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I - Huysmans, le peintre de la vie moderne

1 – Un esthète désengagé

A – « Un naturalisme baudelairien »445

Auteur d’un recueil de poèmes en prose, Le Drageoir à épices, publié en 1874, qui ne fut guère remarqué que de Théodore de Banville, Joris-Karl Huysmans fait sa véritable entrée en littérature sous le patronage de Zola en 1876. C’est l’année où, selon Henry Céard, il découvre l’œuvre du maître de Médan. Mis en éveil par la publication de L’Assommoir dans Le Bien public, le jeune écrivain, grâce aux quelques francs touchés de la vente de son recueil chez Dentu, « achète les premiers volumes de la série des Rougon-Macquart. »446 Quelques semaines plus tard, par l’intermédiaire de son ami Céard, jeune admirateur de Zola et futur collaborateur aux Soirées de Médan, Huysmans est introduit chez celui qui deviendra le chef de file du mouvement naturaliste, auquel il offre un exemplaire du Drageoir à épices, puis plus tard, un volume de son premier roman, d’une influence nettement plus zolienne, Marthe.

Comme tout jeune débutant en littérature qui veut réussir et se faire un nom, Huysmans doit s’enrégimenter dans l’école qui triomphe au moment où il fait son entrée sur la scène littéraire, s’il ne veut se heurter à l’indifférence la plus totale, comme ce fut le cas lors de la parution de son recueil de poèmes en prose. Alors qu’en 1770, un jeune homme se piquait de sentimentalisme et qu’en 1830, « il fallait arborer un gilet rouge et applaudir à Hernani »447, un jeune écrivain de 1876 se doit de s’affilier au mouvement littéraire émergeant, à savoir le Naturalisme, avant de prendre son indépendance, comme le remarque très justement Pierre Cogny :

Mais, en cette période d’incertitude sur le plan littéraire et dans sa volonté de percer commune à tous les débutants, Huysmans voit surtout dans le Naturalisme une rampe de lancement, une espèce de tremplin dont il est vraisemblablement décidé à ne plus faire usage dès qu’il aura acquis la notoriété. Tout se passe comme s’il voulait faire admettre sous une étiquette qui grâce à Zola, commence à être connue, ses propres produits448.

Huysmans partage cette particularité, ou cet arrivisme, avec un autre séide de Zola durant cette période, Guy de Maupassant qui, bien qu'il fît partie à ses débuts du groupe de Médan, donna rapidement une orientation fantastique à son œuvre ; cela les conduira à collaborer tous deux aux

Soirées de Médan, bataille importante de la grande campagne naturaliste. Mais auparavant, il s’agit

445 Jean de Palacio, Figures et formes de la Décadence, ibid.

446Le « Huysmans intime » de Henri Céard et Jean de Caldain, Nizet, 1957, p. 110.

447 Frédéric Lefèvre, Entretiens sur J.-K. Huysmans, cité par Pierre Cogny, Joris-Karl Huysmans à la recherche de l’unité, Nizet 1953, p. 20.

de faire une œuvre scandaleuse afin d’occuper une place dans le milieu littéraire, et Huysmans conçoit manifestement Marthe comme une œuvre choquante, capable « de susciter des réactions, en un temps où la censure paraît active et susceptible de consacrer un livre. »449 C’est effectivement sur l'esclandre, que peuvent susciter les œuvres naturalistes, que compte Émile Zola pour faire la publicité de son œuvre et de son mouvement littéraire naissant. Le premier roman de Huysmans fut bien reçu par les milieux naturalistes. Le jeune romancier fit donc rapidement partie du groupe qui, ne ménageant pas ses moyens de parvenir, se constituait autour du maître de Médan.

