charles Fourier et qu'il adhéra au club de Blanqui, symbole du mouvement révolutionnaire, la Société républicaine centrale. Les événements historiques de l’année 1848, particulièrement le massacre des insurgés en juin, eurent une grande importance dans le revirement politique effectué par Baudelaire dans la décennie suivante. Car comme il le dit à sa mère dans une lettre datée du 27 mars 1852 : « Des événements politiques et de l’influence foudroyante qu’ils ont eue sur moi, je te parlerai un autre jour. »30 Il ne sera donc pas question ici de faire, comme le déconseille André Guyaux dans sa préface au recueil composé de

Fusées, Mon cœur mis à nu et de La Belgique déshabillée, « l’économie d’un Baudelaire politique, rédui[re] son importance, occulte[r] la solidarité interne de son œuvre, soustrai[re] le politique du poétique. »31 En d’autres termes, de ne pas voir l’influence majeure des convictions politiques de Baudelaire sur son œuvre poétique.

Avant la date fatidique de 1857 et la parution des Fleurs du mal, les écrits de Baudelaire sont, hormis la publication de quelques poèmes et d'essais esthétiques dans des revues, pour le moins rares. Or, c’est durant cette période, celle qui couvre l’année 1845, avec l’entrée dans le monde des lettres de Baudelaire avec le Salon de 1845, à 1857, et la parution des Fleurs du mal

donc, que les événements historiques vont influencer majoritairement la pensée et les convictions politiques du poète, tels que nous les retrouverons, notamment, inscrites au cœur de son œuvre. Cette décennie verra Baudelaire évoluer sur l’échiquier politique, de la gauche vers la droite.

C’est bien grâce aux premiers écrits, qu’ils soient esthétiques ou littéraires, aux premières publications de Baudelaire, mais aussi à ses journaux intimes, à sa correspondance et aux différents témoignages de ses contemporains, que nous pouvons percevoir le jeune socialiste, admirateur de Proudhon, qu’il fut.

Il convient tout d’abord de nous arrêter sur les premiers écrits esthétiques de Baudelaire, c'est-à-dire sur le Salon de 1845, Le Musée classique du Bazar Bonne-Nouvelle et le Salon de 1846, et plus particulièrement sur l’épineux problème que pose l’adresse « Aux bourgeois », thème récurrent de ses trois écrits précédents les événements de 1848. De nombreux lecteurs et critiques

30 Charles Baudelaire, Correspondance, Gallimard, La Pléiade, 1973, t. I, p.196.

31 André Guyaux, Préface, Charles Baudelaire, Fusées. Mon cœur mis à nu. La Belgique déshabillée, Gallimard, Folio classique, 2002, p.30.

sont restés sceptiques devant les idées développées par Baudelaire, de peur d’être la victime de l’ironie du poète, d'une « charge » d'artiste à l'encontre du bourgeois. Car, si Baudelaire s’avère être, durant les années 1845-47, proche du milieu bohème, la thèse défendue ici est radicalement à l’opposé de celle des écrivains romantiques. L’on connaît bien l’opposition systématique des romantiques, et plus particulièrement des Jeunes-France, au bourgeois qu’ils qualifient d’ « épicier », juste propre au commerce, matérialiste, philistin, symbole du conservatisme et même, sous la monarchie de juillet, ennemi des républicains. Baudelaire s’oppose, dès le Salon de 1845, à ce préjugé :

Et tout d’abord, à propos de cette impertinente appellation, le bourgeois, nous déclarons que nous ne partageons nullement les préjugés de nos grands confrères artistiques qui se sont évertués depuis plusieurs années à jeter l’anathème sur cet être inoffensif qui ne demanderait pas mieux que d’aimer la bonne peinture, si c’est messieurs savaient la lui faire comprendre, et si les artistes la lui montraient plus souvent32.

