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En plus de ces conceptions politiques différentes de la coopération portées par les deux Etats français et algériens, dont l’un se rattachait au monde occidental et l’autre se réclamait du socialisme, il a existé au moins dans les premières années qui ont suivi l’indépendance algérienne une conception politique portée par des Français ou des ressortissants d’autres pays occidentaux qui n’adhéraient pas à la vision «capitaliste» de leurs gouvernements mais adoptaient les thèses révolutionnaires algériennes et voulaient participer à cette entreprise socialiste. Il est nécessaire de les mentionner car les coopérants qui font l’objet de notre étude ont été amenés à se situer par rapport à cette attitude et cet état d’esprit, attribués à une sorte de type idéal de sympathisant de la révolution algérienne qu’on a baptisé «le pied-rouge ».

Si nous voulons aborder la question de la voie révolutionnaire algérienne et la question des pieds – rouges -de ces révolutionnaires anticolonialistes qui se sont rendus en Algérie après son indépendance pour soutenir la voie socialiste du pays- de la façon dont cela a pu un moment être présenté comme un modèle, une alternative au modèle soviétique dans l’effervescence tiers-mondiste et anti-impérialiste des années 1960 nous devons chercher dans la presse de l'époque. Le Monde diplomatique a publié en août 1972 l'article intitulé Alger, capitale des révolutionnaires en exil de Claude Deffarge & Gordian Troeller dans lequel ’Algérie est présenté comme le premier pays du continent africain qui ait conquis son indépendance les armes à la main. Selon les années de guerre, pendant lesquelles les «fellaghas» eurent très peu d’amis ; et ceux qui se prétendaient tels prouvèrent bien souvent que cet appui n’était pas totalement désintéressé. Les auteurs précisent qu'en 1964, la charte d’Alger porte encore les traces de l’amertume ressentie: «La guerre d’Algérie a démontré que la convergence entre mouvements révolutionnaires et entre peuples ayant un ennemi commun n’était pas automatique». D’où la volonté d’introduire des principes nouveaux dans les relations internationales. Ils sont énoncés dans la charte: «Le développement du socialisme en Algérie est lié aux luttes des autres peuples dans le monde... Le recours à la lutte armée peut s’avérer décisif pour l’accession à la souveraineté nationale. Pour tout mouvement révolutionnaire, l’appui à cette lutte est sacré et ne saurait faire l’objet d’aucun marchandage».

D’où la décision de donner asile et moyens de subsistance à tous les mouvements qui luttent pour l’indépendance de leur pays, contre le colonialisme, le racisme, l’impérialisme104. Et le principe de base est énoncé: reconnaissance du droit des peuples à choisir leur propre destin. Lieu commun, s’il en fut, que l’on trouve dans la plupart des Constitutions et déclarations onusiennes, mais que l’Algérie a traduit dans les faits. Elle n’a cessé, depuis dix ans, d’accueillir les exilés et militants venus de tous les continents. Et les détracteurs de l’Algérie indépendante ont trouvé là toute l’eau nécessaire pour faire tourner leur moulin: «Alger la Blanche devenue Alger la Rouge», thème favori des cartiéristes105 qui dénoncent à la fois ce «foyer d’infection installé à nos portes» et les «dépenses fabuleuses» que cette politique entraîne. Si ceci fut le cadre de l'accueil des révolutionnaires et des personnes qui partent en aide de la part de l'Algérie il nous semble indispensable d'évoquer le fait que les strates de population ne sont guère homogènes et leur conception de l'Algérie indépendante et de son évolution politique ne furent guère les mêmes. Ce qui est également important d'évoquer est le fait que malgré le fait que l'auteur qui a créé le terme pieds - rouges souligne que l'aboutissement de leur expérience algérienne fut marqué par le désenchantement voire la déception ceci est contesté. On trouvait parmi les révolutionnaires et les autres nationaux des pays qui furent partis en Algérie des communistes proches de la politique de l'URSS. L'auteur en parle d'Henri Alleg même s'il fut en Algérie bien avant l'indépendance et nous ne pouvons pas le considérer ni coopérant ni pied-rouge. Ils avaient été quelques dizaines de milliers d’hommes et de femmes, d’après Catherine Simon, à venir pallier dans l’urgence, pour quelques années, les besoins de l’Algérie souveraine, vidée de ses cadres par le départ des Français et pauvre en infrastructures médicales, scolaires, universitaires et culturelles106. En outre, il y avait des trotskistes, des membres des associations humanitaires et des professionnels du domaine sanitaire comme Hélène Cuénat. Importants furent les cas des déserteurs et insoumis, comme Jean-Louis Hurst et