Les Sœurs Vatard, le deuxième roman de Huysmans, dédié à Zola, marque véritablement l’entrée du romancier dans le mouvement naturaliste. Durant l’écriture de ce dernier, le jeune écrivain dut rendre des comptes à son maître au sujet de l’avancement de son œuvre, comme à un chef d’armée exigeant450. Car pour Émile Zola, il s’agit toujours de faire campagne pour le naturalisme, de faire de la publicité pour le mouvement, de choquer le bourgeois, comme s’en réjouit Huysmans dans sa correspondance à Théodore Hannon, lors de la rédaction de son roman : « Celui-là sera, je crois, d’un joli galoubet et fera voiler les yeux aux bourgeois chauves »451, ou encore : « Saperlotte ! Je serai forcé, pour me dégonfler, de sonner un rude pet dans mon roman que je dédierai aux vierges aigries par la chasteté, aux séminaristes abattus par les convoitises ! »452

À ce titre, Les Sœurs Vatard fera scandale et sera, au même titre que L’Assommoir, traîné dans la boue par la critique littéraire, à la grande joie de Zola.

Mais la campagne naturaliste de Huysmans passe auparavant par une série d’articles, publiés en 1876 dans L’Actualité, journal bruxellois dirigé par Camille Lemmonier, puis en plaquette en mars 1877, sous le titre Émile Zola et L’Assommoir. Dans cette série d’articles, Huysmans se fait bien entendu le défenseur d’Émile Zola qu’il s’agit de présenter en bon bourgeois, en homme honorable, de labeur et de vertu, qui se penche sur les maux de son temps. Mais derrière la défense de Zola et de son œuvre, se dévoile un manifeste du naturalisme huysmansien, qui marque un pas de côté par rapport à celui de l’auteur de L’Assommoir. Ainsi écrit-il, dans le deuxième article de la série :

Nos romans ne se dénouent pas toujours, d’après les données habituelles, par le mariage ou par la mort, c’est vrai, nos romans ne soutiennent aucune thèse et, la plupart du temps, ne concluent pas, c’est encore vrai. Mais l’art n’a que faire des théories politiques et des

449 Sylvie Thorel-Cailleteau, « Introduction », Marthe, Joris-Karl Huysmans, Romans I, Robert Laffont, 2005, p. 4.

450 Sylvie Thorel-Cailleteau, « Introduction », Les Sœurs Vatard, ibid., p. 71.

451 Lettre du 7 avril 1877, J-K. Huysmans, Lettres à Théodore Hannon, ibid., p.50.

utopies sociales ; un roman n’est pas une tribune, un roman n’est pas un prêche et je crois qu’un artiste doit se garer comme d’une peste de tout le fatras de ces verbiages453 !

Voilà des propos qui étonnent sous la plume d’un disciple du maître de Médan. Mais les lignes suivantes, tirées du troisième article consacré à l’étude de l’œuvre de Zola, détonnent bien plus et, par là même, réitèrent la notion du désengagement politique du naturalisme huysmansien :

Il va sans dire que je ne m’occuperai ici ni de la théorie scientifique développée par l’auteur, ni des questions politiques que d’aucuns ont cru devoir soulever à propos de ses livres. Tout cela m’importe, en vérité fort peu. Je ne traiterai, dans ces courtes pages, que l’œuvre d’art proprement dite454.

Cela a le mérite d’être concis et clair. Comment le maître a-t-il bien pu réagir à ces lignes de son disciple ? En fut-il véritablement surpris ? Ne connaissait-il pas l’esthète Huysmans, auteur du Drageoir à épices ? Et puis la correspondance que Zola échangeait avec lui, ne contenait-elle pas des critiques de ses œuvres, à commencer par celle de L’Assommoir, qui ne faisaient aucunement mention de théories politiques, ni d’utopies sociales ?

Ainsi, à propos de L’Assommoir qui met en scène la classe ouvrière, écrit-il dans la lettre du 7 janvier 1877 : « C’est beau, oh mais absolument beau ! Gervaise faisant le trottoir dans la boue et regardant le chahut de son ombre est admirable »455. De même, à la réception de Germinal, où la question sociale est également balayée d’un revers de la main, le critique Huysmans s’arrête principalement sur les descriptions de Zola : « Ce qui me frappe surtout et ce qui m’apparaît comme une partie toute supérieure du livre, c’est le côté paysage souterrain et site terrestre »456. La Terre, qui se présente comme l'équivalent de Germinal pour les paysans, comme un témoignage de leur histoire, de leurs mœurs, de leurs rôles et de la crise de l’agriculture qu’ils subissent, recevra le même accueil : « Votre cadre de paysages est superbe ; avec vous l’on voit une mélancolique Beauce, s’étendre, plate, à l’infini, d’un bout à l’autre du livre. »457

Pierre Cogny considère qu’il y a de la part de Huysmans une incompréhension de l’œuvre de Zola, car il ne voit l’extérieur sans réussir à pénétrer le but réel de l’œuvre. En d’autres termes, il ne peut comprendre Zola car il est « enfermé dans les limites de son propre moi »458.

