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Le rôle du narrateur dans l’ « effet de réel » :

Chapitre 3 : Une écriture réaliste

3. Le rôle du narrateur dans l’ « effet de réel » :

3.1. La définition du Marqueur de paroles :

Le narrateur de l’histoire est ici le Marqueur de paroles derrière lequel on peut reconnaître Patrick Chamoiseau. Il occupe une fonction essentielle que Chamoiseau définit dans le septième chapitre de son roman. Il apparaît comme « un gardien du passé » qui sur la demande de « vieux-nègres » (EVHM, p. 141) s’affaire à rédiger leur vie ainsi que leurs exploits. Le Marqueur de paroles fait ainsi en sorte de transformer un témoignage oral en témoignage écrit afin de pouvoir laisser une trace. Ainsi, il n’est pas personnage de l’histoire mais retranscrit une histoire qui lui a été apportée :

« Ainsi, m’est parvenue l’histoire de cet esclave vieil homme ». (EVHM, p.18)

Le Marqueur de paroles est donc celui qui opère la transition entre l’oraliture et la littérature, en construisant un langage intermédiaire. Chamoiseau revendique ainsi à travers le Marqueur de paroles sa culture qui se veut avant tout orale. Son ancêtre n’est pas ainsi pas l’écrivain mais le conteur. En faisant émerger cette figure, Chamoiseau participe à créer un effet de réel, car c’est dans les dires du conteur que se trouve la réalité de l’histoire antillaise. En effet, pour Chamoiseau (et les créolistes), c’est dans « l’oralité créole traditionnelle [que]

sommeille une belle part de [leur] être1 ». Ici, Chamoiseau devient ainsi le rapporteur d’une histoire qui lui a été transmise par « un vieux – nègre – bois. » Cela est totalement fictionnel mais participe à l’effet de réel car il donne de nombreux détails sur cette rencontre :

« Je l’avais connu au bourg du Morne – Rouge, lors du pèlerinage que je ne rate jamais. (…). J’avais bu l’absinthe – aux – trois – chenilles avec le vieux – nègre – bois. Il avait discuté de mes livres qu’il n’avait jamais lus et ne lirait jamais. » (EVHM, p. 142).

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Chamoiseau pour cautionner la véracité de cette histoire met en scène l’émergence d’une preuve: le vieux – nègre – bois lui apporte un morceau d’os qui aurait appartenu à l’esclave vieil homme.

La présence du narrateur – conteur participe ainsi à créer une illusion de la réalité,

celui – ci rapportant une histoire qui se serait réellement déroulée. Mais la technique de narration employée par Chamoiseau se rapproche de celle que l’on trouve dans les purs romans réalistes. En effet, on pourra noter que le narrateur, s’il n’est pas personnage de l’histoire, multiplie les interventions, tout comme il a accès aux pensées des personnages.

3.2. Le statut du narrateur :

Notre narrateur est ainsi hétérodiégétique selon la classification élaborée par Genette :

« On distinguera ainsi deux types de récits : l’un à narrateur absent de l’histoire qu’il raconte (…), l’autre à narrateur présent comme personnage dans l’histoire qu’il raconte (…). Je nomme le premier type, pour des raisons évidentes, hétérodiègétique, et le second homodiégétique. »1

Cependant, à plusieurs reprises, le Marqueur de paroles s’immisce dans le récit ce qui participe à créer une intimité et une complicité avec le lecteur :

« Je vais, sans craindre mensonges et vérités, vous raconter tout ce que j’en sais. Mais ce n’est pas grand-chose. » (EVHM,,p. 46).

Le lecteur se sent ainsi mis en confiance par les paroles du narrateur celui-ci affichant sa volonté de ne rien lui cacher. La quantité d’informations apportée au lecteur est par ailleurs ici très importante car le narrateur est omniscient. Le narrateur voit tout et connaît tout des personnages de leur histoire jusqu’à leurs pensées les plus secrètes. Cette focalisation est celle privilégiée dans les récits réalistes. Chamoiseau met ainsi un point d’honneur à nous faire ressentir les sensations qu’éprouve le vieil homme lors de sa fuite dans la forêt. On pourra ainsi noter l’emploi fréquent de verbes de perception :

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« Il n’eut aucune peur (…). Il crut crever (…).Il ne vit rien (…). Ne sentit rien (…). Il craignit (…). Il perçut (…). Il retrouva le sentiment (…). » (EVHM, p.63-64)

Mais il nous donne aussi accès aux sentiments éprouvés par le maître : « Le maître se sent seul » (EVHM, p.71) ainsi qu’à celle du molosse :

« Il avait cru traquer le loup rance des grandes neiges, ou l’ours des montagnes effilocheur d’oreille. Il avait pensé au bélier noir normand pour lequel on réchauffait une treizième balle d’argent dans un coffret de mandragore. » (EVHM, p.95).

Le récit se fait alors à la troisième personne. Cependant, à la p.89, on notera l’apparition du pronom « je », qui représente l’irruption du vieil homme. Celui – ci devient ainsi le narrateur de l’histoire, la focalisation devenant interne. A partir de ce moment du récit qui correspond à la chute du vieil homme dans la source, Chamoiseau alterne les points de vue ce qui correspond à un certain code réaliste. Cependant, dans notre roman cet accès au « je » prend une autre valeur, une valeur philosophique. En effet, pour Kant :

« Lorsque l’enfant dit « je », il devient une personne.

Posséder le « je » dans sa représentation : ce pouvoir place l’homme au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est – à – dire un être entièrement différent par le rang et la dignité de choses comme le sont les animaux sans raison dont on peut disposer à sa guise. »1

Ainsi la fuite du vieil homme dans la forêt signifie l’accès à sa personne. Mais, par ailleurs, ce passage à la première personne invite le lecteur à percevoir aussi la projection du conteur/écrivain dans ce personnage. Le « je » de ce paragraphe se superpose à celui du narrateur comme si l’écrivain lui – même était à la recherche de son identité d’écrivain créole contemporain. Ainsi, la forêt qui servait de cadre réaliste à l’action devient le lieu d’une quête qui s’avère identitaire. Elle se double ainsi d’une autre fonction d’ordre symbolique.

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