104 "La capitale algérienne était devenue le foyer intellectuel de la contestation révolutionnaire internationale", écrit, en 2005, l'historien René Gallissot. Alger est de fait un point de rencontre pour les dirigeants des mouvements de libération, d'Afrique et d'ailleurs. Malcolm X y séjourne en 1964. Un an plus tard, Ernesto "Che" Guevara y fait escale, avant d'aller au contact des maquis du Congo. En savoir plus sur Clarini, Julie, Génération Algérie,

http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/03/18/generation-algerie_1671419_3212.html#HZH8pxKk1owb6ZDh.99, [consulté le 10 septembre 2012]. 105 Le journaliste Raymond Cartier dénonça l'aide destinée aux pays issus de la décolonisation.

106 Thénault, Sylvie, "Les pieds-rouges, «gogos» de l’indépendance de l’Algérie ?", http://www.revuedeslivres.onoma6.com/articles.php?idArt=476, [consulté le 30 mars 2016].

Maurice Maschino, qui, s’ils avaient voulu rentrer en France, en auraient de toute façon été empêchés par la menace d’emprisonnement planant sur eux, l’amnistie à leur égard n’étant intervenue qu’en 1966. Par ailleurs, les trotskistes grecs Michel Pablo et Dimitris Livieratos qui ont œuvré à la fabrication d'armes au Maroc pour soutenir le Front de Libération National. Sylvie Thénault souligne dans son article intitulé "Les pieds-rouges, «gogos» de l’indépendance de l’Algérie?" que la date du coup d’État du 19 juin 1965 sert de repère à un désenchantement difficile à dater, tant il résulte d’un processus subtil et progressif. Les pieds-rouges ayant tribune dans les médias, par exemple, avaient bien noté que l’actualité nationale leur était interdite, au contraire des affaires étrangères et culturelles. Malgré le fait que les pieds-rouges engagés à l’extrême gauche dont Michel Raptis dit ''Pablo'' avaient dû faire à des difficultés considérables, les « humanitaires » ne connurent pas les mêmes difficultés, les enseignants non plus. Leurs départs furent tardifs et ilsse sont échelonnés jusqu’aux années les plus récentes de la guerre civile.Pour les enseignants, d’ailleurs, plus que la répression ou un sentiment de désespoir, c’est l’arabisation, peu décrite dans le livre et dont les effets se firent très contraignants à partir de 1970, qui compta dans la décision de partir. Sur la question de l'arabisation nous évoquons dans le chapitre précédent la politique du gouvernement de Houari Boumediene. Le concept politique donc du désenchantement annoncé en emblée par Catherine Simon dans son livre sur les pieds-rouges dont le sujet fut original peut être éventuellement contesté et considéré en tant qu'une vision rétrospective de l'aboutissement de l'engagement des individus dans le combat de reconstruction de l'Algérie nouvelle.

On peut tirer également quelques éléments importants pour les comparer aux propos de nos témoignages présentées dans la troisième partie de la présente thèse celle de l’enquête. Nous constatons que les pieds-rouges ou révolutionnaires du lendemain de l'indépendance arrivaient avec une vision acquise et irréaliste de l'Algérie qui ne correspondait pas aux difficultés rencontrées et aux conditions sociopolitiques. Nous pouvons être certains sur le fait que plusieurs de nos témoins n'acceptent pas l'appellation pied-rouge même s'ils faisaient partie des syndicats anticoloniaux et combattifs pour le socialisme ou l'autogestion en Algérie. Ils ont vécu plus ou moins leur expérience comme quelque chose de réaliste avec l'élément primordial du début ou de la continuation de leur vie personnelle et de leur carrière opposée à ces rêveries fumeuses des pieds-rouges. Certains expriment leurs fortes contestations envers ces

révolutionnaires qui se faisaient des illusions idéologiques. Ils les considèrent par ailleurs en tant que donneurs de leçon.

Pour conclure, ce qu'on doit souligner est le fait que cet ouvrage a alimenté débats et a ouvert des nouvelles pistes de réflexion sur les militants anticolonialistes voire étrangers non-français qui ont soutenu l'Algérie pour son indépendance et ont œuvré à sa construction comme nouvel Etat indépendant. Ce fut le cas de Michel Raptis.

1.5 Michel Raptis et l'Algérie indépendante : un intellectuel - protagoniste