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PARTIE III : UNE FORÊT MYTHIQUE

Chapitre 1 : La sacralisation de l’archaïque

2. La puissance sacrée des éléments naturels :

Nous avons pu voir, dans notre deuxième partie, que la forêt apparaissait comme un espace sauvage qui n’avait pas encore été maîtrisé par l’homme. Or, pour M. Eliade :

« (…) toutes ces régions sauvages, incultes, etc., sont assimilées au Chaos ; elles participent encore de la modalité indifférenciée, informe d’avant la Création1. »

La forêt devient ainsi le lieu du Chaos originel, ayant précédé même la création du monde. La naissance du monde est souvent la résultante de conflits entre des forces antagonistes, l’ordre et le désordre, la lumière et les ténèbres. Cependant, comme dans la Cosmogonie d’Hésiode, ce chaos originel préexistant à l’univers n’est pas présenté comme un néant ou un conflit avec l’ordre mais plutôt comme une entité renfermant un ensemble d’éléments mélangés comme l’eau, le vent, le feu et la terre. Dans la représentation mythique que Chamoiseau nous donne de la forêt, chacun de ces éléments ancestraux pris séparément ou

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mélangés possède un pouvoir qui transcende l’homme, ce qui participe à leur conférer une dimension sacrée.

2.1. L’eau et ses vertus purificatrices :

L’eau participe ainsi à purifier et régénérer le vieil homme et le molosse quand tous deux en font l’expérience en tombant dans une source. Chamoiseau s’emploie ainsi à réactiver le mythe de la Fontaine de jouvence. Cette fontaine de vie, symbole d’immortalité et de perpétuel rajeunissement, apparaît comme mythique. En effet, cette légende a probablement des origines anciennes liées à la fascination de l’homme par l’eau et à son importance pour sa survie. Une des origines connues serait l’histoire biblique du jardin d’éden, cette fontaine pouvant être la source d’eau émergeant aux pieds de l’arbre de la connaissance, au centre du paradis, réputée alimenter les quatre fleuves du paradis coulant vers les points cardinaux. Mais la dimension mythique de cette eau ne peut être appréhendée dans sa globalité sans évoquer le mélange qu’elle constitue avec la terre à savoir la glaise et la boue. Chamoiseau évoque ainsi à de nombreuses reprises la présence, dans cette forêt de « boue chaude » (EVHM, p. 87), de « boue miraculeuse » (EVHM, p. 110). La source où le molosse tombe se distingue aussi par « ses boues, ses eaux vierges, son soufre de cent mille ans » (EVHM, 112), molosse qui se trouve alors imprégné par « la boue et les feuilles mortes » (EVHM, p. 113). Matière intermédiaire, composée de deux éléments fondamentaux, la boue représente la matière primordiale d’où l’homme, en particulier, fut tiré selon la tradition biblique. Elle renvoie ainsi aux origines du monde, à la mythologie cosmogonique que Chamoiseau ne cesse d’utiliser dans son roman.

2.2. La terre, un élément transcendental :

Cette terre qui constitue, avec l’eau, la boue, apparaît ainsi comme le deuxième élément primordial auquel Chamoiseau confère une dimension sacrée. Cette terre participe à transcender le vieil homme qui se trouve alors en présence d’une force qui le dépasse car elle paraît remonter à un temps immémorial :

« Je voulus me vautrer dans cette terre d’où s’élevaient tant de forces. (…). La terre me conféra un sentiment de puissance bien au – delà de la

vie et de la mort. Et la terre m’initia aux invariances dont je percevais l’auguste pérennité. » (EVHM, p. 91)