Avant de réitérer dans le dernier paragraphe de son article, paru en feuilleton dans Le Corsaire-Satan, Le Musée du Bazar Bonne-Nouvelle :

Nous avons entendu maintes fois de jeunes artistes se plaindre du bourgeois, et le représenter comme l’ennemi de toute chose grande et belle.- Il y a là une idée fausse qu’il est temps de relever. Il est une chose mille fois plus dangereuse que le bourgeois, c’est l’artiste-bourgeois qui a été créé pour s’interposer entre le public et le génie ; il les cache l’un à l’autre. Le bourgeois qui a peu de notions scientifiques va où le pousse la grande voix de l’artiste-bourgeois.- Si on supprimait celui-ci, l’épicier porterait E. Delacroix en triomphe33 .

L’ironie baudelairienne est certes présente, mais sous la plaisanterie et le ton badin perce le sérieux de la thèse, la volonté chez Baudelaire de faire aimer la peinture aux bourgeois, de leur apprendre le bon goût, de leur faire découvrir le Beau, de les élever spirituellement, de les abreuver de poésie. Car si, durant cette période, le jeune critique est proche de la bohème romantique, il fréquente aussi assidûment le peintre Gustave Courbet et le poète-ouvrier Pierre Dupont, sous l’influence desquels

32 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Salon de 1845, Gallimard, La Pléiade, 1976, t. II, p.351.

il s’ouvre aux préoccupations sociales et aux théories socialistes34. Ne serait-ce qu’en raison de sa réitération, elle est présente dans ses trois premiers écrits esthétiques, l’ambition éducative du bourgeois est manifeste chez Baudelaire, avant les événements de juin 1848. C’est dans l’adresse « Aux bourgeois », du Salon de 1846, qu’elle est le plus développée :

Jouir est une science, et l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin.

Or vous avez besoin d’art.

L’art est un bien infiniment précieux, un breuvage rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l’estomac et l’esprit dans l’équilibre naturel de l’idéal35.

Outre son ambition éducative, ce qui est à l’œuvre dans cette adresse « Aux bourgeois », c’est le vif désir, comme l’a démontré David Kelley36, chez Baudelaire, dans la droite lignée de son romantisme et de son socialisme, de retrouver l’unité perdue éclatée en dualité, de concilier les contraires en une harmonie : liberté et fatalité, matière et esprit, individu et collectivité, ou encore artiste et bourgeois. Ainsi, « préoccupations esthétiques et préoccupations sociales se retrouvent dans une conception de l’harmonie intégrale, placée comme un rêve à l’horizon de l’avenir. »37 En somme, une dédicace où l’on voit poindre tout l’optimisme fouriériste38.

Car tel est bien le rêve des socialistes avant les massacres de juin 1848, celui d’une société future qui « sera repue, heureuse et bienveillante, quand elle aura trouvé son équilibre général et absolu. »39 Comme le remarque très justement Dolf Oehler, dans son ouvrage Le Spleen contre l’oubli, « En février 1848, le peuple et la bourgeoisie avaient l’un pour l’autre des regards amoureux.»40 En effet, avant les massacres des insurgés, les utopistes s’imaginaient que le peuple et la bourgeoisie marcheraient, à l’avenir, main dans la main. Qu’en était-il exactement de Baudelaire ? Admirateur de Proudhon, croyait-il réellement au Grand Soir et aux lendemains qui chantent ? Croyait-il, à cette époque, vivre dans un monde où l’action est la sœur du rêve ? Ou l’ironie aux lèvres et la distanciation du dandy le gardaient-ils de tout enthousiasme naïf ? En raison du manque d’informations sur ces années-là, nous ne pouvons répondre catégoriquement à toutes

34 Max Milner, Baudelaire, enfer ou ciel, qu’importe !, La recherche de l’absolu, Plon, 1967, p. 63.

35 Charles Baudelaire, Salon de 1846, ibid., p. 415.

36 Baudelaire, Salon de 1846, éd. David Kelley, Oxford, At the Clarendon Press, 1975.

37 Charles Baudelaire, Salon de 1846, ibid., note 1 p. 1294.

38 Jean Pommier, La Mystique de Baudelaire, Publication de la faculté des lettres de Strasbourg, Les Belles Lettres, 1932, p. 56.

39 Charles Baudelaire, Salon de 1846, ibid., p. 417.

ces questions. En revanche, certains faits et écrits peuvent nous donner certains indices quant à l’engagement de Baudelaire pendant les événements de 1848.