453 J.-K. Huysmans, « Émile Zola et L’Assommoir », in Zola, Bartillat, 2002, p. 42.

454Ibid., p. 49.

455 J.-K. Huysmans, Lettres inédites à Émile Zola, Droz, 1953, p. 3.

456 Lettre de mars 1885, ibid., p. 114.

457 Lettre du 15 novembre 1887, ibid., p. 135.

Une telle interprétation paraît quelque peu excessive. Ne peut-on pas plutôt voir une forme de malice de la part de Huysmans dans ces critiques qui ne s’attardent pas sur les questions sociales, mais uniquement sur les descriptions de la vie moderne ? Une critique ironique qui ne veut prendre en compte le sens profond de l’œuvre. Mais surtout l’esthète Huysmans est indifférent à tout ce qui touche le politique et le social, dans la mesure où seule l’intéresse la question du Beau, et plus particulièrement du Beau moderne. C’est ainsi que les critiques des œuvres de Zola ne sont perçues que par le prisme de la question de l’art. « Huysmans est un œil »459 a écrit Remy de Gourmont au sujet de l’auteur de L’Art moderne. Le désengagement politique de Huysmans est donc la conséquence de ses préoccupations esthétiques.

L’auteur d’« Émile Zola et L’Assommoir » se souvient de la théorie baudelairienne, héritée de Gautier et développée dans Notes nouvelles sur Edgar Poe, selon laquelle une œuvre d’art ne doit pas être utile, ni morale, mais doit seulement se préoccuper de beauté. Idée que le poète a reprise dans Le Peintre de la vie moderne : « L’artiste vit très peu, ou même pas du tout, dans le monde moral et politique. »460 En conséquence, comme le remarque très justement Patrice Locmant, « la littérature n’a pour lui [Huysmans] d’autre fin qu’elle-même et ne nourrit aucune ambition sociale ou politique. »461 D’où l’importance du style chez Huysmans qui est la qualité première de la littérature. Aux partisans de Zola qui considèrent « que le style n’est en art qu’une qualité secondaire », il rétorque violemment : « un roman mal écrit n’existe pas ! - Non, la forme n’est pas une qualité secondaire en art, elle est aussi nécessaire, aussi précieuse que l’observation et l’analyse.»462 La question de l’importance du style sera un point de désaccord entre Zola et Huysmans. Le maître de Médan avait, par ailleurs, déjà mis en garde l’auteur de Marthe lors de la critique de son roman : « Vous avez un style assez riche pour ne pas abuser du style. »463

Mais les divergences entre Zola et Huysmans, quant à leur définition du naturalisme, ne sont pas seulement d’ordre esthétique, mais également existentielles et philosophiques. Effectivement, alors que le naturalisme d’Émile Zola est nourri de valeurs positivistes et partisan du progrès, le naturalisme huysmansien est, quant à lui, pessimiste, empreint de désespoir, aux accents schopenhaueriens, et animé d’une conscience aiguë de la décadence. Ce sont ces différentes caractéristiques, qu’elles soient esthétiques, existentielles et philosophiques, avant d’être, plus tard, religieuses, qui rapprochent Huysmans de Baudelaire, plus sûrement que de Zola. À la suite du

459 Remy de Gourmont, « J.-K. Huysmans », Le Livre des masques, Mercure de France, 1921, p. 201.

460 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, ibid., t. II, p. 693.

461 Patrice Locmant, « Introduction », Joris – Karl Huysmans, Le Drageoir aux épices, Champion, 2003, p. 32.

462 J.-K. Huysmans, « Émile Zola et L’Assommoir », in Zola, ibid., p. 36.

463 Émile Zola, lettre à Huysmans du 13 décembre 1876, citée par Pierre Cogny, « Introduction », Lettres inédites à Émile Zola, p. XIII.

poète, Huysmans se fera le peintre de la vie moderne, d’un monde désenchanté, celui de la modernité.