2.3. Le feu ou l’idée d’un éternel recommencement :

La force de cette terre est bien représentée dans l’espace antillais par l’alliance qu’elle constitue avec le feu : les volcans. Dans L’esclave vieil homme et le molosse, on apprend ainsi que l’Habitation se situe à l’ombre de la Montagne Pelée, volcan qui se caractérise par sa forte activité. Ainsi, en 1902, il provoqua la destruction de la ville de Saint – Pierre et causa la mort de plus de trente milles personnes. Il apparaît ainsi comme un danger mortel qui balaie tout sur son passage cela participant à « réitérer dans ce processus de destruction

systématique le souvenir du chaos génésique1 ». Mais l’aspect destructeur du volcan et par la même du feu est aussi assorti à l’idée de purification et donc de régénération. Cette régénération, cette nouvelle naissance possède un fort caractère mythique. En effet, elle s’apparente à « une tentative de restauration, même momentanée, du temps mythique et

primordial, du temps « pur », celui de l’instant de la Création2 ». Cette destruction par le feu s’apparente ainsi à une reprise du temps à son commencement, c’est – à – dire à une répétition de la cosmogonie.

Le volcan représente aussi l’imprévisibilité de la terre antillaise. Ainsi, la forêt apparaît comme un terrain accidenté, où les ravines sont nombreuses. Elles s’apparentent ainsi à des obstacles qui ralentissent la course du vieil homme, mais pas seulement. En effet, elles possèdent un autre aspect car elles finissent par constituer des refuges pour le vieil homme. Celui – ci se sent ainsi en sécurité comme quand il était dans « un ventre – manman » (EVHM, p. 105). La forêt devient ainsi l’espace d’un regressus ad utérum. Ce retour à la « matrice3 » correspond à la régression de l’univers à l’état chaotique ou embryonnaire. Ainsi, il ne s’agit plus ici de « réitérer la création cosmique mais de retrouver l’état qui précédait

la cosmogonie : le Chaos4 ». Mais ce retour matriciel offre aussi la possibilité au vieil homme de renouveler et de régénérer son existence. Ainsi, il peut prétendre recouvrer la santé et la jeunesse par un retour au « Grand –Un cosmique5 ».

1 Françoise Simasotchi – Bronès, Le roman antillais, personnages, espace et histoire : fils du chaos, op. cit.,

p. 151

2 M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour, op. cit., p. 69 3 M. Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 104

4 ibid, p. 109 5

Nous venons ainsi d’évoquer le rôle de trois des quatre éléments fondamentaux dans la représentation mythique de la forêt.

2.4. Le vent ou le souffle de la mémoire positive :

Le dernier de ces éléments, le vent, alliée à l’eau constitue les cyclones qui ravagent les terres antillaises. Chamoiseau évoque ainsi des « cyclone [s] de salopeté rare » (EVHM, p. 39 – 40). Tout comme le volcan, il est associé à l’idée de renouvellement cosmique :

« Colère cosmique, « rendez – vous cyclique de réfaction du monde », il s’apparenterait donc à ces rites eschatologiques dans lesquels s’inscrivent des scénarii mythico – religieux d’une régénération régulière du monde. Dans ces derniers l’essentiel n’est pas dans la notion de fin du monde mais dans celle du nouveau commencement qui ne manquera pas d’en découler.1 » (EVHM, p. 157)

Mais le cyclone, par sa composante principale, le vent apparaît aussi comme le symbole d’une mémoire positive. En effet, le vent évoque « le souffle de la mémoire immémoriale

s’élevant de la terre elle – même 2». Le vieil homme dans la forêt se trouvera ainsi en proie aux « souffles âcres des vents abîmés sous les feuilles » (EVHM, p. 62) qui le pousse alors à remonter le temps pour apaiser sa soif de connaissance du passé.

Ainsi, la forêt qui apparaît comme la composante de ces quatre éléments primordiaux, devient un témoin qui n’appartient à aucun temps précis, un témoin de l’intemporel, qui a connu, toutes les souffrances, toutes les histoires, un témoin d’éternité, qui est donc détenteur d’une mémoire absolue. Mais, cette puissance sacrée de la forêt se révèle également à travers l’élément minéral que constitue la pierre.