3. Les travaux récents en France
3.10. Éléments de synthèse
Enseignements
L’enquête pilote sur les comportements de fraude a permis de mieux comprendre les comportements de fraude, ainsi que les motivations sous‐jacentes, la perception des risques encourus et l’acceptation par la société des phénomènes de fraude. Elle a permis également de quantifier un phénomène qui, par nature, est difficile à appréhender.
Les appréhensions initiales que l’on pouvait avoir quant à la volonté des personnes interrogées de répondre au questionnaire ont pu être levées. Les réponses obtenues sont, par ailleurs, cohérentes et conformes aux résultats enregistrés dans d’autres travaux.
L’expérience conduite au travers de cette première enquête confirme l’intérêt de cette méthode directe et appelle au développement d’enquêtes régulières et de plus grande envergure pour suivre l’évolution des phénomènes de fraude.
Enfin, des recommandations en termes de politiques publiques et en termes d’évaluation de la fraude doivent pouvoir être produites grâce à cette approche. Dans cet objectif et afin d’approfondir ces premiers résultats, un contrat de recherche a été signé, en décembre 2016, par la DNLF avec un laboratoire du CNRS. Le rapport sera remis en juin 2017.
3.10. Éléments de synthèse
3.10.1. Les différentes estimations considérées
Les travaux des différentes administrations, exposés dans les sections précédentes, ne portent pas tous sur le même champ et la comparaison des résultats n’est donc pas immédiate. Nous essaierons ici d’illustrer en quoi les résultats des différentes estimations quant à l’importance quantitative de la fraude concordent ou diffèrent.
Afin de faciliter les comparaisons, les résultats sont présentés en proportion dans le Tableau 16 : pour les organismes chargés du recouvrement (MSA et Acoss) on rapporte le manque à gagner imputable à la fraude à la masse de cotisations effectivement collectées, tandis que pour la comptabilité nationale on rapporte la part de la valeur ajoutée dissimulée assimilable à du travail dissimulé à la masse salariale comptabilisée.
Par ailleurs, toujours à des fins de comparaison, il est important de ne pas considérer l’ensemble des redressements effectués par la comptabilité nationale au titre de la fraude, mais de se limiter à la fraude des entreprises ayant une existence légale (les autres échappant pour l’essentiel aux contrôles diligentés par les organismes chargé du recouvrement). De même, il est plus pertinent, pour comparer les estimations de la comptabilité nationale à celles de l’Acoss, de les rapporter à la masse salariale versée par les seules entreprises à but lucratif (financières comme non financières), à l’exclusion donc de la masse salariale versée par les administrations publiques, les ménages purs ou les institutions sans but lucratif au service des ménages (ISBLSM).
L’exploitation des résultats issus de l’enquête DNLF suppose quant à elle de faire un certain nombre d’hypothèses.
Tableau 16 : Estimations de l’ampleur du travail dissimulé
Organisme Source Indicateur Borne
basse*
Borne haute**
Acoss Contrôles aléatoires Manque à gagner en termes de cotisations imputable au travail dissimulé / Total des cotisations dues
* Dans le cas de la CCMSA il s’agit de l’estimation « centrale ». Source : travaux du groupe
** Dans le cas de la CCMSA il s’agit de la fourchette « haute ».
*** 1,4 % si l’on suppose que les personnes n’exerçant aucune activité déclarée ont 800 heures de travail dissimulé par an.
Selon l’enquête la proportion de personnes déclarant avoir effectué des heures non déclarées serait de 3,9 %, rapportée à l’ensemble des personnes de 18 ans et plus : soit environ 1,9 million de personnes. Parmi elles une bonne moitié (1 million) n’aurait effectué aucune heure déclarée, tandis que les autres (0,9 million) auraient effectué à la fois des heures non déclarées et des heures déclarées.
Il convient de noter que la population des personnes de 18 ans et plus comprend un grand nombre de personnes inactives, notamment toutes les personnes ayant cessé définitivement leur activité pour prendre leur retraite. Il peut donc être utile de rapporter cette population de 1,9 million de personnes plutôt à l’ensemble de la population en emploi au sens de la comptabilité nationale, estimée à environ 27 millions de personnes. Dans ce cas la proportion de personnes ayant effectué des heures non déclarées s’établit à 7,1 %.
Pour déboucher sur une estimation en termes de masse salariale dissimulée, il faut faire des hypothèses à la fois sur le taux horaire des heures non déclarées et sur le nombre d’heures non déclarées. L’enquête DNLF fournit une estimation moyenne du taux de rémunération des heures non déclarées (10€), mais ne donne pas d’information sur le nombre d’heures non déclarées effectuées.
Supposons que les personnes n’ayant effectué que des heures non déclarées aient travaillé sur la base d’un temps complet (1600 heures par an), et que les personnes ayant effectué à la fois des heures déclarées et non déclarées aient travaillé de façon non déclarée l’équivalent d’un quart de temps complet (400 heures par an). Avec ces hypothèses ‐ très conventionnelles ‐ la masse salariale dissimulée s’élève à 19,6 Md€ (16,0 Md€ pour les personnes n’effectuant que des heures non déclarées, 3,6 Md€ pour les autres), soit 2,3 % de la masse salariale totale perçue par les ménages estimée en comptabilité nationale. Ces résultats dépendent linéairement des hypothèses faites sur le nombre d’heures non déclarées.
3.10.2. Analyse comparative des estimations de l’Acoss et de la comptabilité nationale
On se concentre ici sur la seule dissimulation opérée par des entreprises ayant une existence légale.
Les estimations fondées sur les contrôles aléatoires diligentés par l’Acoss peuvent être rapprochées de l’estimation effectuée sur ce champ par la comptables nationaux en extrapolant les résultats de contrôles ciblés via une modélisation de la probabilité de contrôle sur la base de caractéristiques observables des entreprises.