B – Baudelaire en 1848

Grand lecteur des théoriciens socialistes, comme le locuteur de son poème en prose

Assommons les pauvres !, la révolution de 1848 ne prend pas Charles Baudelaire au dépourvu. Son engagement politique en 1848, contre la monarchie de Juillet, bourgeoise et libérale, n’est donc pas, comme certains critiques ont voulu le voir, un simple engagement d’occasion, l’opportunité pour Baudelaire de régler ses comptes avec son beau-père, tant haï et jalousé, le général Aupick, alors commandant de l’École Polytechnique41. Cette interprétation œdipienne, de l’engagement de Baudelaire sur les barricades, est en particulier due à cette anecdote célèbre, trop peut-être, rapportée par Jules Buisson dans une lettre à Eugène Crépet :

''[...] en 1848, le 24 février au soir, je le rencontrai au carrefour de Buci, au milieu d’une foule qui venait de piller une boutique d’armurier. Il portait un beau fusil à deux coups luisant et vierge, et une superbe cartouchière de cuir jaune tout aussi immaculée ; je le hélai, il vint à moi simulant une grande animation : « Je viens de faire le coup de fusil ! » me dit-il. Et comme je souriais, regardant son artillerie tout brillant neuve – « Pas pour la République, par exemple ! » - Il ne me répondait pas, criait beaucoup ; et toujours son refrain : il fallait aller fusiller le général Aupick''42.

Outre la malveillance et l’ironie de Buisson, qui n'était pas réputé pour son progressisme, à l’encontre de Baudelaire, l’on peut percevoir dans cette anecdote tout l’enthousiasme juvénile du poète, s’excitant à jouer au révolutionnaire. En effet, l’engagement sur les barricades de Baudelaire, en février 48, s’avère être des plus sincères, il n’est pas dû à un quelconque calcul personnel, l’occasion de tirer la révolution vers lui. Au contraire, selon un souvenir de Charles Toubin, révolté devant la violence d’un crime perpétué devant lui par un garde municipal, il se range parmi les insurgés :

Du fond des Champs-Élysées arrivent des municipaux à pieds, la baïonnette en avant et à leur tour les émeutiers commencent à fuir. L’un deux sans armes poursuivi par deux soldats, tourne autour d’un arbre, fait un faux pas, tombe et là, sous nos yeux, un des municipaux lui

41 Notamment André Guyaux, Préface, Charles Baudelaire, Fusées. Mon cœur mis à nu. La Belgique déshabillée, Gallimard, Folio classique, p. 27-28.

42 Lettre de J. Buisson à Eugène Crépet, 1886, citée in W. T. Bandy et Claude Pichois, Baudelaire devant ses contemporains, Editions du Rocher, 1957, p. 101.

enfonce la baïonnette en pleine poitrine. Tous nous poussons un cri d’horreur, un ouvrier qui s’est aussi réfugié sur la margelle du jardin à une violente attaque de nerfs et nous sommes obligés Promayet et moi de le reconduire par le bras chez lui, rue Godot-de-Mauroy, pendant que Courbet et Baudelaire vont à La Presse, dénoncer à Émile de Girardin cet acte d’épouvantable férocité43.