En outre, Patrice Locmant voit dans Le Drageoir aux épices un ouvrage pré-naturaliste464. L’on peut lui donner raison dans la mesure où la modernité baudelairienne est déjà présente dans ce recueil de poèmes en prose, qui rendait hommage au poète du Spleen de Paris. L’on peut donc qualifier le naturalisme de Huysmans, non pas de zolien mais de baudelairien. Le romancier avait, dans la préface465 aux Rimes de joie de Théodore Hannon, mais également dans une lettre à Léon Cladel, rapproché Charles Baudelaire du naturalisme :

Le romantisme est mort – Le seul qui survivra sera Baudelaire, un admirable artiste qui, en plus d’une forme exquise, est un penseur profond, un vigoureux analyste. À ce pont de vue et en enlevant son diabolisme romantique, cet homme extraordinaire est bien plus près du naturalisme que du romantisme466.

Cette proximité de Baudelaire avec Huysmans et le naturalisme, mais aussi, en définitive, de celle entre le naturalisme et la décadence est propre à brouiller les grandes lignes tracées par l’histoire littéraire : « En réalité, naturalisme et symbolisme apparaissent comme les modalités de l'esprit de Décadence. »467 Tout comme pour Huysmans, l'influence de Baudelaire, à travers la notion de modernité, tient une place importante dans l’œuvre de Zola. Le futur auteur de La Faute de l’abbé Mouret n’avait-il pas participé à la supercherie du recueil Les Vieilles Plaies qui se voulait être l’œuvre posthume du poète des Fleurs du mal ? Et son roman Le Ventre de Paris ne doit-il pas, autant que le poème en prose Claudine de Huysmans, à La Charogne de Baudelaire ? Comme le dit très justement Sylvie Thorel-Cailleteau, « fleurs poétiques de naturalisme ou de décadence – c’est la même chose. »468

B – L'esthétique de la modernité

L’influence de Baudelaire sur le jeune Huysmans est donc particulièrement présente à travers la question fondamentale de la modernité. Tel est le véritable credo du romancier naturaliste, atteindre, ce qui il nomme dans « Émile Zola et L’Assommoir », « ce but suprême de l’artiste : la vérité, la vie ! »469 Il s’agit pour Huysmans, comme pour Zola par ailleurs, de peindre dans ses

464Patrice Locmant, ibid., p. 26.

465 J.-K. Huysmans, Lettres à Théodore Hannon, ibid., p. 286.

466 J.-K. Huysmans, Lettre à Léon Cladel, fin mai début-juin, 1879, À l’écart, 1987, p. 19.

467 Jean de Palacio, « En guise de préface : ''enseigner '' la Décadence ? », ibid.

468 Sylvie Thorel-Cailleteau, « Préface », Joris-Karl Huysmans, Romans I, ibid., p. XX.

romans le monde moderne tel qu’il le voit, comme il se présente à lui en cette fin du XIXe siècle, de le décrire dans toute sa réalité. C'est ainsi qu’il s’écrie, d’enthousiasme au sujet de ses descriptions de chemin de fer, dans une lettre datée du 7 avril 1877 à Théodore Hannon, au moment de la rédaction des Sœurs Vatard : « Du moderne ! saperlotte ! du moderne ! »470 Le but de l’écrivain est de faire l’éloge du présent, de le transposer littérairement, car il est la seule réalité avec laquelle il doit avoir à faire, dont peut émerger la beauté. Baudelaire avait déjà montré la voie : « Le plaisir que nous retirons de la représentation du présent tient non seulement à la beauté dont il peut être revêtu, mais aussi à sa qualité essentielle de présent. »471

Le personnage de Cyprien Tibaille, double de l’auteur qui se fait le porte-parole de ses théories esthétiques et qui apparaît dans Les Sœurs Vatard et En Ménage, est un véritable disciple de Baudelaire. C’est tout d’abord en tant que promeneur solitaire, flâneur et homme des foules, jouissant du privilège du poète d’être à sa guise soi-même ou autrui, qu’il se fait le peintre de la vie moderne :

Et ces joies délicieuses de la rue, je les goûte, le matin aussi, quand je flâne sur les trottoirs. Alors j’examine les fillettes qui ont découché et qui trottinent, secouant un tantinet leurs jupes, baissant des yeux battus, faisant courir menu sur le bitume des bottines pas fraîches. [...]