Globalement l’estimation du poids de l’activité dissimulée par les entreprises déclarées retenue par les comptes nationaux (entre 2,0 % et 2,7 %) est un peu supérieure à celle affichée par l’Acoss (entre 1,5 % et 1,9 %). On notera toutefois que la borne haute de l’estimation Acoss est comparable à la borne basse de l’estimation des comptes nationaux.
Ce constat doit être apprécié à l’aune des faiblesses de chacune des méthodes utilisées.
Les deux estimations sont exposées au biais de détection, i.e. le fait qu’une partie de la fraude des entreprises contrôlées peut échapper aux services chargés du contrôle : ceci induit un bais de sous‐
estimation dans les deux cas, mais a priori n’explique pas le fait que l’estimation Acoss soit un peu inférieure à celle des comptes nationaux.
Par ailleurs la modélisation du processus de contrôle retenue par les comptables nationaux ne permet que de diminuer l’impact du biais de sélection, dans la mesure où la décision de contrôler une entreprise plutôt qu’une autre peut être motivée par des variables non observables dans les fichiers utilisés. L’estimation des comptes nationaux comporte de ce fait un biais de surestimation dont il n’est pas possible de quantifier l’ampleur.
Inversement, l’estimation de l’Acoss est entachée de biais de sous‐estimation évoqués dans la section 3.2, en particulier du fait d’un risque de sous‐estimation des cas de sous‐déclaration (dissimulation partielle) : en effet les contrôles aléatoires LCTI sont axés principalement sur la dissimulation totale d’emploi salarié.
Enfin, il convient de noter que les taux Acoss, qui rapportent les cotisations éludées aux cotisations totales dues, sont calculés au numérateur comme au dénominateur après déduction des allégements généraux de cotisations sur les bas salaires. Dans l'hypothèse où les comportements de fraude seraient les mêmes d'un bout à l'autre de l'échelle des salaires, les taux Acoss peuvent bien
s'interpréter en termes de proportion de la masse salariale dissimulée. En revanche, dans l'hypothèse où la fraude serait plus répandue sur les salaires les plus faibles (resp. les plus élevés), les taux Acoss sous‐estimeraient (resp. surestimeraient) la proportion de la masse salariale qui est dissimulée.
Compte tenu de ces biais résiduels et de l’incertitude inhérente à ce genre d’exercice, les estimations de l’Acoss et des comptes nationaux paraissent compatibles. Les estimations de la CCMSA, fondées sur l’exploitation de contrôles ciblés par post‐stratification (de ce fait exposés à un fort biais de sélection) donnent aussi des ordres de grandeur comparables (entre 1,4 % et 2,6 % selon que l’on retient l’estimation centrale ou la fourchette haute).
3.10.3. Analyse comparative des estimations de la comptabilité nationale et de celles issues de l’enquête DNLF
L’estimation de l’activité dissimulée sur la base des résultats de l’enquête de la DNLF repose sur les réponses des ménages interrogés et englobe tous les types de fraude au travail dissimulé : activité salariée dissimulée par des entreprises déclarées, mais aussi activité clandestine d’entrepreneurs individuels non immatriculés, emploi non déclaré de personnel de maison, etc. Les estimations fondées sur les résultats de l’enquête DNLF doivent donc être comparées à l’estimation globale de travail dissimulée retenue par les comptables nationaux, soit une fourchette allant de 3,2 % à 3,7 % de la masse salariale totale perçue par les ménages (telle qu’estimée en comptabilité nationale).
A cet égard l’estimation issue des résultats de l’enquête DNLF qui figure dans le Tableau 16 (2,3 % de la masse salariale totale perçue par les ménages) est sensiblement plus basse que la fourchette retenue par les comptables nationaux. Là encore, ce constat de divergence doit être apprécié à l’aune des faiblesses de chacune des méthodes utilisées.
La méthode des comptes nationaux, outre les biais de détection et de sélection mentionnés dans la section précédente sur l’activité dissimulée par des entreprises déclarées, souffre d’une grande imprécision de la mesure de l’activité dissimulée par des entrepreneurs individuels non immatriculés : les estimations sont fondées sur des dires d’expert de la fin des années 1970 et reconduits d’année en année (en proportion de l’activité mesurée dans les secteurs d’activité concernés par ce type de fraude).
L’évaluation menée sur la base des données de l’enquête DNLF est très fragile dans la mesure où l’enquête ne donne pas d’information sur le nombre d’heures non déclarées. Il est difficile de dire s’il y a surestimation plutôt que sous‐estimation ou bien l’inverse, même si les hypothèses retenues (un temps complet non déclaré pour les personnes n’ayant effectué aucune heure déclarée, un quart de temps complet pour les personnes ayant effectué à la fois des heures déclarées et des heures non déclarées) peuvent paraître assez élevées. Ainsi, si l’on retient comme hypothèse que les personnes ne déclarant aucune heure travaillent l’équivalent d’un mi‐temps annuel (800 heures) plutôt qu’à temps complet, l’estimation se réduit à 1,4 %.
En revanche (cf. Figure 12) il convient de rappeler que si seulement 3,9 % des personnes interrogées dans l’enquête ont indiqué avoir effectué des heures non déclarées, 5,2 % des personnes interrogées ont refusé de répondre. Dans l’hypothèse où ces 5,2 % comporteraient une proportion importante de personnes ayant effectué des heures non déclarées (et qui n’auraient pas osé l’avouer lors de l’enquête), l’estimation retenue serait entachée d’un fort biais de sous‐estimation de la fraude. Mais à stade aucun élément objectif ne permet d’étayer cette hypothèse.