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Chapitre 4 : Problèmes de design

4. Le rôle de la structure en design

Comment conceptualiser une théorie des relations qui dépasse le cadre du

[172] Par ailleurs, la convergence entre les idées fondatrices du Bauhaus et la philo- sophie de John Dewey est évidente; elle devint explicite au Black Mountain College, université expérimentale dont la pédagogie s’inspirait des idées de John Dewey, et à laquelle participèrent plusieurs anciens membres du Bauhaus, dont Moholy-Nagy. [173] Ibid.

cas particulier ? La réponse à cette question se trouve dans la notion de struc- ture. Pour Gyorgy Kepès, collaborateur de Moholy-Nagy au New Bauhaus,

« nous devons combiner et relier toutes [les] connaissances afin d’acquérir le sens de la structure, la faculté de voir notre monde comme un ensemble conju- gué. La structure, dans son sens fondamental, est […] un schéma de cohésion dynamique dans lequel nom et verbe, forme et former, sont coexistants et in- terchangeables; de forces à action réciproque perçues comme une simple entité spatio-temporelle[174]. »

Cela situe donc au niveau de la structure la capacité d’articuler les interac- tions réciproques au sein des différents champs de forces. Cette définition reste néanmoins très générale ; Kepès nous en décrit les effets mais sans nous don- ner les clés de sa formation. Afin de comprendre toutes ses implications, tour- nons-nous du côté des mathématiques, plus précisément de l’algèbre, champ où la notion fut d’abord formulée. Comme le montre Michel Serres, la définition précise du concept, valable à travers les différents champs d’application, est la suivante :

« Une structure est un ensemble opérationnel à signification indéfinie, grou- pant des éléments, en nombre quelconque (éléments dont on ne spécifie pas le contenu) et des relations, en nombre fini, dont on ne spécifie pas la nature, mais dont on définit la fonction quant aux éléments. On obtient un modèle (un paradigme) de cette structure si l’on spécifie le contenu des éléments et la nature des relations[175]. »

Mettons à présent les deux formulations en correspondance ; le « schéma de cohésion dynamique » décrit par Kepès est obtenu non pas par le choix ou la quantité des éléments (ceux-ci sont « en nombre quelconque » et leur contenu n’est pas spécifié) mais par le nombre et la fonction des relations. Nous retrou- vons donc la relation au centre de la forme ; et le rôle déterminant de la fonc-

[174] « Introduction », in G. Kepes (dir.), La structure dans les arts et dans les sciences, op. cit., p. X.

[175] Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, PUF, Paris, 1968, p.4.

tion non pas au niveau de l’objet fini, mais des relations elles-mêmes. Nous voici au cœur de l’activité de design : thinking in relationships. Mais afin de bien comprendre la portée de la notion, il est essentiel de ne pas limiter la notion d’« élément » dont il est question dans la définition de Michel Serres aux simples « parties » de l’objet. En effet : font également partie des « éléments » les utili- sateurs, le contexte spatial, économique et social... le milieu dans lequel cet objet s’inscrit. C’est précisément cette perspective, que Moholy-Nagy appelle au début « constructivisme » et qu’il définit comme un « système dynamico-constructif des forces » qui caractérise la notion de modernité en art et en design :

« Le constructivisme implique l’activation de l’espace à travers un système dynamico-constructif de forces, c’est à dire, d’imbrication de forces qui sont en tension dans l’espace physique, et leur construction dans l’espace, lui-même actif en tant que force (tension). Nous devons remplacer le principe statique de l’art classique par le principe dynamique de la vie universelle. En pratique, à la place d’une construction statique des matériaux (rapports de forme et de matière), il faut développer une construction dynamique (constructivisme vital et rapports de force) où la matière n’est utilisée que comme véhicule des forces. Portant plus loin l’unité de construction, un système dynamico-constructif de forces est atteint dès lors que l’homme, jusqu’ici uniquement réceptif dans son observation des œuvres d’art, voit ses facultés décuplées et devient lui-même un partenaire actif dans le développement des forces[176]. »

Quelques illustrations permettront de clarifier la portée de ce concept. Dans un article de 1992 , Antoine Picon situe la naissance de la notion moderne de structure dans le passage « de la solidité à la stabilité » qu’il définit comme le passage « d’une qualité avant tout statique à une exigence d’équilibre dyna- mique ». En clair, « pour un ingénieur ou un architecte contemporain, conce- voir une structure c’est imaginer un système de transmission des efforts […] le concepteur de structure ne doit pas se contenter d’empiler les matériaux ; un tas de pierres n’est pas une structure[177]. » Nous retrouvons ici le « schéma de cohé- sion dynamique » de Gyorgy Kepès, lequel, nous le voyons, n’est pas basé sur un « empilement de matériaux » – en d’autres termes, son efficacité ne dépend

[176] Vision in Motion, op. cit., p. 238. Ma traduction.

