2. La mesure de l’économie non observée : des méthodes aux résultats
2.2. Les résultats
2.1.2.5. Estimations d’écart TVA
L’écart TVA (« VAT gap » en anglais) est un concept classique de comptabilité nationale qui relève des approches directes bien que s’appuyant sur des données non individuelles. La comptabilité nationale, dans la mesure où elle veut rendre compte de l’ensemble des activités économiques, déclarées ou non, cherche à rendre compte de la TVA de facto payée par les consommateurs sur le prix d’achat d’un bien ou d’un service (puisqu’elle vient bien majorer le prix du bien ou du service) même lorsque la TVA payée par le consommateur n’est pas reversée au fisc par le producteur : on parle dans ce genre de cas de figure de fraude à la TVA sans entente entre le producteur et le consommateur. La comptabilité nationale mesure donc une TVA théorique, calculée en appliquant aux différentes composantes de la demande (consommation finale, investissement, consommation intermédiaire) les taux de TVA en principe applicables à chaque opération (ces taux sont donc différenciés selon la nature de l’opération ‐ consommation ou investissement par exemple ‐ et le produit considéré).
L’écart entre cette TVA « théorique » et la TVA effectivement collectée (généralement plus faible) est appelée l’écart TVA. L’Insee estime le montant de l’écart TVA à un peu plus de 10 Md€. Il peut varier significativement d’une année sur l’autre, à la hausse comme à la baisse. Pour l’année 2010 l’estimation publiée par l’Insee s’établit à 11,2 Md€ (cf. section 3.8.3).
Le fait que la TVA théorique soit systématiquement supérieure à la TVA collectée est notamment dû à la fraude. Pour autant l’écart TVA ne peut pas être simplement assimilé à une mesure de fraude à la TVA. En effet la mesure de la TVA théorique est entachée d’incertitude (les niveaux des différentes composantes de la demande par produit fin ne sont pas connus avec une précision absolue) et cette incertitude se répercute sur l’écart TVA. L’écart TVA peut également être affecté dans sa dynamique par l’évolution des remboursements et dégrèvements. Il peut également arriver qu’une entreprise ne reverse pas au fisc la TVA qu’elle a collectée sans que la fraude soit caractérisée, par exemple dans les cas de faillite. Par ailleurs, seul figure dans l’écart TVA le manque à gagner imputable à la fraude sans entente : la TVA éludée dans le cadre de fraudes avec entente entre le producteur et le consommateur ne figure pas dans l’estimation de l’écart TVA.
Cette approche a notamment été appliquée dans le cadre d’une étude commandée par la Commission Européenne à des fins de comparaison internationale (cf. infra). Néanmoins, compte tenu de la faiblesse de l’expertise des auteurs de l’étude sur la fiscalité française (taux de TVA effectivement applicables) et du fait qu’ils travaillent à un niveau assez agrégé, leurs estimations pour la France n’ajoutent rien à ce que publie l’Insee.
2.2. Les résultats
La comparaison des méthodes n’est pas aisée car elle nécessite de disposer de résultats pour chaque approche, sur un même pays, à une période donnée. Schneider et Enste (2000) ont procédé à un recensement permettant ce type de comparaison entre le Canada, l’Allemagne, les Etats‐Unis, la Grande‐Bretagne, l’Italie, notamment sur la période des années 80 (Tableau 6). Ce recensement montre une grande amplitude globale des résultats, tant entre pays qu’entre méthodes. La méthode des transactions et celle de la participation au marché du travail aboutissent à des résultats particulièrement élevés. Selon ces deux méthodes, l’économie non observée représentait en Allemagne environ 30 % du PIB, soit plus de 2 fois plus que la part estimée par les autres méthodes indirectes. Parmi ces dernières, l’approche par la demande de monnaie et l’approche comptable sont
celles qui fournissent les résultats les plus faibles, excepté en Italie s’agissant de la méthode de la demande monétaire. Les méthodes directes fournissent des résultats globalement inférieurs aux méthodes indirectes. C’est particulièrement le cas des enquêtes, qui aboutissent à des estimations nettement plus faibles que les autres approches. Les résultats issus des audits fiscaux se rapprochent davantage des estimations les plus basses par méthode indirecte.
Les évaluations par la méthode indirecte MIMIC sont plus récentes. Elles ont connu ces dernières années un large écho compte tenu de leur périmètre d’analyse qui permet des comparaisons internationales détaillées. Par exemple, Schneider, Buehn et Montenegro (2010) ont publié dans un document de la Banque Mondiale des estimations sur 162 pays pour chacune des années de la période 1999‐2007. En comparaison des résultats obtenus sur les 5 pays évoqués supra avec les autres approches, ces estimations (Figure 5) semblent être à des niveaux intermédiaires, un peu supérieures aux évaluations issues de l’approche de la demande monétaire, et respectent globalement les hiérarchies entre pays.