Il paraît difficile de douter des sentiments du poète durant cette période, « dans lesquels le désir de vengeance avait probablement moins de part que la générosité. »44 D’ailleurs, l’engagement de Baudelaire sur les barricades se poursuivra également durant les journées, bien plus violentes, radicales et tragiques, de Juin, aux côtés du poète Pierre Dupont, comme le relate son ami d’adolescence Gustave Le Vavasseur dans une lettre à Eugène Crépet45. Il serait donc erroné de voir, dans la participation de Baudelaire aux événements de Février et Juin 1848, une simple parenthèse hystérique dans la vie du poète, comme certains critiques l’ont supposé. Il s’agit bel et bien d’une continuité avec les convictions socialistes de Baudelaire d’avant les événements de 1848. Il y a d’autant plus de continuité dans ses convictions qu’en février, il fonde, avec Champfleury et Toubin, un journal qui professe des idées extrémistes, Le Salut Public. Un journal politiquement engagé qui ne connaîtra que deux numéros et que Baudelaire alla vendre lui-même rue Saint-André des Arts ! Curieux spectacle que de voir le dandy Baudelaire vendre un journal, dans la rue, au premier venu. Le titre, choisi par le poète, est une référence directe à Robespierre, c’est dire l’envie chez Baudelaire de ressentir vivement l’émotion de la Révolution46 et, une fois de plus, la part de romantisme exacerbé qui se cache derrière son engagement. Car, comme le souligne Claude Pichois, « Est-il excessif de suggérer que c’est le Romantisme que Baudelaire a aimé et admiré dans la Révolution ? »47 À ce titre, lorsque Charles Toubin se souvient de la création du journal, il se remémore également la frénésie baudelairienne de l’époque : « Baudelaire aimait la Révolution comme tout ce qui était violent et anormal et à cause de cela je le craignais plus que je ne l’aimais. Mais je me résignai au fait accompli. »48 Quoi qu’il en soit le journalisme politique du poète ne s’arrêta pas à cette seule expérience, puisqu’en avril et jusqu’en juin 1848, il devient secrétaire de rédaction dans un autre journal, plus modéré celui-ci, La Tribune nationale49. .

43 Charles Toubin, Souvenirs d’un septuagénaire, cité in W. T. Bandy et Claude Pichois, ibid., p. 96.

44 Max Milner, ibid., p. 63.

45 Lettre de Gustave Le Vavasseur à Eugène Crépet, EJC, p. 82.

46 Olivier Apert, Baudelaire, Etre un grand homme et un saint pour soi-même, illico, Infolio, 2009, p. 119.

47 Claude Pichois, Baudelaire en 1848, Notice, in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, ibid., p. 1554.

48 Charles Toubin, ibid., p. 103.

Continuité donc plutôt que parenthèse hystérique50, pour reprendre les termes d’Olivier Apert, en ce qui concerne Baudelaire durant cette période : en témoigne également son admiration et sa sympathie pour le philosophe et théoricien socialiste Pierre-Joseph Proudhon. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur la correspondance du poète et, en premier lieu, sur les deux lettres qu’il a directement écrites au philosophe en août 1848. À cette époque Proudhon est l’homme à abattre et son jeune admirateur, alors inconnu de lui, lui écrit afin de le rencontrer, mais également pour le prévenir d’un « complot réel [...] de la part des bêtes féroces de la propriété »51 :

Vous êtes le grand bouc. – Soyez sûr qu’il n’y a là-dedans aucune exagération ; je ne puis vous donner de preuves. Si j’en avais, sans vous consulter, je les aurais envoyées à la préfecture. Mais ma conscience et mon intelligence font de moi un excellent mouchard relativement à mes convictions. Ce qui veut dire que je suis sûr de ce que j’affirme, à savoir que l’homme qui NOUS est cher court des dangers. C’est à tel point que, me rappelant différentes conversations surprises, s’il y avait une tentative, je pourrais vous donner des noms, tant la férocité est imprudente52.

L’effusion lyrique et les propos tenus trahissent bien la véritable admiration du jeune poète pour le penseur socialiste, qu’il finira par rencontrer, peut-être par l’entremise de Gustave Courbet, ami et portraitiste de l’un et de l’autre. Une admiration qui rejaillira plus tard dans l’article intitulé Les Drames et les romans honnêtes : « Proudhon est un écrivain que l’Europe nous enviera toujours. »53

Une estime que Baudelaire lui vouera toute sa vie, malgré le changement ultérieur de ses opinions politiques. Il suffit pour cela de s’arrêter sur la lettre à Poulet-Malassis du 1er mars 1865, où il se fait l’avocat du penseur, pour s’en convaincre54, mais également sur le manuscrit du poème en prose ironique Assommons les pauvres !, où apparaît une apostrophe satirique faite au philosophe que Baudelaire, finalement, retirera dans la version définitive du poème.