Dans le nombre, il y en a d’adorablement honteuses que mon sourire paternel gêne bien un peu. Celles-là filent plus vite, et moi, tout en les suivant des yeux, je m’offre des plaisirs intimes, j’évoque derrière la grâce mutine de leur marche, des déceptions érotiques ou pécuniaires, des désordres d’oreillers dans des chambres tièdes et, après le long baiser usité en pareil cas, le secret consentement du monsieur qui voit enfin partir chez lui la femme472. La rue se présente aux yeux du peintre moderne comme l’unique lieu d’inspiration. C’est d’elle que peut sortir la beauté moderne, bizarre et transitoire, telle que l’a définie Baudelaire. Le peintre flâne, court, à la recherche du fugitif, du transitoire, du contingent, « la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » Il s’agit toujours de chercher, pour l’artiste moderne, l’inscription dans le temps, dans le présent. Et cette beauté, le disciple baudelairien la trouve plus particulièrement dans la banlieue parisienne et sa nature maladive : « Ses vues de barrières, ses jardins de la rue de la Chine, ses plaines des Gobelins, ses guinguettes à vices, ses sites souffreteux

470 Lettre du 7 avril 1877, J-K. Huysmans, Lettres à Théodore Hannon, ibid., p.50.

471 Charles Baudelaire, ibid.

et râpées l’avaient fait honnir. »473 Le navrement des paysages, la désolation de la nature de ces banlieues, où l’inscription du temps est palpable, sont pour le peintre moderne de véritables jouissances esthétiques : « ah ! Pantin ! Aubervilliers, Charonne, voilà des quartiers poitrinaires et charmants ! »474

La Beauté moderne doit éclore, pour Cyprien Tibaille, du Paris moderne, du Paris populaire, là où il y a de la vie, où elle peut être croquée sur le moment présent et fugitif. La description du marché de la cité Berryer est à ce titre un morceau de bravoure de Huysmans. Elle donne littéralement à voir, entendre et sentir la scène ainsi décrite, et atteint au but de l’artiste huysmansien, la vérité et la vie :

Mets dans tout cela, maintenant un fourmillement énorme de monde, deux files de femmes avançant, en sens inverse, refoulant tout ce qui vient à leur rencontre, des ribambelles de poitrinaires suivant, à la queue leu leu, des dos, des masses acheteuses, glissant avec leurs marmailles mal mouchées sur des épluchures, cognant du visage sur les chignons en marche devant elles, se grimpant sur les épaules les unes des autres, appelées par les marchands, tirées par ceux-ci, rattrapées par ceux-là, discutant et râlant comme des chipies sur les lapins écartelés et des volailles mortes, puis repartant, emportées par la foule, raccrochées encore par de nouveaux négociants dont elles ébranlent, dans la bousculade, les éventaires et les tables avec la poussée saccadée de leur ventre475.

La description du marché par Tibaille s’apparente à un croquis pris sur le vif476. Par ailleurs, les modèles du peintre huysmansien furent Forain et Raffaëlli477 qui justement illustrèrent le recueil de poèmes en prose de Huysmans, Croquis parisiens. La parenté ou plutôt la continuité entre En Ménage et le recueil est patente. En effet, publié un an avant le roman, soit en 1881, il réalise pleinement le programme esthétique de Cyprien Tibaille, et de son disciple et ami, l’écrivain naturaliste André Jayant, c’est-à-dire le rêve « d’un petit volume à écrire sur chacun des arrondissements de Paris, à ce point de vue, un guide pour les raffinés et les artistes »478. Ces poèmes en prose sont consacrés à des lieux parisiens (les Folies-Bergère, la Brasserie européenne), à des paysages (la Bièvre, les remparts du Nord-Paris), à des types (l’ambulante, le marchand de marrons, le coiffeur, …) ou encore à des « fantaisies et petits coins » pour une part liés aux misères

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