[177] « La notion moderne de structure » in Les cahiers de la recherche architecturale, n° 29, 3éme trimestre 1992, pp. 101-110.

pas de la quantité d’éléments, lesquels sont en « nombre quelconque » (Serres). Élargissant la réflexion depuis l’environnement immédiat jusqu’à l’échelle universelle, Buckminster Fuller définit les structures comme « schémas d’asso-

ciation stellaire, par inhérence régénératrice, de phénomènes d’énergie.[178] » Ces

schémas peuvent être dits inhérents car ils s’appliquent par rapport à un contexte donné ; régénérateurs, car tous les schémas « affectent continuellement mais non simultanément tous les autres schémas de l’univers à divers degrés et se reproduisent continuellement dans des configurations locales uniques » ; stel-

laires, car leurs constituants « se tiennent dynamiquement ensemble comme des

groupements d’étoiles » et ont tendance à se séparer pour se joindre « à d’autres schémas ou former de nouvelles constellations. » Cela se traduit concrètement par une pensée radicale du design à laquelle il donne le nom de Design science et qui porte la logique de la relation à la limite, jusqu’à dissoudre la notion même de matériau :

« J’entends souvent dire dans nos écoles techniques, et par le public, que les architectes construisent avec des matériaux. Je fais remarquer aux étudiants en architecture que cela n’est pas exact. Ce genre de définition remonte à l’époque où l’homme pensait à la matière comme étant solide. Je leur dis que ce qu’ils font est d’organiser l’assemblage de structures modulaires visibles à partir de structures modulaires sous-visibles. La nature elle-même, au niveau chimique, fait la première structuration. Si les projets conçus par l’architecte ne s’associent pas à la base de la dynamique régénératrice locale de la structure chimique, ses constructions s’écrouleront[179]. »

On pourrait craindre qu’une approche du design par la structure limite les possibilités formelles en restreignant les créateurs à un choix fermé de modèles « idéaux », les seules « bonnes » solutions à la question des forces. Or, la force extraordinaire de cette conception réside précisément dans sa capacité unique à générer des relations dynamiques tout en laissant totalement ouverte la ques- tion de la forme. En témoigne non seulement la grande diversité formelle pré- sente dans l’œuvre de Buckminster Fuller lui-même, mais aussi dans celle des designers dont le travail s’inspire de son enseignement. Ainsi par exemple, le

[178] « Conceptualité des structures fondamentales », op. cit. [179] Ibid., p. 68.

danois Verner Panton applique les principes structurels de Fuller non seulement dans le design d’objets (ainsi ses nombreuses expérimentations de systèmes modulaires dans le domaine du mobilier) mais jusqu’à dans l’utilisation de la couleur, véritable marque de son style, que Panton concevait toujours en interac- tion, et qu’il choisissait non pas en fonction de critères purement visuels, mais en termes d’énergie. Ses efforts visaient non pas à produire des formes ou des objets, mais à créer les conditions de nouvelles situations de vie. « Je ne sup- porte pas d’entrer dans une pièce et de voir le canapé, la table basse et les deux chaises, sachant que nous allons être coincés là pendant une soirée entière », disait-il. « On est tenté de déranger la comédie – de créer des chaises sur les- quelles il soit possible de s’asseoir correctement – en dehors de considérations telles que pourquoi et comment on s’assoit […]. Les chaises doivent être utiles –individuellement– et en groupe elles doivent former un paysage de chaises qui ne soit pas uniquement fonctionnel [180]». Et c’est justement parce qu’il ne par-

tait pas d’une logique « fonctionnaliste », et qu’il envisageait ses créations en tant que systèmes, que les formes engendrées étaient radicalement nouvelles, au point de susciter des oppositions violentes comme ce fut le cas avec la Flying

Chair (1965). Pier Luigi Nervi, ingénieur italien connu pour la beauté poétique de

ses structures de béton, résume ainsi les enjeux d’une telle approche :

« Le caractère [esthétique] d’une construction ne dépend pas du profil de la moulure, des dimensions des fenêtres ou de quelque détail décoratif, mais fon- damentalement des rapports de volumes, de formes, des caractéristiques des structures portantes, de cet ensemble, en somme, des éléments qui concernent, non l’achèvement mais le squelette et l’organisme structural de l’édifice[181]. »