Continuité aussi en ce qui concerne sa compassion envers le peuple et, à travers lui, le lien d’amitié qui l’unit au chansonnier Pierre Dupont. Au contact des bohèmes et dans les ateliers ou les modestes estaminets qu’il pouvait fréquenter avec eux, Baudelaire a certainement été ému par la souffrance et les vertus du petit peuple55. C’est cet univers qu’il a pu retrouver dans Chants et 50 Olivier Apert, ibid., p. 119.

51 Lettre À P.- J. Proudhon, [21 ou 22 août 1848] Charles Baudelaire, Correspondance, Gallimard, La Pléiade, 1973, t. I, p. 151-152.

52 Ibid., p. 151.

53 Ibid., Les Drames et les romans honnêtes, p. 40-41.

54 Lettre À Poulet-Malassis, Ier mars 1865, ibid., t. II, p. 469.

chansons, recueil de poésie socialiste de son ami Pierre Dupont, avec lequel il était sur les barricades en juin 1848. La notice élogieuse qu’il lui consacre en 1851 nous dévoile un Charles Baudelaire méconnu, loin de l’image du dandy froid et distant, un Charles Baudelaire ému devant cette poésie populaire, au souvenir de son ami et face à la misère du peuple. En effet, il fut « ébloui et attendri » à la lecture du poème Le Chant des ouvriers, qu’il qualifie d’ « admirable cri de douleur et de mélancolie »56, car la compassion politique passe par elles, elles en sont, comme le signale Olivier Apert, la condition sine qua non57. Baudelaire ne reniera jamais cette notice, même si la seconde qu’il écrira plus tard au sujet de l’œuvre de Pierre Dupont, après le revirement politique, dans Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, s’avérera moins élogieuse.

C – Le temps des désillusions

Après les grandes espérances qu’avait apportées la révolution de Février 1848 dans le cœur des socialistes et des républicains, les journées de Juin, quant à elles, marqueront le temps des désillusions. La fermeture des Ateliers nationaux mena le peuple à la révolte qui fut, en retour, massacrée par la réaction. Les massacres de Juin, que Jean-Paul Sartre qualifia de « péché originel » de la bourgeoisie, firent, du côté des insurgés, environ 4000 morts dont 1500 fusillés sur le champ, 11000 arrestations et 4000 condamnations à la déportation. Par son extrême violence, cette insurrection sépara nettement les voix des castes sociales58 : « En juin 1848 les voiles se déchirèrent, la bourgeoisie s’atteignit par un crime dans sa réalité de classe, elle perdit son universalité pour se définir, dans une société divisée, par des rapports de force avec les autres classes. »59 Désormais, le vieux rêve du peuple et de la bourgeoisie marchant, ensemble, main dans la main, est loin derrière. Le réveil est brutal pour les défenseurs de l’idéal républicain.

À la suite des massacres de Juin, les termes utilisés par les intellectuels, journalistes et écrivains, qu’ils soient du côté des insurgés ou de la réaction, ne sont pas assez forts pour qualifier les événements. Dans son excellent ouvrage, Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848, Dolf Oehler a recensé les qualificatifs employés par les deux camps pour définir son ennemi. Ainsi se traite-t-on respectivement de « barbares », de « bêtes féroces » ou encore de « démons »60. Mais ce qui apparaît le plus important à nos yeux est le champ lexical se rapportant au « Mal ». « Avec plus ou moins de conviction, chaque parti croit voir dans l’adversaire idéologique un représentant du Mal. »61 Car, désormais, après les funestes journées de Juin, l’homme apparaît comme mauvais aux

56 Ibid., Pierre Dupont [ I ], p. 31.

57 Olivier Apert, ibid., p. 125.

58 Ibid., p. 117.

59 Jean-Paul Sartre, L’idiot de la famille, Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Gallimard, 1971-72, t. III, p. 401, n.1.

60 Dolf Oehler, « Barbares et bêtes féroces. Monstres, démons – l’enfer, Satan. Le mal » in Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848, p. 28-44.

yeux des intellectuels, notamment Renan ou encore Sainte-Beuve : « Toutes mes idées politiques ont changé du jour où j’ai été convaincu de ce résultat d’observation morale : les hommes sont une assez méchante et plate espèce. »62 Il découle de ce constat, pour nombre d’intellectuels, une

Documents relatifs