Tableau 6 : Estimation de l’économie non observée dans quelques pays industrialisés (en % du PIB)
Canada Allemagne Grande‐Bretagne Italie USA
Approche des transactions 15,4 21,2 29,3 31,4 15,9 34,3 21,2 19,4 Approche de la demande
MIMIC (1999) cf. Figure 5 16,3 16,4 12,8 27,8 8,8
Source : Schneider et Enste (2000)
Figure 5 : Estimation de l’économie non observée selon la méthode MIMIC en 2007 (en % du PIB)
30 1999 2007
Source : Schneider, Buehn, Montenegro (2010)
Globalement, les études publiées sur la mesure de l’économie non observée mobilisent davantage les méthodes indirectes que les méthodes directes. Ce constat s’explique avant tout par la facilité de mise en œuvre de l’évaluation. Les méthodes indirectes s’appuient en effet sur des agrégats macroéconomiques qu’il est aisé de se procurer. A contrario, les méthodes directes reposent sur des données microéconomiques, souvent confidentielles, que seules les administrations collectrices peuvent manipuler. Ces méthodes directes sont plus particulièrement utilisées en France, y compris par l’Insee pour ses estimations en comptabilité nationale. On se reportera donc à la partie 3 pour les résultats sous‐jacents.
S’agissant des données d’enquêtes, il ressort de la vague 2013 de l’enquête européenne sur le travail non déclaré, que 11 % des européens reconnaît avoir consommé un bien ou un service ayant impliqué le recours à du travail non déclaré au cours des 12 mois précédents, soit le même taux que celui de la première enquête, en 2007 (Figure 6). Ce taux varie entre 5 % en Pologne et 30 % en Grèce. En France, il s’établit à 9 %, soit 1 pt de moins qu’en 2007. Le taux européen est légèrement moins élevé pour les femmes (10 %, contre 12 % pour les hommes), pour les personnes de moins de 25 ans (10 %) et celles de plus de 55 ans (9 %). Il est en revanche plus élevé pour les travailleurs indépendants (16 %), les managers (15 %) et les autres cadres supérieurs (12 %). 42 % (56 % en France) ont acquis le bien ou le service auprès d’un proche (famille, collègue, voisin). La dépense médiane est d’environ 200 euros sur les 12 derniers mois, tant au niveau européen qu’au niveau de la France.
Côté offre, 4 % des personnes interrogées admettent avoir elles‐mêmes perçu un revenu du travail non déclaré (5 % en France). Là encore le taux est plus faible pour les femmes (3 %) et pour les personnes de plus de 55 ans (1 %). Il est en revanche nettement plus élevé pour les personnes de moins de 25 ans (7 %). Il est également plus élevé pour les sans emploi (9 %), les étudiants (7 %), travailleurs indépendants (5 %).
La Commission Européenne (DG Fiscalité et union douanière ‐ Taxud) a en juillet 2013 publié les résultats d’une étude sur le niveau de l’écart TVA dans les différents pays de l’Union, réalisée par deux prestataires. Le communiqué de presse ‐ qui assimilait un peu trop rapidement l’écart TVA à la
Figure 6 : Avez‐vous dans les 12 mois précédents consommé un bien ou un service ayant impliqué le recours à du travail non déclaré ?
7 15
23
8 9
30
12 29
5 8
11
0 5 10 15 20 25 30
35 2007 2013
Source : Eurobaromètre 2013 (Commission européenne)
fraude ‐ faisait état de niveaux d’écart TVA globalement élevés dans l’UE, notamment en France : 32 Md€, soit 1,6 % du PIB et 19 % de la TVA théoriquement due. Selon les pays, l’écart TVA, en proportion de la TVA théoriquement due, variait de moins de 5 % (Malte, Suède), à plus de 30 % (Grèce, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie). L’analyse des estimations publiées par la Commission a rapidement montré que l’estimation était entachée d’erreur importantes ‐ en particulier les prestataires ignoraient que dans certains cas (construction notamment) des taux de TVA réduits pouvaient être appliqués, ce qui exagérait mécaniquement l’importance de l’écart. De plus les prestataires ont travaillé à un niveau de détail beaucoup moins fin que l’Insee. Suite aux critiques adressées à l’étude, la Commission a publié en septembre 2014 une mise à jour de l’étude donnant pour la France un écart TVA de 23 Md€ en 2011, soit 14 % de la TVA théoriquement due. En mai 2015, une nouvelle mise à jour aboutissait pour la France à un écart TVA de 15 Md€ (cette fois pour l’année 2012), soit 9,4 % de la TVA théoriquement due…